Société

"Pooper" ou l'ironie de l'ubérisation

Pour vendre ses iPhones, Apple nous disait qu’il existait des applications pour tout. Aujourd’hui, il n’y a rien de plus vrai. Pooper joue avec les règles de l’économie collaborative pour s’en moquer de manière très subtile. A travers une fausse application, l’envie de dénoncer les coulisses de l’économie dite collaborative se fait ressentir.
« Les crottes de votre chien, dans les mains de quelqu’un d’autre »
A en croire le site de l’application Pooper, rien de plus simple. En prenant un abonnement payant, l’usager aurait la possibilité de prendre en photo la crotte de son chien afin de la géolocaliser et ainsi appeler un « scooper » afin qu’il vienne la ramasser. Tous les codes d’Uber sont copiés, de la typographie à la couleur bleu turquoise de l’application. Plus généralement, le site dans son intégralité est épuré et très sophistiqué, agrémenté de photos et de vidéos explicatives. La page proposant de devenir ramasseur utilise les mêmes arguments qu’Uber, à savoir possibilité d’un revenu supplémentaire, indépendance et simplicité d’utilisation. Finalement, ce sont tous les codes de l’ubérisation qui sont reproduits. Deliveroo, Airbnb ou encore Soyez Bcbg, tous utilisent ces mêmes codes reconnaissables pour l’utilisateur et signes de ce modèle. Face à Pooper, l’utilisateur modèle peut très bien se laisser berner.
Cependant, de nombreux marqueurs d’ironie sont subtilement placés… Le logo pourrait déjà être un indice. Une crotte qui sourit semble nous indiquer la dimension farcesque du dispositif. On décrit ensuite les ramasseurs comme « des gens comme vous, qui aiment les chiens et qui veulent améliorer les rues et les quartiers dans lesquels nous vivons »: comble de l’ironie, le ramasseur serait motivé par la bonne cause plutôt que par un besoin cruel d’argent… Cette ironie touche aussi les consommateurs. Les Scoopers reçoivent le même message que les conducteurs d’Uber, une notification « dès qu’il y aura une crotte » près de chez eux. Ayant connaissance de l’ironie de l’application, on peut alors voir une assimilation entre consommateur d’Uber et crottes de Pooper. L’application voudrait nous faire voir un parallèle entre des ramasseurs de déjections et des véhicules prêts à nous déposer à tout instant.

Une supercherie au succès terrifiant
Les créateurs, Ben Becker et Eliot Glass, ont alors expliqué leur démarche. Ils voulaient réutiliser tous les signifiants visuels et le langage habituellement utilisés par ce type d’application en y attribuant une fonction absurde. Et cela a marché ! Les médias, les investisseurs, et les usagers sont tombés dans le piège. Plus marquant encore, l’application a reçu de nombreuses demandes d’inscription. Une centaine de personnes seraient donc prêtes à devenir ramasseurs de crottes de chien. Cela en dit long sur notre société et l’objectif des deux créateurs est donc atteint avec brio !
Bye Bye crottoir, l’équivalent français… Mais en vrai !
Si l’application américaine était une plaisanterie ironique, l’équivalent français, Bye Bye Crottoir, est lui bel et bien réel. La démarche est un peu différente. Ici, c’est la mairie qui paye pour y avoir accès. Les usagers sont invités à photographier et à géolocaliser les déjections canines qu’ils croisent dans la rue afin qu’un agent de la mairie vienne les ramasser. Toutefois, si le principe initial est de rendre la ville propre, la finalité est la même, photographier une crotte de chien pour que quelqu’un vienne la ramasser… Cette application a eu tellement de succès que le montage de toutes les photos prises a permis de représenter la Tour Eiffel en crotte de chien !

