Société

Tu n'elle, tue elle, tu née elle – La suite

 
DEUXIEME PARTIE
 
La seconde partie de cet article était la fin de ma démonstration. Elle vous racontait comment Juan Pablo, le héros du roman El tunel d’Ernesto Sabato tuait la femme de sa vie, parce qu’il ne supportait qu’elle lui échappe, et il vous proposait de lire la métaphore du tunnel comme celle des dangers de l’incommunication. La phrase espagnole disait « j’avais vu cette jeune femme et j’avais naïvement cru qu’elle venait d’un autre tunnel parallèle au mien, alors qu’en réalité, elle appartenait au vaste monde, au monde sans limite de ceux qui ne vivent pas dans des tunnels ». Et je vous expliquais que Madame Boutin vivait dans un tunnel, dangereusement fermé sur les évidences les plus flagrantes, sur le bon sens même, malgré son statut de femme politique.

A la place, je vous propose une anecdote, qui parlera d’elle-même et qui illustrera les dangers du tunnel. Jeudi 15 décembre 2011, à 19h30, je me suis rendue au tabac en face de chez moi. « L’Aquarium », 230 boulevard Voltaire 75011 PARIS – pour un maximum de transparence. L’Aquarium a la caractéristique charmante des tabacs et cafés parisiens d’être particulièrement désagréable, agressif parfois, mais c’est Paris, c’est comme ça : on râle et on oublie. Cependant depuis quelques mois, ce tabac avait embauché cette jeune femme au sourire franc, et à l’accent du sud, à l’amabilité exemplaire ; elle avait rendue mes deux dernières visites presque agréables. Les deux fois pourtant, derrière la toute petite fenêtre de son comptoir, elle m’avait prise pour un homme : « Bonjour Monsieur ! … OH PARDON ! Mademoiselle, Madame, mademoi… Je suis désolée, pardon, pardon, pardon, que puis-je vous servir ? Encore désolée… Je suis une idiote, pardon… » . Moi, emmitouflée sous mon bonnet, ma capuche, mon casque audio, mon écharpe, dans mon gros manteau en cuir (que j’ai acheté au rayon homme en plus), je lui souris, je lui pardonne bien sûr, et nous rions.

Ce jeudi 15 décembre, à 19h30, je suis rentrée, et elle n’était pas derrière le comptoir,  il y avait un homme à la place, un des propriétaires : « Bonjour, un paquet de *** light s’il-vous-plaît », et il m’a dévisagée. Alors elle est arrivée, je lui ai répété ma commande, et il m’a coupée : « Tu es un homme ou une femme ? ». Elle a eu un rire gênée : « Arrête, la pauvre, je me suis déjà trompée… ». Il a pris une lampe torche, et l’a braquée sur mon visage : « Tu es un homme ou une femme ? ». J’ai répondu que j’étais une femme, et j’ai demandé poliment si ça posait un quelque espèce de problème. Il m’a regardée à la lumière de sa lampe, et a confirmé : « Mais oui, tu es une femme… ». Il a reposé la lampe ; elle m’a servie mon paquet et encaissé l’argent en se mordant les lèvres.
– Donc si tu es une femme, ça ne te dérangerait pas de sortir avec un homme, c’est ça ? a-t-il rajouté.
– Et si c’était le cas, ai-je répondu, ça poserait un problème ?
– Non, comme ça, j’essaye juste de te prouver quelque chose là, tu vois… »

J’essaye encore de comprendre ce qu’il cherchait à me démontrer, peut-être que vous, chers lecteurs, avez la réponse. Pour moi, derrière la fenêtre de son comptoir, il était dans son tunnel, et il ne m’a pas vue : il m’a aperçue, au travers du prisme de ses valeurs, et de ses idées. Il n’a pas vu l’Autre en moi, il a vu le contenu impropre de ses principes. Il n’a pas pensé à l’impolitesse de sa « démonstration », il n’a même pas pensé à la dimension si peu commerciale de son geste, il n’a vue que ma silhouette dans sa fenêtre, la forme de moi-même, moulée dans son égocentrisme, dans son idéologie niaise, fermé sur lui-même.

Cette histoire n’a malheureusement rien d’extraordinaire : pour beaucoup de personnes, afficher une ambiguïté sexuelle dans son style vestimentaire conduit à l’incompréhension la plus totale, malgré la liberté grandissante accordée aux citoyens concernant leur apparence. La question de la frontière entre les genres reste un tabou indépassé et indépassable dans la plupart des démocraties occidentales. Cependant, il est très rare que cette incompréhension s’exprime de manière aussi directe,  dans une situation si peu familière, et sans la moindre petite parcelle de réflexivité (pourquoi poser ces questions à une cliente complètement inconnue, juste pour « prouver » quelque chose ?) : tu nais elle, mais tu restes sens cesse confrontée au tunnel des autres. Alors que pour tout le monde, partout, la limite de la pensée devrait être Autrui.
La prochaine fois que vous irez chercher vos cigarettes, mettez vos seins sur le comptoir mesdames, votre sexe sur le comptoir messieurs : l’humanité avance à l’obscurité de sa lampe policière.
 
Marine Gianfermi

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Société

Tu n'elle, tue elle, tu née elle

 

PREMIÈRE PARTIE
 
L’acte de communiquer n’a en apparence rien de compliqué, il ne l’est de fait peut-être pas : je communique, tu communiques, pas de quoi casser trois pattes à un canard. Cependant, il peut tout de même arriver que certains obstacles surviennent, rendant la communication plus difficile, il arrive même parfois (rarement ?) que la communication soit ou devienne impossible. C’est ce que nous donne à lire, entre autres choses, Ernesto Sabato, dans son ouvrage El tunel.
 
