Société

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités

Apple s’est lancée le 22 mai, face au congrès américain, dans un exercice périlleux : défendre ses choix en matière de fiscalité. Le constructeur est en effet régulièrement soupçonné d’optimisation fiscale, une pratique de plus en plus critiquée maintenant que les États, en pleine tourmente budgétaire, s’y intéressent. Dans la pratique, Apple a recours à plusieurs dispositifs lui permettant de payer un minimum d’impôts à l’étranger, grâce à des filiales en Irlande notamment. La société possède des liquidités colossales en dehors des frontières américaines, de l’ordre de 140 milliards de dollars, qu’elle se refuse à rapatrier sous peine d’en reverser plus d’un tiers sous forme d’impôts. Comble de l’absurdité du système, cela lui coûte moins cher d’emprunter de l’argent pour financer une opération de rachat d’actions que de rapatrier ces fonds.
Mais Apple n’est pas seule dans ce cas : Google, Amazon, Facebook comme d’autres ont recours à ces méthodes. Le problème est qu’en l’état, elles ne sont pas réellement illégales, elles profitent plutôt de failles dans la législation numérique, et notamment la législation internationale. Dès lors deux conceptions s’affrontent sur un plan moral : les géants de l’Internet arguent de la légalité des dispositifs mis en place, mais aussi de leur contribution déjà importante à l’économie, en impôts divers et par les emplois qu’elles créent. En face, les États constatent l’iniquité de la situation mais reprochent aussi à ces sociétés de ne pas respecter l’esprit de la loi.
On se situe donc au-delà du simple différend juridique puisque cette question engage une réflexion à la fois idéologique et morale.
C’est aussi un problème de communication. Ces différentes entreprises, en dépit des valeurs qui les distinguent, se veulent toute à la pointe de la technologie et font preuve de progressisme par ailleurs : Google offre à ses salariés des conditions de travail inégalées, avec de nombreuses commodités, tandis qu’Apple œuvre à réduire l’empreinte écologique de ses produits notamment par l’utilisation de métal et de verre, plus faciles à recycler que le plastique. De même, des efforts sont faits pour alléger le coût énergétique des installations chez Apple, comme chez Facebook ou Google.
Il y aurait ainsi une éthique à deux vitesses chez les géants du net. Jusqu’à il y a peu de temps, les pratiques fiscales des grandes compagnies demeuraient opaques mais surtout inconnues du grand public. On peut alors soupçonner que les pratiques de ces compagnies évoluent en fonction de l’image qu’elles renvoient au consommateur. De là on peut tirer un double constat : le soupçon d’une morale de façade est présent, morale orientée seulement dans le sens de la communication vers les consommateurs. Et surtout le pouvoir est, comme souvent, entre les mains des consommateurs. Le jour où ils exigeront plus de moralité dans les pratiques fiscales, les géants du net feront des efforts ; à l’image d’Apple dont l’image a été écornée par les multiples scandales touchant à ses fournisseurs asiatiques, au premier chef desquels se trouve Foxconn, et qui conduit aujourd’hui régulièrement des études évaluant les conditions de travail des ouvriers dans ses usines.
Il est malgré tout regrettable que de tels changements n’interviennent que sous la pression de l’image et des consommateurs. N’est-il pas ironique que Starbucks, qui ne vend plus que du café issu du commerce équitable,partenaire du label Max Havelaar, se voie aujourd’hui accusée d’évasion fiscale au Royaume-Uni ?
Ironique, oui.
Google, Amazon, Apple et Facebook totalisent à elles quatre plus de 250 milliards de dollars de chiffre d’affaires et un effectif de plus de 170 000 personnes, sans compter les différents sous-traitants qu’elles font vivre. À elles quatre, elles génèrent un chiffre d’affaires plus important que le PIB du Portugal ou de l’Irlande, équivalent à celui de la Finlande, et supérieur aux PIB du Luxembourg, de la Nouvelle-Zélande et de la Tunisie réunis.
Comme le disait l’oncle de Peter Parker au jeune homme qui s’apprêtait à devenir Spider Man : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ».
Cinq fois le PIB du Luxembourg, c’est un grand pouvoir.
Oscar Dassetto