Les créateurs de Pooper auraient-ils raison? Faisons-nous des applications pour tout et n’importe quoi?
Des applis, encore des applis
Ce que dénonce Pooper, c’est avant tout le nouveau modèle instauré par la Silicon Valley. Un modèle qui prône l’ubérisation. Des applications naissent sans cesse, pour tout et n’importe quoi. Ces applications prétendent résoudre tous les problèmes, un peu à la manière de la prothèse de MacLuhan, le prolongement du bras de l’Homme. Les applications suscitent de nouveaux besoins pour en- suite les résoudre. Cela permet de remettre en cause notre rapport aux nouvelles technologies et aux médias qui nous sont offerts. Aujourd’hui, on s’en remet aux applications pour effectuer de plus en plus d’actions du quotidien. Comme le souligne les fondateurs de Pooper, nous n’avons plus besoin de conduire, d’aller au restaurant, ou même jusqu’au pressing. Il nous suffit de télécharger une application et en quelques clics, tous ces services viennent à nous.
Une économie collaborative… Ou pas
Dans le journal Newsweek, on décrit les problèmes résolus par la plupart des applications comme inexistants, « sauf si on est très riche ou très paresseux ». L’économie collaborative se résumerait à faciliter la vie d’un individu en dégradant la vie d’un autre. On délègue les tâches quotidiennes à quelqu’un qui a besoin d’argent au point d’accepter de ramasser des crottes de chien. Cela rappelle quelque chose qui existe depuis longtemps, les « dog walkers », ces étudiants payés pour promener et donc ramasser les crottes de chiens de riches américains. Le partage prôné par tous ces acteurs d’une économie dite collaborative ne serait en fait qu’une stratégie marketing afin de développer une image de marque aux valeurs humaines. On peut penser ici à Airbnb, AlloResto, ou encore dans un autre registre Coca-cola et son fameux « partager un Coca avec un ami ». Finalement, toutes ces entreprises profitent du phénomène pour gagner de l’argent, quitte à augmenter le travail précaire, sous le signe d’une simplification de la vie et d’un partage entre personnes qui n’est pas forcément réel.
L’initiative de Pooper est innovante. Une manière ludique d’éclairer les gens sur l’utilisation de toutes ces technologies qui, au lieu de créer du lien, peut parfois le détériorer. Contre toutes les publicités pour ce type d’application, Pooper est le signe, peut-être, d’une nouvelle vision de ces évolutions récentes.
Charlotte Delfeld
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Sources :
• « Moquer l’uberisation avec une fausse application de ramassage de crottes », Le Monde, publié le 01/08/2016. Consulté le 10/03/2017.
•RIS Philippe, « Disruption, ubérisation : les excès des mots cachent la réalité », LesEchos.Fr, Publié le 03/11/2015, Consulté le 10/03/2017.
• SCHONFELD Zach, « How a Fake Dog Poop App Fooled the Media », Newsweek, publié le 30/07/2016. Consulté le 10/03/2017.
• Site de l’application Pooper. Consulté le 10/03/2017.
Crédits :
• Site de l’application Pooper
• Compte Twitter de l’application Bye Bye Crottoir

Société

Makers: pour changer le monde, il suffit de le faire

La semaine dernière se tenait à Las Vegas le Consumer Electronic Show (CES), le plus grand salon électronique du monde, qui fêtera l’année prochaine ses 50 ans. Si dans les années 90, les objets phares de l’événement étaient les téléphones portables ou les ordinateurs – comme le rappelle le Petit journal (« VU » du 8/01/2016) – cette année, ce sont bien les objets intelligents, notamment les imprimantes 3D, qui font sensation. Au-delà de l’avancée technologique – et on le verra, économique – considérable qu’ils représentent, ces objets font corps avec une toute jeune tendance, qui commence à beaucoup faire parler d’elle : la culture des makers.
Fab Labs, Hackerspaces et Makers fair
Non, ce n’est pas une partie de Kamoulox, mais bel et bien les maîtres mots d’une petite révolution qui dépasse, petit à petit, le champ des geeks. Pour un maker, l’innovation technologique à ce point sophistiquée qu’elle nous permet de créer nous-même nos objets à nos propres fins donne forcément lieu à une nouvelle manière de considérer la production, le savoir et le partage. Elle permet de passer du virtuel au réel, du « penser » au « faire ». C’est donc naturellement que se démocratise les Fab Labs ou autres Hackerspaces, lieux de rencontres entre bricoleurs et bidouilleurs 2.0, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe. On les trouve dans des lieux dédiés, comme à La Paillasse de Vitry-sur-Seine, mais aussi dans les universités et dans les entreprises. Ces dernières considèrent ces lieux comme de véritables leviers de performance car ils permettent de se rassembler, d’échanger, de se fédérer autour de la création: ils gagnent à devenir la composante d’une culture d’entreprise renouvelée.

