Culture

La French Touch est-elle Made in France ?

 
Continuons notre dossier spécial made in France avec Le Gorille – le webzine musical du CELSA – qui nous parle de la French Touch. Cette dernière montre à quel point la construction d’un imaginaire est décisive, et que les Français eux-mêmes sont souvent les premiers à convaincre.

Produite en France, par des DJs et des graphistes français, il aura fallu la reconnaissance internationale pour que ce phénomène musical qu’est la French Touch soit pris en considération comme une production culturelle française à part entière.
Longtemps absente de la scène électronique, de son histoire et de son imaginaire, la France a finalement trouvé une place de choix, à partir des années 1990, à travers le mouvement French Touch.
Éloigné des codes de la musique française, la French Touch est un mouvement polymorphe qui naît au début des années 1990 et s’illustre par une facilité à s’exporter au-delà des frontières hexagonales. Elle est le fruit d’un ensemble d’artistes, issus de la même génération, qui investissent le champ de la musique électronique en renouvelant et en enrichissant son approche. De fait, outre la production musicale, le phénomène utilise avec habileté le domaine de l’image. Martin James, journaliste anglais considéré comme le premier à avoir utilisé l’expression « French Touch », précise :
« Pour beaucoup, il n’existait aucune règle précise quant à ce genre musical qui, selon moi, n’en était d’ailleurs pas un. Je définirais plutôt la French Touch comme un phénomène post-genre, caractérisé par ses références culturelles et son origine urbaine ou nationale, plutôt que par une forme musicale, une imagerie ou un comportement de type tribal comme en retrouve sur d’autres scènes musicales plus spécifiques. »
Une même génération d’artistes, celle des digital natives, se rencontre ainsi sous le chapiteau de la musique électronique. Les années 1990 sont celles de la culture du mix, du copié-collé, du détournement et sont marquées par l’utilisation d’un outil omniprésent : l’ordinateur. Ainsi, musiciens, labels, graphistes participent ensemble à la création de nouvelles écritures nourries par l’univers culturel anglo-saxon
La synergie entre musique et graphisme s’explique alors par la nature même de la musique électronique et par une philosophie commune qui s’incarne dans le rejet du star-system et de ses codes marketing. Ainsi l’esthétique de la French Touch a pour principe l’absence de représentation des artistes afin de donner une identité visuelle à une musique abstraite. En un mot, les protagonistes ont voulu mettre en avant la musique plutôt que la personnalité des artistes. Musicalement, la French Touch, c’est également une certaine chaleur donnée à la House à travers la prééminence de samples disco et funk, entre autres. Nick Clift, Directeur Marketing chez Astralerks Records, explique :
« Les Français savent donner du style, de la fraicheur, de l’énergie à la musique qu’ils produisent ! »

(Hold Up – Super Funk 1997)
Parallèlement, l’émergence du home studio participe pleinement de cette effervescence dans une atmosphère originelle déjantée, clandestine, droguée aussi. Cet esprit indépendant et l’affranchissement vis-à-vis des majors que permettent les nouvelles structures – le home studio en tête – donnent ainsi naissance à une liberté créative qui représente une part constitutive dans la mise en place d’une nouvelle esthétique, musicale et graphique. Entre 1993 et 2001, sous l’impulsion de la French Touch, les ventes du Bureau export de la musique française sont multipliées par 26, passant de 1,5 million à 39,3 millions de disques.
Si la chaleur apportée à la musique électronique par nos compatriotes DJ constitue l’élément caractéristique de la French Touch, le mouvement se caractérise également par un élan d’innovation en termes de communication artistique. En effet, la synergie entre graphisme et musique fut à l’origine d’une nouvelle manière de communiquer la musique.
Le savoir-faire French Touch : la communication 360˚ avant l’heure
Avant les années 1990, la production d’un projet autour d’un artiste était éclatée entre une multitude d’acteurs, chacun apportant sa patte à l’objet final. L’artiste écrivait ses titres et l’album était produit sous la contrainte financière imposée par le label. A la sortie de l’album, la production de clips et de visuels était l’apanage des services artistiques internes aux maisons de disque. La mise en scène des spectacles restait quant à elle secondaire, seules la musique et la personnalité de l’artiste ayant une réelle importance.
Si les graphistes américains et anglais investissent le support « pochette » dès le début des années 1970, il faut attendre en France les années 1990 et les débuts de la musique électronique pour que les hommes d’images commencent à quitter leur support privilégié, à savoir l’affiche.
C’est alors que se met en place une collaboration étroite entre les musiciens et les graphistes de la French Touch, pour accompagner chaque sortie musicale d’un univers pictural et scénique unique. L’identité visuelle, créée à partir des codes de la culture pop, est désormais déclinée sur tous les supports de communication permettant ainsi d’entourer l’artiste d’une image de marque cohérente et immédiatement identifiable.
En 1999, Antoine Bardou-Jacquet, l’un des deux fondateurs de l’atelier de graphisme indépendant H5, expliquait :
« Alors que dans une agence de pub ou une major tu ne rencontres pas l’artiste mais plein d’intermédiaires, des chefs de projet, de marketing, nous on travaille avec les labels dans la proximité, la confiance, la spontanéité. »
Et les ventes s’en suivent ! Adam Scott, disquaire indépendant à New York :
« Les Français font de très belles pochettes, c’est pour ça qu’ils vendent beaucoup d’albums »
L’album Super Discount d’Etienne de Crecy reste à ce titre l’un des exemples les plus marquants de la décennie 1990 et du savoir faire français en termes de communication par l’image. L’agence de graphisme H5, en collaboration avec le label indépendant Disques Solid, habille l’album d’une pochette forte en couleur qui détourne les codes de la société de consommation pour un impact visuel maximum – pochette qui servira plus tard de tatami à deux judokas un peu allumés sur le clip « Prix Choc » et qui sera revisitée en rose pour le second volume Super Discount 2.

