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Homosexualité, le pêché mignon de Canal +

Le 23 juin 1995, pour la première fois à la télévision française, une chaîne consacre 9 h d’antenne à la culture et la condition homosexuelle. «  En crypté, mais en toute clarté » précise Alain Burosse, le responsable des programmes de l’époque, qui affirme vouloir éviter le prosélytisme. La Nuit Gay explose le record d’audience de Canal+ détenu par la Nuit Hallyday d’où la phrase cultissime de Gilles Verlant : « Merde ! Les pédés ont enculé Johnny ! ». Aujourd’hui, l’émission est toujours d’actualité : le 20 octobre, Canal+ fêtait les 20 ans de son programme.
La Nuit Gay : The Pride Of Canal+
« 20 ans que Canal+ fait passer la télévision française à la couleur » voilà ce qu’on peut lire sur le site officiel de l’émission. Tout se passe comme si Canal+ essayait de ressusciter ses gloires passées.
Sur le site du programme, on peut trouver une chronologie qui a pour point de départ la première Nuit Gay. On observe une volonté de présenter le programme comme le déclencheur des événements majeurs qui suivront.
En effet, la Gay Pride de l’année 1995 marque un tournant puisqu’elle accueille 60 000 manifestants. La même année, Jean-Luc Delarue consacre une de ses émissions à la question «  Faut-il ou non déclarer publiquement son homosexualité ? ». D’autant plus que cette année voit la naissance du premier magazine gay et lesbien français, Têtu. En 1997, Jean-Philippe Olszowyn crée le site Média-G en vue de critiquer la manière dont la télévision, les livres, la musique ou encore le Net traitent de l’homosexualité.
 

La redondance de l’émission semble s’apparenter à une auto-congratulation annuelle. L’émission présente aujourd’hui sa soirée plus comme « l’anniversaire de l’émission » que la célébration de l’évolution des mentalités. Déjà en 2005, la chaîne fêtait les 10 ans de son émission. Toujours du bon côté, de l’histoire et de la force, la chaîne nous rappelle qu’elle est et qu’elle a toujours été en avance sur son temps.
Du tabou des urnes à l’« homopoliticus »
Ce jour-là, sur le plateau du Grand Journal, on pouvait voir parler ensemble Jack Lang et Frank Riester, connu pour être un des deux seuls député UMP ayant voté la loi du mariage homosexuel. Il est intéressant de voir que « le mariage pour tous » ou le PACS sont les rares sujets médiatisés où l’on voit apparaître une connivence aussi claire entre des partisans de la droite et de la gauche. Un documentaire comme Homopoliticus ( diffusé en janvier 2013 sur France 3 ) apparaît comme une dimension parallèle où il est possible de rapprocher Christiane Taubira et Roselyne Bachelot.
Le discours sur le PACS de Roselyne Bachelot, prononcé le 7 novembre 1998 à l’Assemblée nationale, est sans cesse invoqué dans des documentaires sur le sujet. Il précède historiquement les plaidoiries de l’actuelle garde des Sceaux qui soutenait l’ouverture du mariage aux couples de même sexe.
 

Ces discours donnent place à des vidéos politiques populaires car elles symbolisent un changement, une reconnaissance à travers une politique sensible et rebelle. D’ailleurs, dans le Grand Journal, Riester et Lang sont placés côte à côte pour bien montrer que leur combat est le même. L’opposition droite-gauche semble alors s’effacer pour donner lieu à une trêve qui met en avant le sujet dont il est question.