En mettant en commun les machines, les makers mettent aussi en commun leur savoir-faire, leurs projets, et de là naît une communauté qui se veut alternative face à la société de production et de consommation de masse – qui s’essouffle un peu plus chaque jour. Le mouvement devient alors massif car il prône non seulement une économie collaborative mais aussi une économie de la connaissance: plus pérenne et plus fédératrice, elle crée du lien social. Une autre avancée numérique caractérise ces alternatives : l’open source. Il s’agit d’un logiciel ouvert à tous et dont l’originalité réside dans le fait que chacun peut y ajouter ses propres analyses, techniques, connaissances – de manière collaborative. Faire, agir sur notre quotidien n’a jamais été aussi simple, car les inventions et les objets sont désormais « ouverts, perfectibles et personnalisables à l’infini », comme Véronique Routin (directrice de la Fing) le rapporte à l’Obs.
Toujours dans la volonté de rendre le monde meilleur, plus pratique, plus respectueux de la planète, les makers seraient donc les acteurs avant-gardistes d’une révolution économique mais aussi sociale.

Bricoler avec ce qu’on a plutôt que de discuter de ce qu’on n’aura pas
Car ce n’est peut-être pas tout à fait dû au hasard si le mouvement des makers gagne à être de plus en plus reconnu. Dans une société dépassée par les normes industrielles (obsolescence programmée, standardisation…) d’une part, et par le sentiment collectif d’inaction des décideurs d’autre part sur les sujets d’avenir (comment produire plus efficacement, moins polluer…), il y a dans le mouvement des makers comme un message social et citoyen, qui dirait : « nous n’avons plus besoin de vous, nous pouvons subvenir à nos besoins sans vous, vivre mieux sans vous. »
L’exemple du projet récent de POC21 en est l’illustration la plus parlante.

POC21 Trailer: « The World We Need » from POC21 cc on Vimeo.

En août dernier et pendant cinq semaines, un collectif « d’éco-hackers » a pris possession du château de Millemont dans l’objectif de créer des solutions durables face au changement climatique, grâce à l’open source et à la création numérique. La vidéo trailer du projet propulsé notamment par OuiShare , « The world we need », ne cache pas son ambition : de toute évidence, il s’agit d’un pied de nez fait à l’Etat, aux décideurs qui « s’assoient et parlent » du climat, faisant référence à la COP21 qui aura lieu quelques mois plus tard. Quand on sait que l’accord signé à cette occasion est aujourd’hui qualifié de « réussite diplomatique », plus que d’une réussite écologique à proprement parler, on peut dire que le projet vise juste et place la société civile en tant qu’alternative concrète mais surtout efficace.
Ainsi, les makers donnent les outils pour s’émanciper d’un système à bout de souffle, qu’il soit politique ou financier. D’ailleurs, Le Monde souligne que les « banques n’ont pas encore pris le chemin des Fab Labs », et que les projets des makers s’auto-financent grâce à des solutions de crowdfunding. C’est tout un « éco-système » qui se crée en marge des normes pré-établies par les Etats ou les institutions – tout en étant soutenu par elles, à l’instar de Barack Obama.
À cet égard, le tout premier maker, Dale Dougherty (à l’origine du média Make) rappelle dans une conférence TED que cette émancipation passe aussi par la fierté et le sentiment d’accomplissement personnel d’une telle action collective de création à des fins utile, d’avoir un « monde autour de nous crée par nous ».
S’il est cependant légitime d’évoquer quelques doutes à l’idée que la culture maker révolutionnera à elle seule notre économie et notre industrie dès demain, la démocratisation du mouvement est indéniable (en témoigne la baisse des prix fulgurante des machines à impression 3D). Reste à savoir comment évoluera l’effet de mode face à un système économique certes instable, mais toujours puissant.
Faustine Faure
@FaustineFaure
Sources :
Tribune de Declan Cassidy, directeur de Makerclub, sur LinkedIn : « Why CES 2016 predicts the new era of makers »
France Culture, Le monde selon Xavier De la Porte, Makers: entre le faire et le penser
Le Monde, Fabrique moi un mouton, Frédéric Joignot, 04/04/2013
L’obs, Fab Lab, bidouille et partage: bienvenue dans le monde des makers, Nicole Pénicaut, 04/04/2014
Libération, qui sont les makers ? Lucile Morin, 12/10/2014
http://makermedia.com/
TED talk, Dale Dougherty, We are all makers, 2011
Maddyness, #POC21, l’accélérateur de solutions durables et open source ouvre ses portes, Anais Richardin, 13/08/2015
Crédits photos:
Co-work.fr
innovateli.com
peoplbrain.com