« It’s your fault » dure quatre minutes.
En Inde, un viol survient toutes les deux minutes.
Le calcul est superflu mais si l’on en croit les statistiques, deux femmes indiennes seront violées au cours de ce visionnage.
Des cris, des larmes, des manifestations en pagaille ; le viol collectif d’une étudiante de 23 ans dans un bus de New Dehli au cours de l’hiver dernier semble avoir joué un rôle de catalyseur dans la crise sécuritaire qui ébranle aujourd’hui l’ensemble de la nation. Un vent de panique souffle sur l’Inde et ni l’insistance des médias, ni les revendications de la population ne semblent en mesure d’ébranler les convictions jugées archaïques du gouvernement conservateur au pouvoir. Porte-parole d’une société encore profondément tournée vers le patriarcat, les responsables religieux et politiques du pays multiplient les déclarations sexistes et persistent à faire peser la responsabilité des crimes sexuels sur les victimes elles-mêmes. Excédé par l’incapacité de leurs dirigeants à conduire des mesures préventives, consterné par l’indifférence et la misogynie de leurs concitoyens, le collectif d’humoristes AIB (All India Backchod) fait valoir son droit de réponse dans une vidéo postée sur Youtube le 19 septembre dernier. En langue anglaise et volontairement subversive, cette satire de l’extrême entend lutter contre une forme de « surdité collective » et s’adresse à un public resté hermétique aux autres supports de sensibilisation. Si l’usage de l’implicite dans l’écriture du script n’est pas novateur, le choix d’en confier la lecture à deux actrices connues du monde Bollywoodien est on ne peut plus judicieux. Massivement partagée sur les réseaux sociaux indiens, « It’s your fault » crée rapidement le buzz et attire l’attention des médias du monde entier.
Le sarcasme et l’ironie se mêlent au grotesque dans cette diatribe à l’humour sombre, très sombre, à la hauteur du sujet qu’elle traite. Adeptes d’une violence toute en euphémismes, les membres d’AIB se livrent à un exercice périlleux : marier le viol à la plaisanterie. Le pari, bien qu’osé, est néanmoins relevé par ces féministes d’un nouveau genre qui ne s’écartent jamais de leur intention communicationnelle initiale: on ne rit pas du viol, on se rit de l’absurdité des considérations qu’il suscite ; l’alliance entre les deux antagonistes fonctionne. Des propos du gourou Asharam invitant les victimes à fraterniser avec leur violeur aux revendications des détracteurs de l’industrie bollywoodienne, en passant par un retour sur les lois du pays, les stéréotypes prononcés par des hommes d’influence au cours des dix derniers mois sont successivement démantelés. Au fil des minutes, une logique de l’absurde s’instaure, en apparence imparable, le raisonnement sexiste joue sur l’évidence et s’appuie sur de prétendus arguments d’autorité. Les chiffres, manipulés, démontrent l’indémontrable et révèlent une culpabilisation incohérente des victimes.
Perçu au travers du prisme de la caricature, le spectacle soumis au regard de l’internaute n’en est pas moins troublant. Attaquées face caméra, de plus en plus marquées par les coups à mesure que les secondes défilent, les actrices, qui ne se détachent jamais de leur sourire forcé, intériorisent les propos de leurs bourreaux et deviennent pareilles à des automates.
Les textes, sciemment provocateurs, sont déclamés sur un air enjoué si bien que le contraste établi entre la brutalité des images et la légèreté du ton confère une atmosphère malsaine à la séquence. Quant aux derniers plans filmés, ils font office de révélation : l’hypocrisie s’envole, l’énonciation gagne en profondeur. Le rideau tombe, les comédiennes s’effacent et laissent place à des femmes pour qui il n’est plus question de jouer. Un renversement sémantique s’opère, prononcé par elles, « It’s my fault » se veut accusateur : « c’est votre faute à vous, les violeurs ».
En termes de visibilité, le succès de cette vidéo n’est plus à prouver. Avec plus de 2 300 000 vues à son actif, la parodie d’AIB suscite pourtant des réactions mitigées. Si la plupart des critiques reconnaissent la portée pédagogique du média (les fans du collectif ont entre 12 et 30 ans), elles sont nombreuses à lui reprocher une certaine forme d’élitisme. Cette problématique n’est pas sans rappeler les questions soulevées par Jeremy Rifkin dans l’Âge de l’accès. En Inde, l’accès fixe à l’internet reste marginal et l’anglais n’est maîtrisé que par une minorité de la population. D’autant que le public branché, privilégié et instruit d’AIB ne semble pas répondre aux critères de la « cible majoritaire » définie par les campagnes de sensibilisation au viol. Ce dernier argument est contestable mais il a le mérite de relancer le débat de l’universalité en termes de prévention. Considérer qu’il existe un « violeur type » est en effet aussi dangereux que de dresser le portrait d’une « victime idéale ». De plus, ces considérations apparaissent contraires à l’esprit de la vidéo qui présente des violeurs masqués et de toutes couleurs de peau.
Au-delà de l’originalité de la forme, c’est bien l’universalité du thème choisi qui confère une résonance particulière au message du collectif. En Grande Bretagne, dix femmes sont violées chaque heure. Il y a un an, les propos du député américain Todd Aikin sur les « viols légitimes » déclenchaient une vive polémique aux Etats-Unis.
« STOP BLAIMING THE VICTIMS » ; à défaut de pouvoir changer la mentalité de ses dirigeants, la revendication du collectif AIB est parvenue aux oreilles du monde entier. Comment ? En résolvant une simple énigme. «Le point commun entre l’humour et le viol ? » Ils sont apatrides.
Marine Bryszkowski
Sources
HuffingtonPost
TheIndependant
ABC
Courrierinternational
IndianExpress
MSMagazine