Quand la Turquie voit rouge
On la surnomme désormais la « femme en rouge ». Il n’a fallu que quelques jours pour que sa photo fasse le tour du monde. Le 28 mai, place Taksim à Istanbul, dans les premiers jours des manifestations contre le gouvernement, une femme vêtue d’une robe rouge est aspergée de gaz lacrymogène par un policier. Le photographe Osman Orsal de l’agence Reuters immortalise la scène par une série de 4 clichés, dont l’un particulièrement retiendra l’attention du monde entier.
Les raisons de l’engouement
La contestation turque n’a pas de leader, mais elle a trouvé son icône. Ceyna Sungur, chargée de cours à l’Université technique d’Istanbul, incarne la jeunesse turque libre, éduquée et moderne, qui refuse la radicalisation de la société d’Erdogan. Elle symbolise la contestation liée à la crainte d’une dérive islamiste de la société. Nombre de manifestants dénoncent en effet les attaques du premier ministre Recep Tayyip Erdogan à l’encontre du droit des femmes (injonction à faire au moins trois enfants, restrictions imposées en matière d’avortement, port du voile). Max Fisher, journaliste au Washington Post, propose une analyse intéressante de la photo, dont voici un extrait : « La dynamique entre la femme en rouge et le policier sur la photo est fascinant, comme un microcosme qui montre la relation entre les Turcs révoltés et leur gouvernement, qu’ils perçoivent comme de plus en plus autoritaire. » Alors que les anti-Erdogan dénoncent depuis le début du mouvement la force de la répression menée à leur encontre, le cliché est devenu le symbole de cette brutalité.
C’est donc à cette posture de résistance tranquille, de détermination cool, que des milliers de manifestants ont choisi d’identifier leur mouvement.
Le cliché a inspiré beaucoup de commentaires et de reprises sur les réseaux sociaux. Dans les rues de Turquie, des déclinaisons de ce cliché placardent les murs. L’image est devenue un graffiti, un poster, une banderole, souvent accompagnée du slogan « Plus vous nous gazez, plus nous devenons forts. »
Une égérie de plus dans l’histoire des contestations
L’Histoire nous enseigne qu’il n’y a pas de contestation sans icônes. Certaines images, prises presque par hasard, font subitement le tour du monde tant leur symbolisme est puissant. Après la femme à la fleur durant la guerre du Vietnam, l’homme face aux chars de Tiananmen, Neda en Iran, la femme en rouge s’ajoute à la liste des icônes des grandes contestations de ce monde.
L’intérêt et la limite de ces clichés-icônes
Qu’apportent-ils ? L’apparition systématique d’icônes dans les contestations répond à ce besoin de rassemblement autour d’une figure héroïque. Les héros réaffirment la motivation, le courage, redonne du sens à ce que nous voulons accomplir. Tout comme l’homme se dressant devant les chars de Tian’anmen, semblant affronter à lui seul toute l’armée chinoise, la femme en rouge affronte avec détermination la violence policière souvent dénoncée.
Mais l’icône pour garder toute sa force doit conserver son caractère exceptionnel et hors du commun ; la symbolique qui s’en dégage en dépend. Pourtant, il suffit de jeter un œil à la presse pour constater la prolifération du terme « icône » dans les médias, au risque d’en arriver à le dénaturer et le dé-symboliser, par sa multiplication et son éphémérité.
Les nouvelles icônes de Taskim
A ce titre, la femme en rouge n’est plus la seule icône de la contestation en Turquie. Le 17 juin, « les hommes debout », comme ils se nomment eux-mêmes, se sont rassemblés, statues figées et contestataires, sur la place Taksim. Lancé par Erdem Gündüz, aussitôt suivi par d’autres, ce mouvement a suscité un engouement déjà extrêmement fort sur Twitter. Nombre de médias commencent déjà à parler des « nouvelles icônes de Taskim ». Actions symboliques, oui. Mais l’utilisation systématique des termes « icônes » et « égéries » est problématique. La femme en rouge, ne serait-elle finalement qu’une icône parmi tant d’autres ?
Bénédicte Mano
Sources :
Libération
France Info
Rue89
Europe 1
Slate
The Washington Post