Et à ceux qui douteraient de l’existence d’une véritable intention stratégique, les petits génies du marketing qui composent le duo Daft Punk répondent lors d’une interview donnée au magazine Coda en Juillet 1998 :
« On a travaillé de très près sur les pochettes, les vidéos. Ca a été notre plus gros boulot de l’année 97. Finalement, les moments de création qu’on a eus en 97, c’était par rapport à toute la production audiovisuelle. »

Et c’est ainsi qu’on retrouvera sur les trois premiers albums studio du groupe un seul et même logo, abrasif à souhait et décliné en couleurs et en matière pour une image de marque toujours intacte aujourd’hui !
Nul n’est prophète en son pays : la French Touch et le jeu de miroir du Made in France
Inspirés des productions House de Chicago et Detroit, les DJ français s’approprient donc la frénésie mécanique propre à cette musique. Ainsi, la French Touch est fondée sur un paradoxe : voilà une production perçue comme française, dont les DJ sont Français, dont les graphistes sont formés dans des écoles françaises mais dont les racines se trouvent principalement outre-Atlantique et outre-manche. De plus, même les influences plus larges dépassent le cadre hexagonal. Eric Morand, co-fondateur du label F Communications (dont le logo détourne le macaron France destiné aux voitures) raconte :
« Mes parents écoutaient Brel et Brassens. Moi, je n’écoutais que de la disco américaine, plutôt soul… »
Toutefois, cela n’empêche pas les journalistes les plus cocardiers d’y trouver quelque fierté mais aussi une certaine confusion :
« On a affaire à une musique dont les bases sont essentiellement françaises : la disco (sic), le trip-hop… La musique électronique française s’exporte précisément parce que ses bases sont aussi bien en France qu’aux Etats-Unis ou en Angleterre. C’est la première fois qu’on assiste à ce phénomène » comme le souligne le journaliste musical Christophe Basterra.
Au-delà même de la question des influences, les caractéristiques propres à la musique électronique interpellent. Si les canons de la musique française sont ceux admirablement tenus par Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Léo Ferré, Alain Bashung, Claude Nougaro et autres tauliers, alors Laurent Garnier, Quentin Dupieux*, Étienne de Crécy ou Thomas Bangalter sont loin de correspondre aux standards hexagonaux. D’un point de vue linguistique, voilà une musique sans parole à proprement parler, et quand parole il y a, elles sont le plus souvent chantées en Anglais. Profitant d’une musique où le texte tient un rôle mineur, la French Touch ne rencontre donc pas la barrière de la langue. La barrière linguistique, la French Touch la rencontre paradoxalement en France où on ne peut proposer une musique « made in France » sans respecter un cahier de charges et la question des quotas à une époque où les clips étaient davantage diffusés à la télévision que sur internet :
« Quand on faisait une vidéo et qu’il fallait qu’elle passe sur M6 ou sur MCM, il y avait les histoire de quotas de chansons françaises. Or, pour nous qui faisions des chansons destinées à un public international, il fallait qu’il y ait un petit peu de Français. Sinon, on était classés, nous artistes français, dans la même catégorie que les artistes américains. Pour Flashback, on a fait un clip qui est entre le clip et le court-métrage avec des dialogues en français pour entrer dans les quotas français ; ce qui a permis à la vidéo d’être diffusée efficacement » détaille Eric Morand du label F Communication.
Cette barrière de la langue fut justement l’un des obstacles du rock français dont l’export (cf vidéo) pâtit de textes uniquement destinés au public francophone. La patte française de la French Touch aura donc été cette capacité à s’affranchir des contraintes françaises pour mieux les affirmer à l’étranger. Alors que le Made in France cible un marché essentiellement national et trouve d’autant plus d’échos que résonnent les clairons patriotiques en ces temps de troubles, le phénomène French Touch a progressivement permis à la France de s’imposer sur l’échiquier de la culture pop. La French Touch ou l’entrée de la musique française dans la mondialisation :
«  À la fin des années 1990, qu’on soit à Tokyo, à Paris, à New-York, à Londres ou à Singapour, on est une génération qui a les mêmes repères, qui sait utiliser les nouvelles technologies : les frontières se sont abattues » juge  Jérôme Viger-Kohler, organisateur des premières soirées French Touch en France.
Contrairement au Made In France, dont la présence en tant que label est censée garantir un certain succès au produit estampillé, il aura fallu que le phénomène French Touch triomphe d’abord à l’échelle internationale avant que les médias français cocardiers s’en gargarisent pour vanter les mérites de leurs compatriotes dans un pays qui s’est toujours montré soucieux de son rayonnement international et d’un éventuel déclin de son influence culturelle :
« Au début, c’était le Tiers monde aussi, maintenant c’est le Koweit (rires). On a vu que ces gens là étaient reconnus à l’étranger mais n’avaient pas leur place dans les clubs parisiens à l’époque. C’était complètement absurde puis on est passé du truc branché chez nos voisins en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis ou au Japon à quelque chose qui a pris en France » poursuit Jérôme Viger-Kohler.
Nul n’est prophète en son pays…
 
