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Les Fantômes de la Fantasmagorie selon Pierre Delavie, ou comment les tremblements de l’histoire s’exposent sur les pierres augustes du Grand Palais

 
Qu’est-ce qu’une « fantasmagorie » ?
 Pour le savoir, il convient (comme souvent quand on se pose une question fondamentale en termes d’études visuelles) de se retourner vers Walter Benjamin. Celui-ci la considère comme cet art pré-cinématographique qui consiste, par un jeu de lumière particulier, à faire apparaître les entités fantasmatiques, ectoplasmiques, fantomatiques d’une époque. C’est la version temporalisée du kaléidoscope, mais c’est également la version heuristique des spectacles de foire et de l’usage « sensoriel » des images. Aussi la « fantasmagorie » deviendra-t-elle, pour le philosophe, l’objet et la méthode, par excellence, dont la Modernité s’est dotée pour actualiser au passé la vérité de la Marchandise, de la Ville, de l’Argent ou de l’Accès.
Loin de se réduire à un jeu d’ombres, la fantasmagorie produit alors une connaissance à travers le choc de la rencontre entre les différentes strates d’une Histoire et de ses objectivations. Toute la théorie postmarxiste va mettre ses pas dans ce cheminement fantomal : le « spectre » du capitalisme et du marxisme, ou encore « les spectres de Marx », voient défiler une « hantologie » (Derrida) des textes et des figures d’un passé révélateur – comme dans un bain « échographique » (Derrida encore) – de corps et de corpus voués à revenir nous parler.
La fantasmagorie est une phénoménologie dansée
Mais la fantasmagorie peut également se voir comme une pratique qui trouve une formule expressive parfaite – technique (comme média), spirituelle (comme outil médiumnique) et artistique (comme medium d’expression) – dans la danse. L’agorie des phantasmes s’apparente alors à une chorégraphie de fantômes. Walter Benjamin ne s’y trompe pas :
« Il faut penser aux tableaux magnifiques d’Ensor où des spectres emplissent les rues des grandes villes : des petits bourgeois affublés de déguisements de carnaval, des masques enfarinés déformés, des couronnes de paillettes sur des fronts virevoltent à perte de vue. Ces tableaux ne sont peut-être rien d’autre que l’image de cette renaissance effrayante et chaotique en laquelle tant de gens placent leurs espérances. »
 Des tableaux d’Ensor à la mode des zombies (de Romero à Cosmopolis ou au comics-mis-en-série The Walking Dead), la peinture sociale continue au 21ème siècle d’afficher sa prédilection esthétique pour les motifs de la foule, de la « mobilisation » et de la procession de morts-vivants. Sauf que, accès et participation numériques obligent, la fantasmagorie 2.0. prend volontiers les habits de la mascarade et du carnaval cathartiquement gore que l’on appelle les « Zombie Walk ». Dans une sophistication électronique de la séance seventies du culte The Rocky Horror Picture Show, le spectacle fantomagorique se fait grandeur nature, au sens où les artères des métropoles déversent le flux symbolique des cortèges aux couleurs « emo dark » et aux ralliements « hémo-pride ».
Pierre Delavie et la « Néo »-fantasmagorie
Villes qui marchent ; rues qui s’étalent en corps-marchandises ; espaces marchands. Plus que jamais en 2014, la fantasmagorie désigne la culture du marché et le règne des industries culturelle. La salle de spectacle se fait spectrale, le magasin se fait magazine et la rubrique se fait rayon. Le Grand Magasin confond les lois du marché et du Musée.
 Pierre Delavie s’inscrit dans cette jeune tradition des transformations plastiques qui investit l’histoire attestée ou fantasmée des tectoniques urbaines et de leurs images. Manipulant les lieux à la fois comme un poète des matériaux et des murailles – citant la mythologie (Amphion) -, comme un analyste des rêves enfouis dans la pierre – citant la psychanalyse – et comme un conteur des fictions encapsulées dans les objets – citant la tradition des affabulations vraies, des trompe-l’œil et des grandes illusions -, Pierre Delavie rend vives et dansantes les pierres en les confrontant à leurs propres spectres intimes.
 Après le détournement de la Canebière (Marseille Capitale de la Culture 2013) et le chamboulement de l’Hôtel des Postes (Lille 3000 Fantatisc 2012), voilà que Pierre Delavie s’attaque au Grand Palais à l’occasion de la nouvelle grande exposition consacrée à Auguste, le premier Empereur romain.
Les Fantômes du Grand Palais
Et il est peu de dire que la fantasmagorie y est multiple. Elle décline tout le spectre des couches historiques, archéologiques et figurales qui traversent ce Monument de la Monumentalité qui s’appelle le Grand Palais. Alors que les forums (dont les agoras sont les spectres) de Rome sont directement évoqués au sein de l’exposition, l’œuvre de Pierre Delavie nous rappelle in foro externo l’influence « néo »-romaine de son édification à la fin du 19ème siècle. « Capitale du 19ème siècle », Paris est alors traversé par les avant-gardes de l’Art Nouveau qui triomphent sous l’Arc industriel et marchandisé des Expositions Universelles. En 2014, la nuit qui tombe sur la façade en fait refléter tous les fantômes :

