Médias, Politique

Télécratie et discours politique

Télécratie et discours politique : la standardisation de la parole gouvernante
Le tournant des années 1980 en France marque l’avènement du régime médiatique contemporain. Sous l’effet de facteurs conjoncturels tels que l’apparition d’un public de masse, l’augmentation du parc télévisuels français (on atteint 28 millions d’appareils en 1988), ou la privatisation des chaînes de télévision, les moyens audiovisuels de diffusion collective deviennent un carcan pour la politique.
Ce nouvel outil de contrôle et de surveillance du pouvoir des mandés enthousiasme la masse des téléspectateurs. Ils attendent désormais une démonstration de force ritualisée à chacune des apparitions télévisuelle des responsables politiques. Ceux-ci se doivent donc de se plier aux règles d’un exercice codifié et sans contours – la réaction.
Aujourd’hui, il est ardu pour les protagonistes de la politique de dérouler sur les plateaux de télévision de grandes idées, motivées par la défense d’un positionnement idéologique. Ce qu’on attend d’eux sont des commentaires à l’égard de l’actualité, de la dernière pique lancée par leurs adversaires ou des sondages les plus récents. En somme, il s’agit de s’adonner à des propos aussi convenus que ceux des footballers interviewés avant un match quant à leurs ambitions sur le terrain.
Au regard de cet affaissement intellectuel de la parole politique, comment qualifier et analyser les nouvelles modalités du discours des gouvernants à la télévision ?
Un évasement du discours
Selon Damon Mayaffre, spécialiste du discours politique et auteur d’un essai intitulé La Parole Présidentielle, les nouvelles modalités de l’expression politique médiatisée conduisent à une « crise du discours politique ». Celle-ci se caractérise par une  ascendance de la fonction phatique du discours sur l’utilisation de concepts. En d’autres termes, le discours est dominé par l’action et la performance (dominance de l’adverbe et du pronom personnel) au détriment du contenu (très de peu de substantifs) et de la construction de syntaxique (peu de subordonnées).
Les facteurs de cette nouvelle parole politique qui semble amoindrie et affadie à la télévision sont multiples. Néanmoins, il convient d’observer que le nouveau rapport de force entre politiciens et journalistes sur les plateaux y joue pour beaucoup. La majorité des émissions se fait actuellement sur un mode dialogique, avec un journaliste, questionneur et inquisiteur, face  un responsable politique sur la défensive. Celui-ci est donc constamment dans une dynamique statique de justification ou d’indignation.
À cet égard, il suffit d’observer le contraste marqué entre le respect attentif affiché par les journalistes vis-à-vis de la parole de leurs invités dans le cadre de l’émission Heure de Vérité (ancêtre des 4 Vérités) diffusée dans à partir de 1982 sur France 2 (lien ci-dessous), et les interruptions intempestives que se permettent les journalistes contraint aujourd’hui de s’improviser animateur.
Ceux-là, entravés de la même façon par un impératif de divertissement télévisuel, sont astreints à un positionnement qui tend à empêcher le déploiement d’une pensée construite chez les politiques. Il suffit de se rappeler la question (indiscrète et voyeuriste) posée par Thierry Ardisson à Michel Rocard en 2001 dans Tout le monde en parle – « sucer, c’est tromper ? » – pour évaluer le nivelage par le bas lié à la spectacularisation de la vie politique et à la transformation des journalistes en animateurs de « shows ».

François Mitterrand répond aux questions du journaliste Roger Louis, sur ORTF le 22 novembre 1965 (source : capture d’écran INA)
Une standardisation de la parole
En découle une impression d’indifférenciation de la parole des responsables politiques. Les emprunts réciproques conduisent à une inintelligibilité d’un discours creux qui neutralise le débat. On observe un appauvrissement des propos tenus, qui sont sans cesses abrégés, ramassés, compactés pour supporter l’intervention des journalistes et pouvoir être rediffusés via les chaînes d’infos en continu.
Ainsi, sur les plateaux de télévision, la tendance lourde reste la recherche du « coup de com’ » et de la petite phrase qui prime sur un discours didactique et transparent. Les « coups de gueule » de l’été 2016 poussés par les différents responsables politiques à l’égard du burkini sont significatifs en ce qu’ils attestent d’un désir de remédiatisation de la parole. Cécile Duflot faisant preuve d’un relâchement volontaire de son niveau de langage sur le plateau de BMTV, afin de renforcer l’emphase médiatique quant à des propos pourtant très banals autour de la polémique (lien ci-dessous), n’est qu’un exemple parmi d’autres.