Gianluca Pesapane
Antoine Benacin
Visitez le site du Gorille, le webzine musical du CELSA
Sources :
French Touch, le catalogue de l’exposition des Arts Décos
Reportage « French Touch », TV5
L’émission French Touch de Pop etc. sur France Inter

Société

« L'oxygène est un vieux souvenir, Mes poumons, touche si tu oses ! »*

 
Dans la lutte anti-tabac, les pays ne manquent pas d’originalité et les campagnes de santé publique se multiplient et tentent de se surpasser les unes et les autres. Cependant, ces dernières années, un nouvel élément a créé le changement. En première ligne, il y a le traitement du « choc », désormais acteur principal de la communication autour de la méchante cigarette. Si les publicités en faveur du tabagisme sont censurées sur tous les médias depuis les années 90, tous les efforts se concentrent aujourd’hui sur des campagnes contre la cigarette, l’ennemi public n°1.
A travers le monde, la recherche de créativité et d’innovation des messages anti-tabac se fait de plus en plus vive, et toujours sur cette même tendance : choquer pour mieux régner.
Rendre le packaging le moins glamour possible… Check !
L’une des premières mesures marquantes semble être le concours du gore sur les paquets de cigarettes eux-mêmes. La photo choquante est donc de mise, de la Thaïlande au Brésil, en passant par Singapour ou même les États-Unis.
L’objectif ? Rendre le paquet repoussant, voire honteux, face à une industrie du tabac qui semble utiliser le paquet lui-même comme un outil promotionnel et glamour pour séduire le public, et le plus jeune possible.
Les conséquences ? Il semblerait que ces images soient relativement efficaces par rapport aux anciens messages purement textuels. Elles attirent l’attention et montrent de manière plus immédiate les conséquences physiques du tabagisme. Voir ce à quoi l’on a échappé en arrêtant de fumer serait donc l’une des solutions. Cette idée réside dans le discours même des professionnels de la lutte contre le tabagisme ; on y observe un rejet du terme « choc » pour présenter ces images comme « informations sur les complications pour la santé liées à la consommation de tabac ». Vraiment ? Parce que lorsque l’on regarde réellement ces photos, le choc est bien là et donne légèrement envie de laisser le paquet dans son sac…
Le jeu sur l’émotion… C’est en Thaïlande !
Face au gore, nous avons une toute autre ligne de conduite : l’émotion. Le traitement du choc s’insère donc aussi dans une logique quasi manipulatrice qui exploite l’émotivité de nos chers fumeurs pour les amadouer et les faire arrêter.
Le meilleur outil ? Les enfants ! Quoi de mieux qu’une bouille enfantine pour crier au malheur de la cigarette et participer à la prise de conscience des effets nocifs ? La vérité sort toujours de la bouche des enfants, ne l’oublions pas !
Une vidéo thaïlandaise illustre tout à fait ce propos en mettant en scène deux éléments plutôt efficaces dans l’impact du message : ces fameux enfants plus responsables qu’on ne le croit et l’aspect caméra cachée pour saisir les réactions au naturel. La fondation Ogilvy Thailand est à l’origine de cet émouvant spot publicitaire et c’est un véritable succès sur la toile :

La Palme du politiquement incorrect… La censored French touch !
Si nous continuons notre petit tour du monde, c’est en France qu’il faut s’arrêter ! En effet, en matière de flirt avec les limites du message communicationnel, il semble falloir mentionner la campagne française « Fumer, c’est être l’esclave du tabac » et sa fumeuse association.