Présenté sous la forme d’un « rapt architectural », ce tremblé facial révèle à la fois la parenté néo-romaine (voire néo-pompéienne) d’un palais feignant de s’ébouler et de s’ébrouer. Mais ce n’est pas tout. Pleinement benjaminienne, l’œuvre fantasmagorique arrête le temps de sa propre marche pour nous mettre face au réveil faussement immobile du bâtiment. Le rapt n’est pas qu’un enlèvement, fût-ce celui des Sabines, qui se cachent dans les creux de l’œuvre.

Le rapt est également un apport de sens. La fantasmagorie prend la forme d’une épiphanie,  d’une agoraphanie, pourrait-on dire pour faire trembler à notre tour la notion. L’espace public se révèle comme une place autre, traversée par les fantômes de l’histoire, les fantômes du pouvoir, les fantômes de la représentation elle-même :

De l’empereur Auguste à Charles De Gaulle, le Grand Palais devient un document et non plus seulement un monument. Dessiné à nouveaux traits par Pierre Delavie, le Palais s’offre dans les reflets d’une histoire de la Nation : visitée par l’événement originaire de son éternelle Révolution et du spectre de sa Libération, elle est travaillée par l’autre histoire qui ne passe pas, celle de sa puissance industrielle et coloniale.
Et Auguste dans tout ça ?
C’est là que s’accomplit le réveil sourd que contient toute fantasmagorie. En l’occurrence : à la fois Temple de la culture, de l’industrie, de la marchandise et de la machine, le Grand Palais hérite des Expositions Universelles parisiennes un sens de l’histoire dont le ressort politique était « mythique », « féérique » et « mystique », ici directement rapporté à la res gestae d’Octave.
La campagne de publicité affichée dans le métro est passionnante alors, qui met en « ombres » énigmatiques la figure de l’empereur exposée :

Au centre d’une arène agorique, le fantôme s’étoile comme un avatar qui revient du passé. Se voulant pop et geek, la campagne repose sur le teasing d’un self-tweet, à moins que ce soit Auguste qui lève son pouce face à Octave. Toujours est-il que le spectre du « like » se présente explicitement ici comme le doigt levé dans l’arène.
Sur la façade aérienne du Grand Palais, la fantasmagorie delavienne s’élève en écho avec cette campagne souterraine. Elle fait scintiller les enjeux encryptés dans les surfaces et révélés, non par quelque magie de la profondeur, mais par les vertus plastiques d’un tremblement ou d’un rapt des images : le Grand Palais célèbre la Puissance comme une « réserve » (Louis Marin) de sens multiples dont l’une des interprétations pourrait s’actualiser – ici et maintenant en 2014 – sous le nom provisoire de la « crise ».
Ictus plastiques et ectoplasmes
La crise est l’hypertrophie du choc. La fantasmagorie est la traduction esthétique du choc. Le vertige psychique du « mensonge urbain » devient ainsi avec Pierre Delavie la version plastique du fantôme de l’Histoire.
Et revoici Benjamin à nouveau, notre Ange de la nouveauté :
Une toute nouvelle pauvreté s’est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de la technique. Et l’envers de cette pauvreté, c’est la richesse oppressante d’idées qui filtrent chez les gens – ou plutôt qui s’emparent d’eux – à travers le réveil de l’astrologie et de la sagesse yoga, de la christian science et de la chiromancie, du végétalisme et de la gnose, de la scholastique et du spiritisme. Car ce n’est pas un véritable réveil qui se produit, mais une galvanisation.
Dans le contexte de l’hémorragie financière et des économies exsangues, la fantasmagorie retrouve pleinement ici sa valeur benjaminienne de liquidation, de dynamitage, de déconstruction salutaire. Pierre Delavie nous montre ainsi que le rapt est avant tout un processus « galvanisateur » : c’est une émotion électrique au cœur de la Machine. Ghost in the shell…
Dialectique de la splendeur et de la décadence, du haut et des bas, du vrai et du faux, du vivant et du pétrifié, le montage photographique tente de fixer le mouvement du temps et de l’histoire dans les trémulations de la pierre dressée. Le « rapt » du Grand Palais peut ainsi se lire comme la fantasmagorie de la « Puissance » en crise.
Olivier Aïm
Maître de conférences au CELSA

Publi exposition Cartier ? Le style et l'histoire
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Jacques a dit : publi-expose toi !