Ô Christine…
 
Les obstacles de la communication peuvent se rencontrer au quotidien : souvent, un manque ou un surplus d’intelligence suffit. Par exemple lorsque Christine Boutin nous dit que « les civilisations qui ont reconnu l’homosexualité ont connu la décadence », elle choisit une communication dite à obstacle : la compréhension de son discours est difficile, car son surplus d’intelligence lui fait voir ce qui nous est invisible, soit que la Grèce antique était une civilisation de la décadence. De manière générale, une inégalité de compétence ou de qualité peut entraîner des problèmes de communication. Un autre obstacle possible serait un manque de consensus : deux êtres ne peuvent communiquer, s’il n’existe entre eux un terrain d’entente, d’échange.
 
L’histoire

Dans le roman d’Ernesto Sabato, Juan Pablo Castel, un peintre, tombe amoureux d’une jeune femme nommée Maria Iribarne. La relation amoureuse en général contient en elle-même tout un panel de codes et de signes qui encadrent et régulent sa communication. Mais celle-ci a la particularité de n’obéir à aucune règle, aucun code, car Juan Pablo, le héros et narrateur du roman, ne saurait s’y soumettre (ou alors, il transcende ses codes en choisissant de les appliquer à la lettre, mais ceci est l’objet d’une autre réflexion). Ernesto Sabato parvient alors à nous offrir l’exemple d’une relation où la communication devient petit à petit impossible, à force d’obstacles – comme celle entre moi-même et Christine Boutin.
Le premier des obstacles est donc la différence d’intelligence : Juan Pablo est un homme à la logique implacable, son raisonnement s’appuie sur un système de déductions, basé sur la stricte observation, n’admettant aucune variation ou influence affective. Son intelligence est abstraite, rapide, infinie dans ces cycles de déductions et d’inductions. L’intelligence de Maria nous est très peu décrite, elle apparaît cependant comme une femme à l’intelligence fine, mais commune, souvent parasitée par ses émotions ; on pourrait penser que le lecteur a davantage tendance à s’y identifier.
Le second obstacle est le manque d’un espace de partage, d’une interface d’échange : Juan Pablo et Maria n’ont absolument rien en commun, ils sont en réalité presque à l’opposé l’un de l’autre. Le peintre est un homme qui a pour valeur l’absolu : il ne conçoit rien en dehors de sa vision du monde, il a une lecture exclusive de ce qui l’entoure, qui se veut universelle (puisque strictement logique). Ainsi il ne peut supporter que Maria ne réponde pas précisément à ses questions, ou qu’elle se permette de laisser des silences au sein de leurs conversations : pour lui, si elle ne dit pas tout, c’est qu’elle lui cache quelque chose ; refuser de parler, de lui donner à lire, de se donner à lire entièrement, c’est le trahir. Maria, elle, est une femme aux valeurs relatives, elle incarne davantage ce qu’on pourrait qualifier de communication « facile » : elle a plusieurs amants, elle est mariée, elle a un travail qui l’occupe et des amis, elle navigue entre différents milieux sociaux sans difficultés ; et cette qualité lui permet de comprendre l’homme que jamais personne n’avait compris : Juan Pablo.
 
Un roman à clefs
 
Leur rencontre se produit de manière très précise autour d’une image clef : une partie d’un tableau de Juan Pablo, qui représente une fenêtre, à travers laquelle on aperçoit une femme au bord de la mer :
« Era una mujer que miraba como esperando algo, quizá algún llamado apagado y distante. » (C’était une femme qui regardait comme si elle attendait quelque chose, peut-être un appel effacé et distant.)
Ils ont le sentiment qu’ils sont les seuls à avoir la bonne lecture de cette image, qui serait censée représenter « la solitude anxieuse et absolue », « un message de désespoir », mais cette lecture n’est que très confusément expliquée. Quoiqu’il en soit, ça sera la seule chose qu’ils n’auront jamais en commun : ce bout de tableau, qui traduit leur vision du monde, et leur relation. En effet, à plusieurs reprises, ils incarneront eux-mêmes l’image du tableau, Maria étant la femme au bord de la mer, pleine d’espérances nostalgiques, et Juan Pablo le peintre, qui la voit, la désire, et la contrôle. Ce qui est très intéressant ici, c’est que cette image écrite (le livre ne comporte aucune illustration), et incarnée par les personnages, est donnée à lire aux lecteurs sans que Juan Pablo et Maria parviennent eux-mêmes à clairement définir les sentiments qui y sont associés. Le roman est tout entier l’écriture de cette image, sans qu’elle soit vraiment décrite objectivement, ni complètement traduite émotionnellement. L’image dans le texte est davantage comme une ombre, clef de la communication, qui ouvre aux personnages et aux lecteurs un monde de possibles indicibles. La seule chose qui permet en réalité de véritablement construire cette image, c’est la certitude qu’elle n’a qu’une seule vraie lecture, et que c’est à condition qu’on la comprenne que l’image (et donc le roman) prendra sens.
 
Marine Gianfermi
Toutes les traductions faites ici sont personnelles, et corrigées par Irène Gimenez.
Pour les étudiants et amateurs, le livre se lit aisément en espagnol.