Ici, l’addiction à la cigarette est comparée à une soumission sexuelle dans un message confus, voire abusif. Cette campagne de la DNF (l’association Droit des Non-Fumeurs) réalisée par BBDP & Fils choque pour toucher les adolescents, de plus en plus nombreux à commencer à fumer. Hautement critiquée, cette affiche soulève de nombreux débats. Les associations de victimes de sévices sexuels crient au scandale et ces images seront quasiment censurées. Cependant, cette fois-ci, on l’assume : « Les adolescents sont soumis à près de 2000 messages publicitaires par jour et les visuels « chocs » sont les seuls moyens de capter leur attention. » déclare la DNF, fière de son traitement du borderline.
« Sexe, clope et pub : le mauvais ménage à trois » chez Marianne 2 ; « Pub anti-clope : ça taille sévère » chez Libération ou encore « La nouvelle campagne contre la clope casse sa pipe » sur France Info… Les médias s’en sont donnés à cœur joie sur ce politiquement incorrect français.
Néanmoins, il faut aussi féliciter la French Touch pour le spot publicitaire qui accompagne ces affiches et qui fait preuve d’une intelligence et d’un message de qualité. Je vous laisse apprécier :

Et la palme d’or du gore revient aux… British !
Les Anglais sont bel et bien les rois du choc efficace ! Depuis quelques années, ils se sont réellement penchés sur cette question du tabagisme comme fléau social de notre siècle et ont tenté d’œuvrer pour une réduction massive du nombre de fumeurs dans leur pays.
En 2005 notamment, trois institutions se sont rassemblées pour créer une nouvelle campagne : la British Heart Foundation, Cancer Research UK et National Health Service. Ils se sont alors posés une question juste et pertinente : « comment délivrer de manière efficace un message dans un monde où le choquant ne choque finalement plus ? »
En jouant sur les témoignages et le visuel, les campagnes qui ont découlé de cet effort ont réussi sur plusieurs points intéressants. Les malades ont été présentés comme les miroirs des fumeurs, comme le reflet de ce qu’ils pourraient être. Un lien a été créé entre l’image de la maladie et la cigarette elle-même. Enfin, en assumant totalement l’exploitation des ressources de l’émotion, les enfants ont été montrés comme la cible principale du tabagisme passif. Néanmoins, il faut tout de même souligner que ce fut un véritable succès : pendant la campagne, près de 225 000 fumeurs ont demandé de l’aide pour arrêter.
Parmi la grande série de spots publicitaires qui sont nés de cette première initiative, en voici les deux plus marquantes : attention, âmes sensibles s’abstenir !
La graisse dans les artères, ou « the fatty cigarette » :

Les caillots dans le sang, ou la campagne « Under my skin » :

En 2012, les Anglais reviennent en force avec leur nouveau spot qui montre de manière explicite les mutations qui se produisent toutes les 15 cigarettes et susceptible d’engendrer un cancer. Le gore est en première ligne et semble presque jurer avec la pudeur anglaise tant réputée.

De nombreux éléments sont donc exploités à travers ces campagnes : le gore, le choc, l’émotion, le côté réel du témoignage, les effets sur les enfants et le flirt avec le politiquement incorrect… Tout ! Les Anglais semblent prêts à tout pour lutter contre le Mal du siècle, la cigarette.
Et si vous avez envie de voir encore plus d’exemples, je vous invite à aller lire l’article d’un collègue du Celsa sur son site Advertising Times.
* M, Je suis une cigarette
 