 
La dernière mode dans le monde de l’art, ce sont les publi-expositions. Dior, Vuitton, Cartier, Roger Vivier, mais aussi Lego et Playmobil ont saisi cette opportunité : présenter leurs œuvres – ou produits, comme il vous plaira de l’entendre – dans certains des plus beaux musées, de plus en plus tentés d’ouvrir leurs portes aux entreprises – et à leurs subventions -. D’autant que les marques exposées, institutions de la mode, de la joaillerie ou encore de l’horlogerie, possèdent déjà la reconnaissance qui leur assurera un nombre d’entrées non négligeable.
Mais devant la mise en scène, le temps d’une exposition, d’un produit transformé en œuvre d’art, sommes-nous en droit d’espérer d’être pris pour plus que de simples consommateurs ?
Les marques dans nos musées : la publi-exposition au goût du jour
Le terme de publi-exposition – dont personne n’a jusqu’ici revendiqué la paternité – renvoie à celui de publi-reportage, que l’on retrouve de temps à autre dans nos médias traditionnels. Il s’agit d’articles, lesquels, n’étant pas rédigés par des journalistes indépendants mais souvent par les entreprises vendant les produits qui y sont promus, doivent comporter une mention spéciale en haut de page, pour signifier au lecteur leur caractère promotionnel.
Mais qu’en est-il alors des expositions dédiées aux marques ?
Le visiteur, émerveillé par la scénographie et les pièces exposées, n’est-il pas soumis au risque d’oublier qu’il se tient en réalité devant rien de moins qu’une orchestration commerciale ? Bien que la participation des maison de luxe à faire vivre l’art, – par le biais de  fondations, ou en tant que mécènes – ne date pas d’hier, c’est la nature même de ce mécénat qui évolue aujourd’hui, passant de la discrétion d’un logo apposé dans le coin d’une affiche, à la réquisition des murs et des vitrines des espaces culturels.
La rétrospective : publicité ultime ?
Quand on parle de luxe «  à la française » mais ailleurs également, on implique un héritage, un désir de promouvoir l’artisanat et la technicité d’une maison. Aujourd’hui,  Cartier va plus loin, et en exposant près de 600 pièces au Pavillon d’Honneur du Grand Palais, place son héritage sous une différente enseigne : celle de l’Art, de l’intemporalité.
Donner une âme au produit, lui attribuer une histoire, et le doter d’une aura artistique, le tout en faisant payer 8 euros à l’entrée.
Sans remettre ici en question l’existence de tels événements, qui ne sont pas sans intérêt, il s’agirait en revanche de se demander si, au même titre que le publi-reportage, ces expositions ne devraient pas se présenter comme telles.
Aider le visiteur à différencier l’exposition gratuite Miss Dior, où le Grand Palais avait effectivement été « loué » par la maison de couture – tout comme le Palais de Tokyo par Chanel en mai 2013 – et celle de Cartier, dont la recette des entrées revient au musée, mais dont l’apport des pièces et la scénographie ont été pris en charge par le joaillier.
Et comprendre pourquoi eux, alors que Guerlain expose actuellement dans sa maison des Champs Elysées les œuvres de 9 artistes, à l’occasion du 160ème anniversaire du flacon Abeilles, et que le grand couturier Azzedine Alaïa a préféré choisir le musée Galliera, musée de la mode de la Ville de Paris.
 
Miss Dior au Grand Palais : l’Apologie d’un parfum

« L’exposition n’est pas la promotion d’une marque, mais l’analyse d’un style…” Jean-Paul Cluzel – Président du Grand Palais

Un timing au poil
Fort heureusement, en cette période de fêtes, la tendance n’a pas envahi nos musées au point de mettre au placard les rendez-vous dédiées aux Braque, Jordaens et autres Bilal. Le doute cependant demeure, notamment lors d’un tour à l’exposition « The Art of Brick », au musée de la Bourse de Bruxelles ouverte depuis le 22 novembre. Nathan Sawaya, ancien juriste américain reconverti dans la construction Lego, y expose quelques 60 œuvres, réappropriations de monstres de l’art, ou créations. « L’une des dix expositions majeures au monde » d’après CNN, et surtout, une formidable publicité pour le fabriquant de jouet, dont les produits se retrouvent inévitablement à la boutique de l’exposition.

