Société

Informer, tout simplement ?

 
 « Donner la parole ne signifie pas approuver, ni cautionner » écrit Alexis Brézet, directeur des rédactions, dans l’éditorial du Figaro du Mardi 3 Septembre, édition dans laquelle les lecteurs ont pu lire en première page une interview exclusive du dirigeant syrien Bachar el-Assad. A travers dix-huit questions, le journaliste Georges Malbrunot permet au dictateur de réagir à la volonté de la France et des Etats-Unis de lancer une intervention militaire suite au recours à des armes chimiques le 21 août dans la banlieue de Damas.
Dans son éditorial, permettant de proclamer la légitimité de la publication d’un tel entretien dans un grand quotidien national français, Alexis Brézet justifie le souhait du Figaro « d’apporter à (leurs) lecteurs, à l’opinion française et internationale, un élément essentiel à la compréhension du drame qui se noue ». Ce à quoi François Hollande a répondu lors d’une conférence de presse : « On ne remerciera jamais assez le Figaro pour son sens civique que d’avoir permis à l’opinion française d’être éclairée par l’interview de ce dictateur. Maintenant, nous savons qu’il veut liquider son opposition ».
Il convient en effet d’interroger le choix du quotidien d’accorder une telle tribune à Bachar el-Assad. Certes, les questions du journaliste sont loin d’être partisanes, ni timides. Du bain de sang syrien à l’emprisonnement de journalistes français en Syrie, Georges Malbrunot espère fait parler son interlocuteur sur des sujets sensibles et même dramatiques. Certes, interviewer un tyran dans une démocratie peut avoir du sens si l’on met en avant la nécessité informationnelle de la profession de journaliste. Certes, il est possible de le comprendre comme un devoir civique. Certes, le style journalistique employé ici, l’interview, permet d’afficher une certaine neutralité de la part du journaliste qui se contenterait de poser des questions. Alors la parole du tyran apparaîtrait sous sa forme la plus « brute », « naturelle », et « libre ».
Mais n’était-il pas possible de replacer d’avantage cette interview dans son contexte géopolitique et humain (tentative veine de l’éditorial d’Alexis Brézier) ? N’aurait il pas été préférable, dans une perspective démocratique et déontologique, de confronter la parole de Bachar el-Assad à celle d’un(e) autre, chef ou représentant de l’opposition syrienne, d’un dirigeant français, d’un insurgé ?
A la première question posée sur l’usage d’armes chimiques, le dictateur syrien se prête littéralement  à un jeu de rhétorique lors duquel il détruit cette accusation, en appelant à l’usage de la raison et de la « logique » (« Quelle est la logique ? »). Il enchaîne en effet pas moins de cinq questions rhétoriques.  On ne peut que regretter que le quotidien n’y ait pas apporté de réponses pour faire office de contrepartie à l’argumentation du dictateur. Plus que « raconter (…) donner la parole aux acteurs », le Figaro aura surtout permis d’informer ses lecteurs sur les capacités rhétoriques et le niveau de démagogie de Bachar el-Assad.
Faut-il en appeler à la liberté d’expression pour comprendre ce choix de la rédaction du Figaro d’accorder une interview à un dictateur ? En mars 2011, le quotidien avait déjà interviewé le dictateur libyen Kadhafi. En 2009, en visite en France, ce dernier avait publié une annonce dans Le Figaro, dans laquelle il « invitait » les lecteurs du quotidien à consulter son site internet. La publicité, qui occupait plus d’un quart de page, représentait un portrait du dirigeant libyen se tenant les mains et ce « message »: « Mouammar Kadhafi vous invite à consulter son site internet www.algathafi.org ». Le Figaro avait été le seul quotidien national à la publier.
Dans une interview parue sur le site internet de la Libre Belgique, Yves Thréard, directeur adjoint de la rédaction du Figaro, tente à nouveau de légitimer l’interview de Bachar el-Assad. Ainsi, à la question « Après la guerre, si vous aviez pu avoir une interview d’Hitler, l’auriez-vous également diffusée ? », le journaliste français répond : « Cela n’a rien à voir. Il ne faut pas comparer ce qui ne doit pas l’être.  Vous ne devez pas comparer Hitler et Bachar el-Assad. Il faut quand même garder la mesure. Est-ce que vous savez si c’est Assad qui a lancé des frappes chimiques ? On n’en sait rien pour le moment. Personne ne sait, pas même les experts français puisqu’on attend les conclusions des experts de l’Onu. Attendons de voir avant de condamner. »
En effet, 60 millions de personnes ont péri lors de la Seconde Guerre Mondiale et sous l’Allemagne nazie. Dans un rapport rendu le 13 juin 2013, l’ONU ne dénombre que 93 000 morts dont 6 500 enfants depuis le début du conflit en Syrie il y a deux ans. Bien que la question soit peu pertinente, la définition quantitative du niveau de tyrannie d’un homme que propose ici Yves Thréard peut être aussi effrayante.
 
M. L. J.
 
Sources :
Le Figaro du 3 Septembre 2013
Peut-on donner la parole aux dictateurs ? sur Lalibre.be
Interview de Kadhafi par Delphine Minoui dans le Figaro en 2011
Kadhafi fait sa publicité dans le Figaro – le Nouvel observateur politique – 2009

1