Laura Lalvée
Sources :
Rue89
Atlantico
Publigeekaire.com
The Advertising Times

Culture

Les Revenants, héritiers culturels

 
Dès qu’on étudie Les Revenants d’un point de vue culturel, on voit à quel point la série ne cesse de puiser dans un héritage sériel très américain. Pour autant, la série invente un univers purement français. Alicia Poirier N’Diaye, Margaux de Thoisy, Anouk Renouvel et Manon Conan montrent que ces influences sont ici intégrées pour créer un objet sériel novateur -et c’est peut-être la plus belle qualité de cette série.
Les Revenants ou l’incroyable métempsycose d’un film en série
La série française Les Revenants peut s’apparenter à une forme de renaissance, voire de résurrection, du film de Robin Campillo sorti inaperçu dans nos salles en 2004. Le traitement cinématographique d’un récit tel que celui des Revenants pose éminemment la question de la figuration de ces fantasmes. Doit-on prendre le parti pris de la matérialité ou de l’immatérialité ? Oscillant entre la forme spectrale ou le zombie, le revenant est un être insaisissable et par conséquent difficile à représenter. Tantôt classés dans la catégorie des morts-vivants, tangibles, tantôt dans celle des fantômes, intangibles, les revenants sont des entités floues qui mettent à l’épreuve le dispositif cinématographique. S’il est possible d’observer des constantes certaines du film dans la série, il est aussi important de noter l’originalité de cette sérialisation.
D’emblée, Gobert prend le parti de conserver la représentation des revenants comme des corps en – chair et en os -, de la même manière que dans le film de Campillo. La démarche lente et saccadée des revenants se propage sur les autres personnages inoculant à l’ensemble du film et de la série un rythme particulièrement déroutant. Notons un travail important du jeu d’acteur concernant leurs gestes, déambulations et leurs regards. En effet, dans le film tout comme dans la série, le regard des revenants transperce et transforme la physiologie et le fonctionnement des vivants, à l’exemple d’Adèle, dans la série, influencée par Simon, ou Rachel contaminée d’une certaine manière par Mathieu. Ce regard pénètre aussi l’espace du spectateur oppressé par la présence récurrente de regards caméras ou de regards vides et désaxés, à l’instar de personnages tels que Victor ou Lucy.

Rachel et Mathieu, Les Revenants, Robin Campillo, 2004.
Les Revenants apparaît comme une série où les corps sont très présents, voire surprésents. En effet, le corps s’avère substantiel pour traiter cette thématique. Un corps déjà mort ne peut être que fascinant, d’autant plus si l’on prend le parti de donner une présence physique et une consistance charnelle aux revenants. Le corps de ces êtres singuliers captive autant le spectateur que les autres personnages qui ne cessent d’entrer en contact physique avec eux. Que cela passe par la violence (Toni donne des coups de pelle à son frère), la sexualité (Simon et Adèle ou Lucy et Jérôme) ou la tendresse (Claire et sa fille Camille), les corps se confondent, se métamorphosent, disparaissent et se déchirent pour donner aux revenants une sensation de vie. L’épreuve du corps vient dire la présence paradoxale mais néanmoins sensible des revenants.
Objets cinématographiques proprement hybrides, le film et la série n’entrent pas dans un code en particulier mais oscillent d’un genre à un autre tout en conservant le fantastique comme port d’attache. Tous ces corps proprement troublés engendrent une atmosphère mystique proche de l’univers de David Cronenberg, de John Carpenter, ou récemment du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Dans Oncle Boonmee, le réel est sans cesse taraudé par le surnaturel, les fantômes surgissent dans la jungle comme des apparitions magiques sous la forme de surimpressions. S’il est possible de noter des constantes entre le film et la série dans le traitement général de la figure des revenants, il est aussi essentiel de noter certaines variations dans le traitement du récit.

Oncle Boonmee
D’un point de vue stylistique et artistique, le film se rapproche plus d’une esthétique réaliste quasi documentaire, laissant le spectateur de marbre lorsque l’extraordinaire surgit au milieu de l’ordinaire. L’atmosphère dans laquelle nous plonge Campillo dans son film semble beaucoup plus spectrale et pastellisée par rapport à la série plus sombre et brutale. Campillo adopte une esthétique lumineuse dans l’ensemble du film qui devient lui même diaphane et donc proprement fantomatique. La répétition de plans d’ensemble sur les revenants dans la rue témoigne notamment de cette esthétique plus solaire, comparée à la série plus lunaire.
En revanche, la singularité de la série tient à son ambition plastique, et notamment sa stylisation. Inspirée par les photos de l’américain Gregory Crewdson, la photographie de la série, dirigée par Patrick Blossier et travaillée notamment par la lumière et le contraste des couleurs, parvient à propager une atmosphère inquiétante et fantastique. L’utilisation de l’effet de « tilt-shift » permettant des distorsions et des décrochements plastiques, et du flou artistique participent à l’esthétisation des scènes et renforcent de même une sensation d’étrangeté et de décalage, renforcée par la musique du groupe écossais Mogwai. Ce phénomène se traduit aussi par la multiplication des échelles de plans qui contribue notamment à une forme d’altération des corps relevant de ce que Philippe Arnaud nomme la « tératologie scalaire ».
Ainsi, la série flirte davantage avec le film gore dans certaines scènes, notamment avec Serge et ses actes de cannibalisme, qui renvoient au film de vampires suédois Morse (2008 – Tomas Alfredson). En effet, dans la série, le sang est une constante qui n’est nullement l’apanage du film, viscéralement plus timide, de Campillo. Si le film tient plus de l’ordre de la suggestion, la série tient davantage de celui de la monstration.

Morse, Tomas Alfredson, 2008.
Même si le principe du traitement de la figure des revenants dans le film et dans la série semble similaire dans le fond, on constate cependant quelques variations en terme de forme et d’esthétique qui permettent aux deux productions de jouir d’une poésie unique.

