Dossiers et conférences

« Made in France », dernier produit ethnique du monde marchand ?

 Pour terminer ce dossier, Emmanuelle Lallement, maître de conférence au CELSA, a elle aussi accepté de partager son point de vue avisé d’ethnologue.

Marinière et Toyota, identité nationale et consommation
En 1984,  la chanson de Jacques Dutronc « Merde in France » s’entendait sur toutes les radios. En 2013, c’est plutôt le « Made in France » qu’on entend ou plutôt qu’on peut voir un peu partout : non seulement sur des sites marchands comme « 100% made in France » mais aussi sur des sites institutionnels comme « Madine France » ainsi qu’à la Une de journaux (on a tous en tête la Une du Parisien du 19 octobre 2012 sur laquelle Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, arbore une marinière Armor Lux et une centrifugeuse Moulinex) et de nombreux titres (« Le made in France fait-il (encore) vendre » s’interroge La Tribune le 14 mars dernier, « Le made in France à l’assaut des touristes » titre quant à lui Le Figaro le 6 mars, alors que Libération, en pleine campagne présidentielle, se demandait en décembre 2011 : « Le made in France, débat made in esbroufe ? »). Jusqu’au parc des expositions de la Porte de Versailles qui accueillait en novembre le MIF (salon des produits made in France) et le Carrousel du Louvre qui expose en avril de cette année le Made in France, salon de la haute-façon française. Des exposants de produits très divers peuvent ainsi se rassembler sous la même bannière, celle du produit français et de ses déclinaisons régionales, locales, ainsi que de ses représentations symboliques de l’artisanat, de l’authentique, du fait main, du savoir-faire, du traditionnel.