 
Quelles conséquences démocratiques pour ce « mal de mots » ?
Cette crise des mots semble aujourd’hui se cumuler à une crise des actes qui mine la vie politique. Notons que, bien souvent, cette incapacité à nommer le réel sans arrière pensées au sein des médias, est interprétée par les téléspectateurs comme une fuite en avant des leviers de l’action publique, entérinant le désaveu à l’égard des responsables politiques.
Plus encore, cette incapacité à manier les mots avec brio et se servir de la langue comme le moyen symbolique d’un « écart distinctif » vis-à-vis de ses concurrents, participe d’une désacralisation de la figure du politicien. La disparition d’une poétique discursive au sein de l’espace audiovisuel où l’homme politique atteint le maximum de sa visibilité, normalise, voire même banalise, la parole gouvernante et euphémise ainsi sa force de conviction et sa valeur performative.
Au regard de cela, il se pourrait donc bien que cette « crise du discours »,  que l’on ne peut, par ailleurs, imputer aux seuls médias, puisse receler l’un des clés de la revitalisation de la confiance et de la volonté d’investissement des téléspectateurs (amalgamés avec des électeurs potentiels) dans la vie politique. À cet égard, les insurrections d’un Jean-Luc Mélanchon, bien souvent extrêmes, témoignent d’un désir de résistance salutaire vis-à-vis des prérogatives d’une spectacularisation de la vie politique à la télévision, que bien des mandés, avec plus de nuances, pourraient imiter.
Etienne Brunot 
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Sources : 
Jacques Gerstlé et Christophe Piar, La communication politique (3ème édition), 2016, Armand Colin
Frédéric Vallois, Le langage politique malade de ses mots, 20/11/2014, Le Huffington Post
Bernard Steglier, La télécratie contre la démocratie, 2006, Flammarion
Éric Darras, Permanences et mutation des émissions politiques en France, 2005, Recherches en communication (n°24)
Joseph Daniel, La parole présidentielle, 2004, Champion
Illustrations : 
Image 1 : compte Twitter de Sylvain Chazot, journaliste à Europe 1, capture d’écran de France 2 (On est pas couché) du 16/01/2017
Images 2 : INA, capture d’écran de l’ORTF de 22 novembre 1965 (libre de droits)

Com & Société

JR, ni vu ni connu… Quoi que !