 
 
 
 
 
Les Revenants ou l’héritage assumé des séries américaines
Tout en marquant un tournant dans l’histoire de la série télévisée française, Les Revenants s’inscrit clairement dans un paysage télévisuel très américain. Les scénaristes admettent volontiers des références telles que Lost ou Six Feet Under comme modèles pour leur série, sans pour autant produire une simple copie française d’un succès anglophone.
Le succès des Revenants tient peut-être au fait que le téléspectateur français a l’œil exercé depuis une dizaine d’années à un type de récit mêlant le quotidien ordinaire d’un groupe de personnes (famille, quartier) à des événements extra-ordinaires qui le touchent directement.
Par exemple, on sait depuis les premiers épisodes de Six Feet Under que la mort comme thème initial ne signifie pas nécessairement enquêtes glauques et détails gores, mais peut être habilement intégrée dans une chronique familiale qui traite de la sexualité, de l’éducation ou encore de la religion.
L’inscription d’une série dans un lieu cerné, souvent un quartier ou une ville, est une caractéristique importante des fictions américaines : dans Desperate Housewives, Wisteria Lane constitue l’unique décor, ou presque, des aventures mystérieuses ou quotidiennes des héroïnes. L’arrivée de nouveaux habitants chaque année, leur intégration et la méfiance qu’ils provoquent parfois composent le moteur principal de l’intrigue, et fait avancer chacun des personnages dans son histoire familiale. Les Revenants reprend cette thématique : que faire face à l’intrusion d’un corps étranger qui perturbe l’équilibre des foyers ? Comme dans Desperate Housewives, Fabrice Gobert expose des histoires intimes individuelles qui s’avèrent liées entre elles : Tony, employeur de Lucy et propriétaire du bar où Léna passe le plus clair de son temps, est également le frère de Serge, l’un des revenants. Ces liens entrent les personnages laissent apparaître l’éventualité d’un destin commun à tous.

L’influence la plus flagrante reste cependant celle de l’œuvre de J.J. Abrams, Lost. En effet il s’agit dans les deux cas d’une cohabitation, voire d’un affrontement, du groupe de personnages principaux (les habitants de la ville dans Les Revenants / les survivants dans Lost) avec un groupe opposé, potentiellement menaçant (les revenants/les Autres). Cette menace a également pour caractéristique d’agir subrepticement dans la vie des héros, du moins dans la première saison. Elle s’introduit sous une forme familière dans la série française, et forme un écho lointain (bruits inquiétants ou phénomènes étranges) dans la série américaine. La cohabitation est d’autant plus forcée que l’intrigue se déroule sur un territoire anormalement circonscrit. La scène particulièrement anxiogène où Julie, Laure et Victor tentent en vain de s’enfuir de la ville en voiture rappelle la fuite impossible de Michael et son fils Walt, dont le radeau est irrésistiblement attiré par l’île, à la fin de la première saison de Lost.
Autre parallèle intéressant, les relations conflictuelles entre les héros et « les autres » prennent dans les deux séries la forme d’un enfant revendiqué par les deux partis. Le bébé de Claire, né sur l’île (Lost) et celui qu’attend Adèle, conçu par un revenant, cristallisent par leur statut particulier les enjeux de l’affrontement. Si Claire, un temps séquestrée par les Autres alors qu’elle est enceinte, reparaît vite aux côtés de ses compagnons dans la première saison de Lost, on attend de voir le sort réservé à Adèle dans la seconde saison des Revenants.
Enfin, les deux séries voient l’émergence d’une figure de leader spirituel, qui trouve dans cette situation nouvelle une opportunité de s’illustrer : John Locke (Lost) et Pierre, le responsable de La Main Tendue (Les Revenants) font preuve d’un calme et d’une assurance anormale, qui rassurent autant qu’ils dérangent. Cette aisance dans les situations a priori extraordinaires provoque les soupçons des téléspectateurs. En endossant le rôle du prophète, ces deux personnages personnifient l’aspect mystique, voire religieux des deux séries.
La fin de la première saison de Lost signait un changement de ton très net avec la suite de l’intrigue. Si le scénario tournait jusque là autour de l’adaptation des survivants à leur nouvel environnement, la découverte de la trappe annonçait le début d’une histoire nouvelle, plus complexe, dilatée dans le temps et l’espace. On a beaucoup reproché au final des Revenants de ne pas répondre aux nombreuses questions suscitées par les épisodes précédents. La fin du huitième épisode, plus fantastique que le reste de la saison, pourrait également signifier une rupture importante. La horde de revenants qui avance lentement vers la Main Tendue a peu à voir avec les morts fringants et pleins de désir que l’on a suivis individuellement. S’il n’apporte pas les réponses escomptées, ce final clairement fantastique laisse envisager de belles possibilités quant à la prochaine saison.
De Twin Peaks aux Revenants : séries jumelles ou simple hommage ?

