Le 30 novembre 2015, le bureau du mangaka Shigeru Mizekula nous annonçait sa mort. Connu et vénéré pour ses œuvres aussi exigeantes qu’innovantes, le festival d’Angoulême lui a attribué, en 2007, le prix du meilleur album pour NonNonBâ. Cet événement constitue une consécration du manga en France. Pourtant, ce média fut pendant longtemps sous-estimé. Comment se fait-il que des auteurs tels que Mizekula rayonnent aujourd’hui dans l’hexagone ?
Un média à l’aise sous le soleil levant
En tant que consommateurs, nous sommes destinés à nous concentrer sur les produits qui ont été spécifiquement créés pour nous. Les mangas n’échappent pas à cette règle. Or, lorsqu’on lève la tête, on observe une incroyable diversité de mangas. On peut distinguer des formats et des genres pouvant prétendre toucher tous les démographies d’une société. Le manga prend, tour à tour, la forme d’aventures trépidantes pour les enfants, d’histoires sentimentales à l’eau de rose et même de récits érotiques destinés à toutes les sexualités.
De manière générale, les étrangers vivant au Japon peuvent se répartir en deux catégories : ceux qui restent quelque peu perplexes face à la fascination suscitée par ce phénomène et ceux qui affirment que ce sont les mangas qui les ont poussés à apprendre le japonais. En tous cas, la culture japonaise ne laisse pas indifférent : les jeux télévisés japonais délirants et les serveuses de café déguisées en personnages de dessins animés participent à la formation d’un mythe autour de la culture japonaise.
Les mangas constituent un média sous-estimé et méconnu en France. Au Japon, ils sont très rarement édités directement sous forme de volumes reliés. Ils paraissent tout d’abord dans des magazines de prépublication. Les séries y sont souvent publiées par chapitres d’une vingtaine de pages. Ces magazines, bon marché, s’écoulent en millions d’exemplaires pour certains et se lisent partout : ils sont consommés de la même manière que les journaux. Le Weekly Shōnen Jump, magazine le plus influent, est vendu à hauteur de 3 000 000 d’exemplaires par semaine. Sa performance est fondée sur la publication de mangas à succès comme One Piece ou Assassination Classroom.
Si une série rencontre du succès, elle se matérialise en volume reliés ( appelés tankōbon ) vendus dans le monde entier.
Ensuite, elle peut entamer une troisième carrière en étant adaptée à la télévision sous la forme de dessins animés, autrement appelés « anime ». Le mot manga recouvre ainsi deux désignations distinctes : la version papier et la version animée d’une série. Cette constatation fait apparaître les déclinaisons qui font la spécificité de ce média. De cette manière, le contenu est communiqué de différentes manières et a de ce fait, plus de chance de toucher sa cible.
Aujourd’hui, le manga a trouvé sa place dans la culture française mais dans les années 90, un éditeur comme Glénat bataillait pour importer la culture japonaise en France. « J’étais un extraterrestre », se souvient Jacques Glénat. Aujourd’hui, l’éditeur affirme que cette tentative était trop avant-gardiste pour une époque où l’État français arrêtait les magnétoscopes japonais à Poitiers.
Mais alors, comment résoudre ce blocage ? Inébranlable, il décide de séduire les lecteurs plus en douceur avec un manga « occidentalisé ». Ainsi, il choisit de publier son auteur fétiche dans des albums cartonnés. Les onomatopées, propres au manga, sont traduites et les dessins sont coloriés. Par dessus tout, le sens de lecture est inversé. Malgré cet effort, le manga a toujours mauvaise presse.
C’est Goldorak puis Dragon Ball z qui réussiront à convertir les Français au milieu des années 90. Les autres éditeurs français lancent d’autres mangas pour concurrencer leur succès. Dans la foulée, le studio Ghibli commence à se faire connaître dans l’hexagone. De la publicité aux dessinateurs français, la société s’empare de ce nouveau phénomène.
Selon Glénat, le manga serait une passerelle vers des auteurs européens de bandes dessinée plus classiques dont les adolescents se détournaient. Ainsi, le média manga favorise le « cross-média », autrement dit, il met en réseau différents médias au sens où il a redynamisé le marché de l’édition.
D’un pays émergent à un pays « cool »
L’erreur originelle est de voir le manga comme un simple objet destiné aux enfants et aux adolescents prépubères. D’abord, il est important de comprendre les statistiques : elles prouvent que le manga est un média consommé par toutes les tranches d’âges. Au Japon, 88% des lecteurs sont des adultes. Autrement dit, le manga ne se destine pas à un seul pan de la société. D’ailleurs, il suffit d’observer une classification des mangas pour le constater. Les mangas visent des gens de tout âges, touchent aussi bien à la fantasy qu’à la pornographie et se déclinent sous différents formats.