En 2013, le bleu-blanc-rouge semble donc être à la mode et se décline sur une variété de produits, de l’alimentaire à la voiture, du vestimentaire au design. Pourvu que la moitié de sa production soit faite en France ou que le produit puisse se vanter de représenter le savoir-faire dit français, il peut prétendre au made in France. C’est ainsi que la Toyota Yaris peut se prévaloir de ce label, car fabriquée en partie à l’usine de Valenciennes… Et que le slip français est devenu une marque, entre clin d’œil, coup marketing et surf sur la tendance. Pour qui s’intéresse aux constructions sociales et communicationnelles des cultures et des identités, un tel usage inflationniste et un tel succès du qualificatif « français »  constitue un matériau de choix.
Certes le « made in France » est une opération d’abord politique. S’il existait déjà depuis les années 1980 avec des formules du type « Fabriquons français » ou plus tard dans les années 1990 avec le slogan « Nos emplettes sont nos emplois », c’est depuis la création du ministère du redressement productif avec sa tête Arnaud Montebourg que la formule fait florès. Et c’est d’ailleurs lui qui l’incarne, faisant de cette initiative une opération de communication politique mi-réussie, mi-tournée en dérision : sa marinière, dont les rayures bleues et blanches ne manquent pas de faire écho symboliquement aux lignes bleu, blanc, rouge du drapeau français, lui ont valu beaucoup de commentaires. À noter d’ailleurs que les logos qui accompagnent le « made in France » font unanimement usage du symbole du drapeau, lui-même associé quelquefois avec une cocarde, une Marianne, un champ de coquelicots, une photo d’un village typiquement français… En quelque sorte une saturation de signes qui vient rappeler qu’il s’agit bien là d’une représentation de l’identité nationale. Il faut consommer français, tel est le mot d’ordre. La consommation patriotique est un enjeu économique, un levier de redressement productif et de fierté nationale.
Pourtant cette formule[1] apparaît dans le même temps dépolitisée. C’est parce que la France doit mener une bataille économique sans merci dans le contexte de la concurrence internationale et de la globalisation qu’elle doit marquer ses produits et plus encore que les marquer, les « marketer » en tant que français. On est donc bien loin du débat politique sur l’identité nationale quand Nicolas Sarkozy avait créé le ministère de l’immigration et de l’identité nationale, mêlant ainsi un sentiment avec un fait, la nationalité. On était à l’époque, en 2009, dans ce que les anthropologues ont appelé la construction d’une identité nationale d’Etat[2], la redondance venant souligner le caractère politique et instrumentalisé de l’identité en question. Aujourd’hui personne ne voit dans le made in France une quelconque résurgence, ni la moindre allusion, ne serait-ce ironique, à l’identité nationale française telle qu’elle était apparue dans ce débat.
Globalisation et ethnicisation généralisée  du monde marchand
Mais alors que nous dit donc ce « made in France » de nouveau ? Dans quelle mesure cette formule utilisée pour désigner des produits, des fabrications, des mises en scène et des discours variés nous dit-elle quelque chose de notre monde contemporain ?
D’abord on peut supposer que le « made in France » ne prend sens que parce les expressions « made in china », « made in Taïwan », « made in Japan » et autres origines nationales de production, constituent depuis déjà longtemps le paysage de la consommation. Le « made in France » n’existerait sans doute pas, ne serait-ce dans sa forme linguistique anglophone qui vient bien signifier le contexte mondialisé, sans les autres nombreux « made in ». C’est d’ailleurs par l’emploi de cette formule anglophone bien intériorisée ici et ailleurs, le « made in », que la formule paraît correctement positionnée dans l’univers marchand, bien plus qu’un simple « fabriqué en France ».
Plus encore, si l’on considère la consommation comme un acte qui a du sens et produit du sens, l’acte de consommer un produit dont l’origine en constitue l’identité, réelle ou supposée, voire lui donne un nom, ainsi qu’un caractère propre, lui confère alors une signification particulière. N’est-il pas par conséquent un produit ethnique ? La fabrique de l’ethnicité, c’est à dire du caractère ethnique donné, construit, accolé à un groupe, à un objet, un individu, a elle aussi quitté le seul domaine politique pour devenir une modalité de production des identités dans le monde marchand. Elle est une des règles de communication dans la grammaire actuelle de la marchandise. Les rayons alimentaires de nos supermarchés, les cosmétiques, la mode vestimentaire, la décoration, tous les secteurs ont leur sous-rubrique « ethnique ». Et si tout le monde n’achète pas de l’ethnique, il est en revanche un spectacle pour tous. Mais qu’est-ce qu’un produit ethnique si ce n’est un objet qui a subi un déplacement, réel ou symbolique, voire imaginaire, d’un lieu où il était familier à un lieu où il est étranger[3] ? C’est ce déplacement même qui lui donne son caractère ethnique, qu’il n’a pas dans son contexte d’origine. Inutile en effet de caractériser culturellement un objet dans son contexte culturel d’usage : le cassoulet n’est pas vraiment ethnique à Toulouse mais l’est peut-être à Chicago, de même le mafé l’est sans doute davantage à Paris qu’à Dakar…
Le « made in France » vient illustrer ces déplacements significatifs de la globalisation, en l’occurrence ici le déplacement du « produit français », ou supposé tel, du lieu où sa familiarité rend inutile d’en préciser l’origine, à un lieu ou sa spécificité peut être signifiée : français plutôt qu’allemand, plutôt que chinois, etc. Et même s’il reste dans nos frontières nationales dans le cadre de la consommation dite patriotique, le « made in France » apparaît comme un produit ethnique car il est construit selon la logique implicite de l’ethnicité. Le produit dit français peut ainsi être doublement français, par son origine peut-être mais surtout par sa communication sur le mode ethnique. Et cela même en France, au regard d’autres produits internationaux eux-mêmes localisés et souvent ethnicisés, pris en quelque sorte dans la ronde des échanges internationaux et interculturels.
L’identité française ainsi marketée devient ethnicisable à souhait et se décline alors aisément en marques, produits et régionaux et locaux, en savoir-faire spécifiques et souvent de « niches », dans ce concert global des identités nationales marchandes. Elle est peut être la seule modalité par laquelle elle peut encore, ou doit, exister.
 
Emmanuelle Lallement 
Paris, le 8 avril 2013

 

[1]  Au sens que lui donne Alice Krieg-Planque : « Ensemble de formulations qui, du fait de leur emploi à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire », La notion de « formule » en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, PU de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires », 2009, 144 p.

[2]  Voir le colloque « Identités nationales d’Etat » organisé à l’IRD en octobre 2007 par l’Association Française des Anthropologues.

[3]  Voir les travaux de Jean Bazin sur l’ethnie, notamment « À chacun son Bambara », in Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (éd.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985