Deux jeunes filles rentrent chez elles, l’une revient à la vie, tandis que l’autre a tout juste réchappé à la mort. Les images, les plans, les idées sont manifestement parallèles, mais pas identiques. Alors que Les Revenants questionne sur le retour des morts parmi les vivants, Twin Peaks se focalise sur la raison de la disparition d’une jeune fille. Elles se rejoignent tout de même : lors de chacun des épisodes, il est question de la mort d’un être cher, et plus particulièrement de la perte – physique ou psychologique – d’un enfant (Camille, Victor, Laura, Audrey). Ainsi, il est aisé de rapprocher Camille, sœur jumelle disparue des Revenants et Laura, jeune fille violemment assassinée de Twin Peaks. La réaction des parents est identique – même si la temporalité n’est pas la même (l’action se déroule quatre ans auparavant dans Les Revenants, et dans le présent pour Twin Peaks) : la mère complètement anéantie, le père qui tente de se rattacher au monde tant bien que mal.
La relation père/fille est abordée avec une certaine attention, et ce dans les deux séries, notamment au niveau de la culpabilité. Culpabilité du père de Léna (sœur jumelle des Revenants qui est restée en vie) : on apprend qu’il aurait battu sa fille quelques années auparavant ; culpabilité du père de Laura, se traduisant par un chagrin infini et le refus de laisser partir sa fille (il danse avec son portrait, s’accroche à son cercueil), culpabilité qui prendra toute sa mesure dans l’épisode final. De plus, la relation d’Audrey Horne (camarade de classe de Laura et Donna dans Twin Peaks) avec son père étant difficile et conflictuelle, il lui annonce dans la saison 1, que si Laura vient juste de mourir, ça fait des années qu’il a perdu sa propre fille. Les séries traitent aussi de relations de complicité : le père de Donna et sa fille sont très proches (bien plus que Donna et sa mère), et de même, entre Camille et son père, on constate un lien très fort – bien plus qu’avec Léna, ou avec leur mère. Les pères et leurs filles se comprennent.

 
 
 
 
 
Les similarités ne s’arrêtent pas là : il est flagrant que le décor est pratiquement identique. Une petite ville, perdue entre une forêt inquiétante, des montagnes et bien sûr un lac. L’eau est particulièrement présente dans ces deux séries. Symbole ultime de la vie, elle disparaît peu à peu dans Les Revenants, au fur et à mesure que les morts reviennent – comme nous le verrons plus en détail demain. L’eau est aussi omniprésente dans le générique de Twin Peaks. On note d’ailleurs que dans Twin Peaks, les enquêteurs, bien vivants, ne cessent de boire du café (composé en majorité d’eau, surtout quand il est américain !). Les « zombies » des Revenants, eux, ont toujours faim et dévorent, engloutissent, toute la nourriture à leur portée.

La découverte du corps de Laura Palmer.
La présence du pub, unique lieu de rendez-vous de tous les habitants, quelque soit leurs âges, est à noter : Lake Pub (Les Revenants) contre Road House (Twin Peaks). La symétrie des noms est frappante : l’hommage est ici bien présent.
On peut aussi citer la présence d’un meurtrier sanguinaire qui s’attaque aux jeunes filles et terrorise ainsi la population locale. Avec en fond sonore, une bande originale récurrente. Elle semble bercer les téléspectateurs avec sa nostalgie (des morts ?) mais aussi les inquiéter par son ton lancinant.
Le dernier détail qui met en relation les deux séries est la présence « d’étrangers » dans les deux villes : l’agent Cooper (FBI) et Lucy (serveuse au Lake Pub). Le premier a un rôle bien plus important : il est l’image même du téléspectateur, découvrant la ville, ses habitants et ses intrigues en même temps que lui. C’est alors qu’on comprend, dans un cas comme dans l’autre, que ces villes imaginaires sont constituées d’une population de marginaux, formant un tout plus ou moins uni. L’agent Cooper et ses rêves mystiques peuvent être comparés aux visions de Lucy lors de rapports sexuels. Tous deux semblent être la clé, celle qui nous permettra de résoudre tous les mystères rencontrés : Lucy, qui semble tout savoir et prend la tête des revenants, l’agent Cooper, qui a confiance absolue en son inconscient omniscient.

