Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris: un événement hybride entre violence et communication
En une soirée, le 13 novembre dernier, les attaques de l’Etat islamique (EI) à Paris ont tué 130 personnes. Depuis 1980, 57 victimes d’attentats étaient à déplorer en France. Tout est dit. En janvier, la liberté d’expression, la laïcité, l’intégration, l’éducation avaient nourri les débats. Cette fois, la pensée s’est figée. Le mode opératoire a été sophistiqué. Il a synchronisé assassinats à bout portant et prise d’otage de plusieurs heures, ce dans des lieux différents et emblématiques de notre art de vivre. La mise en scène qui en a résulté rappelle à quel point le terrorisme se donne toujours en tant qu’hybride entre violence et communication. Elle souligne aussi, désormais, la propension de ce « spectacle » à s’inscrire dans notre système informationnel en continu. Outre la dimension communicationnelle dont elles sont donc porteuses, ces actions terroristes peuvent se concevoir comme le marqueur de deux mécanismes de redimensionnement simultanés et interdépendants : d’une part un décloisonnement géographique entre « ici » et « là-bas », d’autre part une série de basculements politiques et psychologiques qui ne sont pas sans poser question.
En consacrant le continuum opérationnel entre « ici » et « là-bas », c’est-à-dire entre nos terrasses de café ou salles de concert et la géopolitique du Moyen-Orient, l’EI a exhibé sa marque de fabrique. Deux points sont ici essentiels. Premièrement, cette violence nomade, interne-externe aux Etats, située entre guerre de religions, d’intérêt et de civilisation, plonge ses racines dans tous les comptes non soldés des colonisations et prédations des empires qui se sont succédé et confrontés dans la région depuis l’Empire Ottoman. Deuxièmement, en pariant à la fois sur la radicalisation des populations d’origine arabo-musulmanes en Occident (et surtout en France) et sur un djihad de proximité contre tous les régimes « apostats » de la région, l’EI capitalise aussi sur la tendance répétée des grandes puissances à sous-estimer la capacité phénoménale du terrorisme islamiste à s’adapter à l’Histoire, à muter tel un virus (car l’EI n’est pas Al Qaida). D’autant qu’aucune des aventures militaires entreprises depuis 35 ans (de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 aux actuelles frappes aériennes en Syrie et en Irak) ne s’est jamais accompagnée du moindre projet politique crédible et constructif à l’attention des populations. Ensuite, la force d’attraction de l’EI conçu comme utopie, et son prestige auprès de ses cibles se nourrissent en permanence de deux processus : d’un côté une lutte militaire héroïque contre les aviations les plus puissantes du monde et de l’autre la « perte de sens » qui affecterait nos sociétés consuméristes et oublieuses de toute transcendance. En ce sens, l’irruption de la figure du kamikaze est porteuse un message : donner à sa propre mort un sens que sa vie n’aura jamais. C’est donc une combinatoire inédite qui confère au terrorisme de l’EI sa média génie macabre : un socle territorial irako-syrien à partir duquel une mystique de la conquête et une vision eschatologique de l’Histoire font que commettre des attentats à l’étranger signifie à la fois riposte militaire et propagande.
Pierre Nora a parlé récemment d’une « signification historique géante » dépassant la « péripétie ». Il est vrai que la profonde blessure collective infligée à notre démocratie induit une série de basculements politiques et psychologiques qui ne sont pas anodins au sein de notre société où le « nous » s’est fragilisé. La tension est inhérente à la rencontre entre Etat de droit et état d’urgence ; le lien est ténu entre désordre sécuritaire et désordre électoral. Alors que dire de la proclamation répétée d’un état de « guerre » par François Hollande ? D’ordinaire, toute crise appelle de la part des politiques des discours régulateurs qui oscillent entre logiques d’identification (émotion, pathos…) et stratégies de distanciation (rationalité, explication…). Si ces discours parviennent à construire une relation avec le public, ils vivifient l’image du politique. D’autant que les institutions de la Vème République y sont propices. L’embellie sondagière de l’Elysée le montre. Pourtant, la sociologie du terrorisme de l’EI évoquée plus haut ne peut que rendre très illusoire cette performance communicationnelle, car il est impossible de contrôler durablement l’interprétation qui sera faite (dans l’opinion, dans les médias) des tensions fatales qui sont à l’œuvre entre deuil et guerre, entre Etat de droit / état d’urgence. Surtout si d’autres actes se produisent.
Isabelle Le Breton
Maître de conférences au CELSA
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