Incontournables ?
Malgré tout, ce procédé d’exposition de marque possède un atout indéniable, celui d’attirer au musée une nouvelle catégorie de visiteurs. Car si ces expositions ont un dénominateur commun, c’est bien celui de l’émerveillement. Là-bas, pas question de choquer, ni de bousculer outre mesure notre cortex cérébral. On en ressort avec un goût de trop peu, sans doute, mais les yeux noyés par la finesse d’un travail, l’inaccessibilité d’une maison d’exception. Aussi, dans les journaux, – auxquels on pourrait reprocher parfois d’être un peu trop en phase avec le discours marketing de la marque – une seule recommandation : « Un détour s’impose ! »
Alors, vous qui n’avez jamais songé à photographier une publicité afin de la conserver précieusement parmi vos souvenirs de vacances, repensez-y, quand vous patienterez dix longues minutes avant d’accéder à la vitrine où trône le diadème porté par Kate Middleton lors de son mariage, à l’exposition Cartier. Parce que toutes ces personnes agglutinées devant vous, elles, Smartphone au poing, n’en sont plus très loin.
 
Eléonore Péan
Sources :
Brusselslife.be – The Art of Brick
Osmoz.fr – Dior et Guerlain, un parfum pour exposition
Louvrepourtous.fr
Crédits Photos :
Une – Toutelaculture.com
Expo LEGO – Eléonore Péan

Jouet Citroën Cabriolet 1983 photo de Philippe Lavieille
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Le joujou, première initiation au « Brand content » ?

L’exposition « Des jouets et des hommes » qui se tient actuellement au Grand Palais jusqu’en janvier 2012 présente  toutes sortes de jouets occidentaux de l’antiquité à nos jours. « Le joujou est la première initiation à l’art »  nous rappelle le site de l’exposition citant Baudelaire. Il semblerait  que le jouet soit aussi  dans quelques cas une initiation à la consommation. Lors du parcours de l’exposition, on observe ainsi quelques jouets de marque comme une ferme Nestlé du début du siècle ou comme cette miniature Citroën des années 30 :

Des 1922, André Citroën donna en effet son accord à l’entreprise Migault pour la fabrication de miniatures des voitures vendues par les Usines Citroën[1]. Partager le plaisir du jeu des enfants,  participer au développement de leur imaginaire, les initier au maniement d’un objet fascinant, en voilà une bonne idée pour sensibiliser positivement les futurs consommateurs… Les parents-acheteurs sont les associés volontaires de cette entreprise de promotion de la marque pour le futur. Dans l’immédiat, c’est aussi l’occasion d’assurer la présence de la marque dans un univers où on ne l’attend pas, de favoriser une image positive dégagée de l’intentionnalité trop évidente de la transaction et de sa  monétisation en lui substituant les valeurs du didactique et du ludique. C’est aussi l’occasion de rappeler l’importance d’une marque éminente, sur un marché en pleine expansion associé à l’innovation, à la modernité et aux promesses d’un nouveau mode de vie.
Ce petit exemple témoigne de l’ancienneté de ce que certains nomment « le brand content » qui consiste à promouvoir sa marque en lui donnant une posture d’acteur culturel, en faisant passer au second plan sa vocation commerciale.  On peut donner de nombreux autres exemples d’ambitions culturelles de marque perceptibles dès la fin du XIX° siècle et au début du XX° siècle : édition de Meccano magazine,  1erGuide Michelin , planches pédagogiques Poulain mises à la disposition des instituteurs,  Cinebana de Banania dans les années 40 qui permettaient de projeter des images avec un dispositf en carton etc.
Alors que les discours sur le marketing font de la nouveauté un argument fort, alors que l’évocation du « brand content » se généralise sans pour autant que le processus soit toujours  qualifié et défini, il n’est peut-être pas inutile de restituer ces processus de marque dans une perspective historique. Non pas que « tout soit comme avant », ce qui serait erroné du point de vue technique, culturel, organisationnel etc., mais l’observation du « geste  communicationnel » à un siècle d’intervalle témoigne d’une même dynamique de conquête des marchés et de certains invariants des représentations des acteurs de la communication et du marketing. Le glissement d’une posture commerciale à une posture culturelle a ainsi le mérite de rappeler que les marques sont des systèmes de signification dont la portée est  à la fois économique et culturelle.
 

Caroline de Montety
Maître de Conférences au Celsa Paris-Sorbonne et chercheur au GRIPIC
 

[1] Source : mesminiatures.com
Crédits photo : Philippe Lavieille

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