Mais là où les deux séries se rejoignent plus particulièrement, c’est surtout dans cette idée de poser de nombreuses questions, notamment sur la mort. Mais ces dernières restent sans réponse. Le téléspectateur n’est pas censé être passif, comme dans un soap opéra lambda (dont on peut même apercevoir des extraits dans Twin Peaks : Invitation à l’Amour). C’est lui-même un acteur de l’intrigue : s’il veut comprendre, il doit se creuser les méninges. Et c’est peut-être là tout le génie de ce genre de série.
“To be French or not to be?, that is the question”
Nous venons de voir que Les Revenants puise dans un corpus culturel large, allant de Twin Peaks à Lost, principalement. Pour autant, la série n’a-t-elle pas une identité propre? Certes, cette part d’héritage est indéniable mais nous ne pouvons pas réduire cette série au rôle de pâle copie. En effet, elle s’inscrit dans un subtil et agréable entre-deux : elle emprunte et s’inspire des séries américaines et en même temps affirme et revendique son identité et ses spécificités propres. Qu’on se le dise, Les Revenants est bel et bien une série française !
Tout d’abord la série est typiquement française dans son traitement et son approche de la thématique des revenants. En prenant le contre-pied de toutes les autres séries, Les Revenants ne mise pas sur un fantastique exacerbé. Au contraire, nombreux parlent d’un fantastique « discret » ou encore d’un fantastique « diffus et atmosphérique ». Toute la particularité française se dévoile ici ; le fantastique est le cœur de la série et ne crève pourtant pas l’écran. Il colore juste subtilement l’histoire, apportant ainsi la nouveauté suffisante : ni trop, ni trop peu. Des revenants agressifs ? Inhumains ? Défigurés ? Non merci! La série là encore innove et se démarque, l’accent est en effet mis sur les caractéristiques psychologiques des personnages, aussi bien de ceux qui reviennent que de ceux qui sont confrontés au retour. Ce traitement inédit permet dès lors de poser des questions nouvelles : comment vivre avec, non pas le deuil, mais le retour ? Comment percevoir l’autre ? Faut-il en avoir peur ? Peut-on les considérer comme pleinement humain ?
Le lieu contribue également pleinement à asseoir l’identité française de la série : une ville de montagne qui incarne un certain folklore à la française : les paysages, les maisons propres à ces régions montagneuses. De plus le clocher qui apparaît au fur et à mesure que l’eau du barrage baisse, semble faire référence aux vieux villages français qui se déployaient autour du centre névralgique que représentait l’église.
Les Revenants, contrairement à ses comparses américaines, ne met pas en scène un seul et unique héros. Un héros charismatique, qui attire l’attention de tous. Au contraire les créateurs de la série ont pris le parti de suivre de près six revenants, tous très différents.  Des personnages qui  incarnent chacun à leur façon une facette du héros à la française. En effet, on retrouve par exemple dans la série la stricte application du célèbre dicton « laver son linge sale en famille » avec  Serge et Toni. Une autre spécificité française se fait sentir à propos de la représentation de l’autorité : une forte défiance de la part des habitants. Le personnage de Thomas, le capitaine de police incarnant l’autorité, fait peur. Des contres pouvoirs s’organisent très rapidement notamment à travers la Main Tendue et Pierre qui décident de recueillir et cacher les revenants.
Nous ne pouvons plus à présent nier les particularités françaises de cette série, certains vont même jusqu’à parler de renouveau de la série française. Mais qu’en est-il réellement? Certes, les créateurs des Revenants ont parfaitement réussi à mêler héritages étrangers et traditions françaises. En effet, la série intègre l’usage des cliffhangers jusque là réservés aux séries américaines, elle pose également plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, et finalement elle met le téléspectateur dans une posture inédite d’enquêteur notamment via Internet. Et si justement ce renouveau menait à la perte définitive du genre sériel français ? Les Revenants semble être la série qui incarne à elle seule et à la perfection le malaise des séries télévisées françaises : elle symbolise la recherche difficile d’une identité propre et assurée. La transposition est d’ailleurs troublante : au départ la série adopte un traitement du fantastique et de la thématique des revenants très français, puis peu à peu un glissement s’opère vers un traitement du fantastique cette fois très classique : les revenants connaissent des mutations étranges, ils deviennent agressifs, aucune cohabitation n’est envisageable, etc. Finalement il semblerait que la série ne sache pas où se situer dans cet entre-deux : plus du côté français ou plus du côté anglo-saxon ? Puisse la saison 2 nous apporter des réponses.
 
Alicia Poirier N’Diaye (pour « Les Revenants ou l’incroyable métempsycose d’un film en série »)
Margaux De Thoisy (pour « Les Revenants ou l’héritage assumé des séries américaines »)
Anouk Renouvel (pour « De Twin Peaks aux Revenants : séries jumelles ou simple hommage ? »)
Manon Conan (pour « To be French or not to be? That is the question »)
 
Sources de « Les Revenants ou l’incroyable métempsycose d’un film en série» :
Telerama
Sources de « To be French or not to be? That is the question »:
L’Express
Huffington Post