Au même moment, le retour à l’écran de Christine Boutin et Frigide Barjot était éclipsé par les déboires de France 2 avec l’émission DPDA.
En effet, dans la même semaine que la Nuit Gay, la présidente du parti chrétien-démocrate répondait des propos qu’elle avait tenu dans la revue Charles en avril 2014, déclarant que «  l’homosexualité est une abomination » et répondait pour sa défense qu’elle avait des amis homosexuels tout comme une certaine Nadine M. aurait pu le faire.
Dans le même temps, Jean-Marc Morandini recevait, pour le retour de l’émission « Face à France », Frigide Barjot affirmant sans concession : «  Je demande pardon aux homosexuels que j’ai blessés ».
Quel rapport peut-on établir entre médias, figures politiques et homosexualité ? Il semble que les médias créent des « personnages » emblématiques qui viennent représenter les opinions majoritaires à propos d’un sujet sensible. Ainsi, ceux qui prennent fermement parti et qui se rebellent disposent d’une certaine écoute, d’une certaine tribune tant ils ont un statut à part dû à leur engagement. En effet, que ce soit Roselyne Bachelot, Christine Boutin ou Bertrand Delanoë qui déclare son homosexualité dans une interview sur M6 en 1998, on connaît ces responsables en partie grâce à leur place dans un débat de droit. En 1982, l’homosexualité était dépénalisée, il semble donc normal que le débat sur les droits des homosexuels soit nouveau et aussi mouvementé : il mêle à la fois tradition, religion et frustration d’une minorité jusque-là mise de côté. C’est parce qu’il est si passionné que les médias préfèrent montrer des « représentants » qui canalisent, ou même peut-être « vulgarisent », des idées.
 Les médias sont-ils un bon moyen de rendre les gens plus gai ?
A priori, le programme a pour but de cerner l’évolution des mentalités comme le sous-entend le titre du documentaire diffusé en première partie «  1995-2015 : 20 ans de révolution gay ». Mais il est d’autant plus intéressant d’analyser le traitement du sujet. Ce serait un raccourci d’affirmer qu’il y a une acceptation, comme si l’homosexualité était désormais acceptée de manière univoque. Il faudrait parler d’une forme d’acceptation.
En 2013, le CSA belge publiait une enquête sur la représentation de l’homosexualité dans les médias. L’étude part du simple postulat que la télévision est un répertoire d’expériences permettant de compenser des phénomènes absents de notre environnement. Ainsi, les interactions humaines « médiatisées » auraient un impact similaire à celles que nous rencontrons dans la réalité : elles nous permettent d’approfondir nos connaissances et notre point de vue sur des sujets qui font défaut à notre environnement réel. Si les médias veulent influencer positivement leur spectateurs, il faut questionner le contact média-individu.
« Dans le sillage de cette représentation, quelques sociologues français contemporains observent que, même si les sociétés occidentales se montrent aujourd’hui plus ouvertes et tolérantes envers l’homosexualité, l’hétérosexualité continue d’être dominante et, partant, elle se passe de justification » affirme Laura Mellini, docteure en science sociale, en parlant de Bourdieu, François Delor ou encore Didier Eribon. L’hétérosexualité s’impose naturellement, autrement dit, elle ne donne pas lieu à des programmes qui l’analysent. Ce qui est naturel dans la mesure où elle est la norme. Au contraire, l’homosexualité a recours à des programmes qui semblent vouloir lui donner une légitimité. On a donc l’impression d’entendre une justification perpétuelle qui maintient l’homosexualité loin de la norme. Il est légitime de se demander si les médias confortent les mentalités, telles qu’elles soient, ou si elles les font vraiment évoluer ?
Si on interroge les programmes médiatiques, on peut voir qu’ils comportent une dualité qui oppose toujours une minorité homosexuelle et l’hétéronormativité. Ainsi, tacitement, on accepte tous un « nous » et un « eux » : il y a un isolement dans les termes. Si le but des documentaires est de faire évoluer les mentalités, ne faut-il pas remettre à jour cette conception communautariste ?
En 20 ans d’existence, la Nuit Gay mérite peut-être d’être repensée à la lumière d’une nouvelle ère, celle de l’après « mariage pour tous », autant pour la loi que pour la fureur du débat. D’ailleurs, l’émission insiste sur le passage de la stigmatisation à l’indifférence mais il faut prendre plus sérieusement en compte cette donnée. Certes, le contenu du programme change, toutefois, il faut encore changer la manière de penser l’homosexualité comme « en-dehors de la norme », comme quelque chose que l’on tient loin, enfermé dans un passé, dans une indifférence ou une « tolérance ».
Si les mentalités changent, elles ne le font pas de manière binaire. Autrement dit, les mentalités ne sont pas bonnes ou mauvaises, elles méritent toujours d’être cultivées par des programmes qui réalisent et présentent à l’écran la présente réalité avec ses évolutions, ses régressions et ses retards. La difficulté consiste à traiter consciemment un sujet mouvant et subjectif.

Alors pourquoi ne pas changer radicalement cette façon de faire ? Il faut sans doute voir cela comme un choix, celui de ne pas brusquer ou diviser. Au-delà de la question des mentalités, la présence et la forme de l’homosexualité dans les médias est sans nul doute à la croisée d’un choix marketing d’adaptation à une nouvelle audience, et d’une volonté de garder une audience traditionnelle boudant le changement. En aucun cas, il ne faudrait résumer la présence homosexuelle dans l’audiovisuel comme un baromètre qui traduirait un consentement croissant sur le sujet.
Bouzid Ameziane
Sources :
Simonnet Dominique. La Nuit Gay. L’Express. 15-06-1995  http://www.lexpress.fr/informations/la-nuit-gay-de-canal_608298.html
Sabri Derinoz. La représentation de l’homosexualité dans les médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mai 2013 http://csa.be/breves/784
Laura Mellini. Déviance et Société. Entre normalisation et hétéronormativité : la construction de l’identité homosexuelle. Médecine et Hygiène. ISSN : 0378-7931 https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2009-1-page-3.htm
Clotilde Gaillard. Yagg, Têtu … Les médias LGBT en grande difficulté. L’Express. 16/06/2015 : http://www.lexpress.fr/actualite/medias/yagg-tetu-les-medias-lgbt-en-grande-difficulte_1690148.html
« 1995-2015 : 20 ans de révolution Gay ! », un documentaire réalisé par Michel Royer pour les 20 ans de la Nuit Gay, le 20/10 à 20h50 sur Canal+. CAPA.16/10/2015 : http://www.capatv.com/2015/10/1995-2015-20-ans-de-revolution-gay-un-documentaire-realise-par-michel-royer-pour-les-20-ans-de-la-nuit-gay-le-2010-a-20h50-sur-canal/
Canal+, site officiel. Présentation de la Nuit Gay : http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/pid8302-c-les-20-ans-de-la-nuit-gay.html
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