 
Il existe un artiste qui ne passe pas inaperçu… Et pour cause ! Il expose partout dans le monde des œuvres toutes plus grandes les unes que les autres… Sa galerie ? C’est la rue. Et comme il le dit lui-même, c’est bien « la plus grande galerie d’art du monde ». Son nom ? JR. Oui, JR, c’est tout. Des initiales, un chapeau et des lunettes de soleil : voilà le personnage. Petit rappel pour ceux qui n’auraient pas encore entendu parler de celui qui fut, pourtant, élu l’artiste le plus populaire sur Internet en 2012…
Son projet semble simple : coller ses images en noir et blanc sur les murs, les ponts, les toits… Faire vivre le street art à l’échelle mondiale. En flirtant sans cesse avec l’interdit, il repousse les limites de la nature intimiste de l’art en proposant à tout un chacun de participer à cet engagement en collant sa propre photographie quelque part. Apporter sa pierre à l’édifice et construire son chapitre dans le grand livre de JR…
En effet, si au départ, il affichait ses tirages à travers des projets plus personnels, comme 28Millimètres ou Face2face, c’est en 2011, lorsqu’il reçoit le Ted Prize, que son art prend un nouveau tournant. Ce prix lui offre la possibilité de formuler « un souhait pour changer le monde ». De là, il concrétise ses valeurs et ses aspirations à travers Inside Out, un projet d’art participatif international. Désormais, les personnes du monde entier peuvent recevoir leur portrait puis le coller pour soutenir une idée, une action et partager cette expérience. Pour ceux qui voudraient en apprendre davantage, je vous laisse découvrir son site internet, son dossier de présentation ou encore sa revue de presse.
Car aujourd’hui, je me penche donc sur ce projet précis, Inside Out, et tout ce qu’il implique en matière de communication, d’image, d’identité et de revendications.
Mondialisation ou délégation ?
Dans cette nouvelle conception de l’art à grande échelle qui rassemble des centaines de personnes, une première critique brûle alors les lèvres… Qui est JR et qu’est-ce qu’il est ? Car lui-même ne se voit ni comme un photographe, ni comme un street artiste… Mais plutôt comme un pratiquant de « l’art infiltrant ». Mais il ne prend plus toutes les photographies, ne peut pas être présent sur tous les sites, et délègue finalement à de nombreuses petites mains un travail désormais complètement collectif… Alors, JR est-il toujours un « artiste » ?
Cependant, cette idée de « délégation », mais surtout de « partage », s’inscrit dans la logique d’anonymat que conserve et revendique JR : il ne s’agit pas de signer ses photographies ni de crier son nom sur tous les toits, mais bien de créer un mouvement, un rassemblement, derrière un message, un projet qui montre, somme toute, un aspect positif de la mondialisation. Ainsi, si l’artiste est critiquable pour certains, le projet lui, n’en reste pas moins admirable.
L’anonymat… Un aspect sur lequel JR ne plaisante pas, déclarant notamment pour Le Supplément sur Canal +, qu’il peut aller à son propre vernissage sans qu’on le reconnaisse et que cela reste « un luxe assez incroyable ». JR est donc insaisissable. Et lorsqu’une grande partie de son « exposition » se fait de manière sauvage, sans autorisation et dans certains pays plutôt restrictifs, cet anonymat apparaît comme une solution efficace.
Pourtant, en 2012, il reçoit donc le Grand Prix de la e-réputation, attribué par l’agence de production de contenu éditorial Smiling People, qui récompense la popularité des artistes sur la Toile, en France et dans le monde. Alors, pas si anonyme que ça ?
JR, artiste ou communicant ?
Il faut donc bien se concentrer sur l’ampleur que prend Inside Out, aspect qui apparaît comme remarquable au regard d’un combat pour la liberté d’expression à une telle échelle. Mais si l’on poursuit le questionnement sur l’artiste que serait JR en avançant que finalement, il est désormais une « star » pour un projet qui rassemble les artistes qui sommeillent en chacun de nous. Alors, que représente-t-il ? Une autre réponse possible : un excellent communicant !
À tel point qu’il nous faut préciser un certain nombre d’enjeux qui reflètent cette idée : JR est mondialement connu et réussit un peu plus chaque jour à faire grandir son projet par la transmission de ses idéaux. Et tout ça, sans aucun sponsor, en série limitée et en finançant lui-même ses projets… Chapeau bas tout de même !
Car c’est principalement un discours bien formulé et qui parle à notre société, qui se cache derrière ces collages : créer le lien entre les gens, faire en sorte qu’ils aillent chercher l’histoire de ces photographies, partir de l’intime, de l’identité personnelle pour créer une œuvre d’art. Voilà ses mots d’ordre. À ce titre, JR serait « porteur d’avenir » pour ceux qui participent à Inside Out, devenant acteurs de ce projet par leur propre histoire et contribuant à son étendue toujours plus grande.
« In your hand it has more meaning than in mine, so do it ! »*
JR est donc un très bon communicant et cette idée est tout à fait visible dans ses interviews ou même dans son discours du Ted Prize : charisme, prestance et sensibilité sont au rendez-vous. Cet aspect se double d’une très forte présence dans les médias et sur les réseaux sociaux : Facebook, Twitter, Instagram, Canal +, GQ, Le Monde Magazine, The New York Times Magazine… et j’en passe ! Il envahit les médias comme il le fait dans les rues.
De plus, il ne choisit pas ses lieux par hasard. Outre le fait qu’il aime jouer avec les limites du possible, JR vise quand même des sites précis et symboliques : du trottoir et des écrans publicitaires de Times Square à New York en passant par le Pôle Nord avec le mouvement (et le hashtag) #savethearctic, il s’infiltre dans des lieux-clés, marquant de manière efficace les esprits.
Le succès est lui, véritable, puisque si JR reste habituellement ferme quant à ses financements et sa « liberté » sur le plan marketing, sa dernière intervention à Marseille fût entièrement prise en charge et valorisée par la ville, capitale européenne de la culture. Celui qui a commencé dans la rue et qui n’a jamais voulu la quitter est désormais une personnalité phare du XXIème siècle.
Entre omniprésence et censure ?
Pourtant, s’il est partout sur la toile et sur les murs, cette omniprésence se double d’une dimension paradoxale quant à l’utilisation de ses images. Si tout le monde peut voir ses œuvres et les immortaliser, JR émet une restriction sur les photos qu’il fait lui-même de ces collages. Et oui, les photographies de JR sont soumises à conditions : on ne peut les publier seulement si l’on parle de son travail !
La vision de JR en tant que communicant prend ici toute son importance : on peut tout à fait découvrir et faire découvrir son univers mais uniquement s’il est au centre des discussions. En effet, pour la distribution de ses images, c’est par l’Agence VU’ à Paris qu’il faut passer, mais l’on se trouvera confronté à cette instruction : « Ces images ne peuvent pas être utilisées en illustration, mais uniquement dans le cadre du travail de JR ». Alors si je veux montrer les favelas de Rio ou bien les façades de Berlin, ça sera sans les collages de JR. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai pu mettre que des captures d’écran pour cet article. Toujours aussi anonyme que ça ? Toujours aussi altruiste que ça ?
Mais oui, ne l’oublions pas, ce projet est collectif : ce n’est finalement plus de JR dont on parle mais bien de l’Histoire (avec un grand H) qu’il est en train d’écrire avec les petites histoires de chacun. Ces restrictions renvoient finalement au statut de l’artiste qu’il faut protéger : l’agence photographique est bien là pour faire valoir les droits sur les images des photographes et artistes qu’elle représente. Si JR est véritablement partout, cette omniprésence se trouve, non pas censurée, mais limitée. Serait-ce pour accentuer l’impact de son travail, qui transcende justement la définition de l’artiste – qui cherche à se faire reconnaître comme tel – pour atteindre des concepts plus révolutionnaires, novateurs et marginaux ? Ne serait-ce pas justement, pour se construire une identité qui transcenderait le personnage pour devenir une véritable aventure humaine ?
 
Laura Lalvée
* JR dans son trailer du film Inside Out : « Dans vos mains, cela a plus de sens que dans les miennes, alors faites le ! »
Sources :

/jr
http://www.lesinrocks.com/inrocks.tv/le-street-artiste-jr-retourne-time-square/