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Société

THE INTERVIEW : UN ACTE DE GUERRE ?

 
La nouvelle est tombée comme un couperet le 17 décembre dernier. La comédie produite par le grand studio américain Sony Pictures Entertainment, The Interview, – en français L’Interview qui tue – s’est vue refuser une sortie nationale en bonne et due forme dans les salles de cinéma américaines et mondiales. Initialement prévue pour le 25 décembre aux États-Unis et le 11 Février en France, cette production met en scène le duo d’acteurs Seth Rogen et James Franco dans une comédie franchement potache. À l’origine de cet échec cuisant, un conflit entre l’Oncle Sam et son éternel ennemi, la Corée du Nord. Retour sur une affaire à prendre avec une pincée de recul et un soupçon de dérision…

Un synopsis décidément trop provoquant
The Interview retrace le périple de deux journalistes américains en mission pour la CIA. Leur objectif : éliminer le leader politique nord-coréen Kim Jong Un. Âmes sensibles s’abstenir. Dans la scène de l’assassinat en question, d’une finesse cinématographique sans précédent, on pourrait voir la tête du dictateur exploser dans une effusion de sang. Il n’en fallait pas plus pour indigner Pyongyang, qui a dès lors défié Sony de diffuser son film, en l’accusant ni plus ni moins « d’acte de guerre ».
Vous l’avez compris, ni la nuance, ni la demi-mesure ne font partie de cette affaire. Cet avertissement du régime nord-coréen vient ponctuer une lutte acharnée qui dure depuis plus de quatre semaines, la dictature ne s’étant pas contentée d’un simple rappel à l’ordre. Une organisation de hackers nord-coréens nommée Guardians of Peace a détourné plus de 100 terabytes de données, dont les informations personnelles de 47 000 employés et collaborateurs de Sony Pictures Entertainment. Ils ont également menacé le studio d’attentats si le film sortait dans les salles américaines. « Rappelez vous du 11 Septembre. » Voilà ce que les employés de S.P.E pouvaient lire sur leurs ordinateurs pendant les cyber-attaques. Plusieurs médias américains d’envergure ont d’ailleurs relayé l’information, baptisant, au passage, l’affaire « Sony Leaks ». Parmi eux le New York Times, qui affirme, selon des sources gouvernementales, que la Corée du nord était « centralement impliquée » dans le piratage des données de S.P.E. La dictature nord-coréenne a immédiatement démenti toute implication dans cet acte en apportant tout de même son soutien aux auteurs. Comme ci cela ne suffisait pas, l’agence de presse gouvernementale nord-coréenne a de nouveau agité la menace de l’arsenal nucléaire du régime et conseillé à Washington de « réfléchir à deux fois à sa politique hostile » envers Pyongyang.
Hollywood capitulerait-il ?
Cette annulation forcée sonne comme une défaite pour un studio aussi puissant et influent que S.P.E. Avant que Sony ne déclare officiellement l’annulation de la sortie du film, les réseaux de distribution hollywoodiens refusaient déjà de le diffuser. Selon le Président américain : « Sony a fait une erreur ». De plus, l’excitation du corps médiatique quant aux affaires de piratage semble avoir quelques peu brouillé les enjeux inhérents à cette affaire. Le Monde, notamment, parlait déjà de « victoire sans pareille dans l’histoire de la guerre cybernétique ». Pourtant si l’on y regarde de plus près, l’aspect économique, avant tout, permet de visualiser plus clairement les obstacles auxquels Sony et tout studio américain doit faire face.
S.P.E comptait amortir un investissement de 80 millions de dollars, 35 pour la campagne de promotion et 44 pour la production, comptant sur la « seasonability » du projet. Ce terme renvoie à la rentabilité du calendrier annuel – les fêtes de Noël et les vacances scolaires sont particulièrement propices à la sortie de productions mainstream, assurant un nombre de spectateurs suffisant pour générer du bénéfice. Voilà l’embarras dans lequel se retrouve Sony : faire une croix sur la période la plus rentable de l’année. Difficile de savoir si cela relève de la stupidité ou de l’exploit, mais une chose est sûre, c’est un aveu de faiblesse vis-à-vis de ses concurrents. S.P.E sortira affaibli de cette épreuve, l’année 2014 ayant été peu reluisante au box-office. Les autres majors hollywoodiennes ont dû être particulièrement soulagées à l’annonce de l’annulation de la sortie de The Interview. C’est pour elles l’occasion inespérée de préserver le succès de leurs blockbusters de Noël. Le Hobbit pour la Warner, Exodus pour la Fox, Hunger Games pour Lions Gate notamment.
Une illustration des luttes inhérentes au Soft Power
Toutes les majors hollywoodiennes sont des ambassadrices de la culture américaine à travers le monde et incarnent un certain idéal de puissance, au-delà des forces militaires, économiques et industrielles. On voit dans cette affaire qu’une major hollywoodienne peut influencer les affaires internationales au même titre que les domaines précédemment cités. C’est parce qu’elles sont détentrices d’une forme particulière de pouvoir et d’influence, le Soft Power. Ce concept renvoie à un pouvoir vu sous le prisme de l’attraction et non pas de la coercition. Un film obéit à tout un système de signe, lui même enraciné dans une culture donnée. Le blockbuster américain, imprégné de sa propre culture, est régi par des codes particuliers et véhicule des valeurs stratégiques : la liberté, la démocratie, l’individualisme, l’économie de marché. La pression nord-coréenne, qui s’est traduite par des actes hostiles, traduit des appréhensions bien plus profondes. Ces luttes interculturelles à l’image de l’affaire Sony Leaks permettent de voir sous un nouveau jour les relations d’attraction et de répulsion que le modèle américain suscite à travers le monde, les tensions entre les affirmations identitaires, sans oublier la course à l’expansion culturelle, à l’heure où les contenus deviennent globaux.
Karina Issaouni
 
Sources
Lemonde.fr 1 & 2
Fréderic Martel – MAINSTREAM, éditions stock