En réalité, le manga est à analyser comme un outil essentiel de communication pour la culture japonaise. En effet, la « Cool Japan », dont le manga est un vecteur, est l’une des principales stratégies de communication du ministère japonais de l’Économie, du commerce et de l’industrie. Cette politique fut instaurée dans le but d’encourager le rayonnement culturel du Japon. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le montant des subventions allouées aux chercheurs s’intéressant aux mangas.
La bande dessinée japonaise est un détour qu’utilise la culture nippone pour se faire connaître. C’est lui qui transmet le goût des Rāmen ou la vision idéale des cerisiers japonais. Dans les années 80, le Japon s’enrichissait en exportant des voitures et des appareils électroniques mais n’arrivait pas à se séparer de son image de « pays émergent ». Aujourd’hui, avec cette communication, on voit le Japon comme un pays à la pointe de la technologie. En fait, la « Cool Japan » est un moyen habile d’imposer l’image d’un Japon moderne, autrement dit elle est un « soft power ».
Les effets du « Cool Japan » se font ressentir jusque dans les relations diplomatiques. Par exemple, l’ancien Président de la République française, Jacques Chirac, s’est appuyé sur sa passion pour l’art du sumo pour se rapprocher d’un certain nombre de premiers ministres japonais. Les relations diplomatiques entre la France et le Japon ont ainsi été facilitées. Un centre d’intérêt commun est un lien communicationnel non négligeable.
Un genre codé mais non moins populaire
Après les catastrophes naturelles du 11 mars 2011, les médias japonais remplissaient leur rôle et s’en tenaient à l’information. En revanche, le manga, en tant qu’objet culturel, était un espace où il était possible de se reconstruire et de repenser la société nippone. À notre époque, le rôle de la culture est de créer une communication sur une autre mode que celui de l’entreprise ou de la nation. Pour Jacqueline Berndt, une sommité dans les études académiques sur le manga, il ne faut pas voir la bande dessinée japonaise comme un outil de l’impérialisme japonais mais comme un moyen de tisser du lien.
Si les Japonais considèrent le manga comme un simple média familier, il n’en n’est pas moins un incroyable objet de communication. Il fait partie intégrante du quotidien des Japonais et sa capacité à se faire oublier montre à quel point il a réussi en tant que média : sa valeur n’est pas à prouver.
Le manga est un média traditionnel au Japon. Mais sans devenir un objet quotidien, le manga s’impose dans d’autres pays. La France est le deuxième plus gros consommateur de manga au monde en termes de volume. Par quel enchantement la bande dessinée japonaise arrive à transcender les mentalités et les contextes culturels ?
À l’évidence, la lecture est un moyen de communiquer avec une pluralité d’individus. Or, la traduction permet une diffusion plus large de la bande dessinée japonaise. La disposition des cases et les lignes de vitesses sont autant de particularités cultivées par le manga. Elles lui permettent de se singulariser et de communiquer de manière originale et inimitable.
Ainsi, le manga fédère ses lecteurs autour de codes bien précis. En France, il existe une communauté de passionnés de mangas. Ce phénomène saute aux yeux lorsqu’on se penche sur le succès des expositions destinées à la culture japonaise : la Japan Expo ou bien le « Paris Manga & Sci-Fi Show » en sont de bons exemples. Ces festivals permettent de regrouper les lecteurs autour des mêmes codes. À l’époque d’internet, les échanges entre mangaphiles sont facilités. Ce n’est pas par hasard au demeurant que le manga est devenu global à ce moment précis.
Le manga est d’autant plus fédérateur qu’il ne crée pas de barrières. Les personnages de manga se sont développés sous l’influence de la bande dessinée américaine. Il suffit de les regarder pour constater qu’ils ne sont pas typiquement japonais. De cette manière, les barrières sont brisées : les personnages dépassent le cadre de la race, de la couleur, de la sexualité, des genres …
Cela n’empêche pas que le manga soit extrêmement codé. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force. Des livres pour apprendre à dessiner à la manière des mangakas sont devenus incontournables lorsque le phénomène manga est devenu mondial. Le manga est ainsi un média accessible qu’il est possible d’imiter.
Bouzid Ameziane
Sources :
– Critique internationale 2008/1 (n° 38), P.37, Iwabuchi Koichi, « Au-delà du « Cool Japan », la globalisation culturelle…. » :
– « Le rôle du manga au titre de la « culture » », Nippon.com, Yata Yumiko, 15/06/2012 :
– « Mort du mangaka Shigeru Mizuki, raconteur de l’indéchiffrable », Frédéric Potet, Le Monde, 30/11/2015 :
– « Pourquoi le manga est-il devenu un produit culturel global », Jean-Marie Bouissou, Eurozine, 27-10-2008 :
– « Le manga en France », Xavier Guilbert, du9 l’autre bande dessinée, 07-2012 :
Crédits images :
– Photo de couverture : Shigeru Mizuki
– Weekly Shōnen Jump
– Sipa, Le Figaro
– Bleach