L'amour est aveugle TF1
Société

L'amour est aveugle ou le triomphe du corps à télévision

 
Le titre de l’émission nous laisse instantanément entendre que les producteurs n’ont décidément rien compris à cette expression.
Le principe de l’émission est simple : vous trouvez que les programmes de téléréalité sont trop superficiels ? Pas de problème ! TF1 est là pour nous sauver de tous ces artifices, surjoués et inutiles. Il s’agit dès lors de sélectionner 3 femmes et 3 hommes qui ne pourront se rencontrer que dans une pièce totalement obscure où il leur sera impossible de se distinguer les uns des autres. Place à la parole, aux découvertes de l’âme, aux échanges constructifs…
…Mais en fait non. Paradoxalement, c’est bel et bien un éloge de l’apparence que construit ici l’émission. La première chose que les candidats font dans cette pièce sombre n’est pas véritablement de discuter ; que neni! Il s’agit de se toucher, de découvrir les tailles (dans les deux sens du terme), les formes, les signes distinctifs de chacun. Et, peu à peu, c’est évidemment ce contact de la chair à la chair qui se développe : on se caresse, on se tient la main… TF1 a même l’amabilité de laisser traîner une huile de massage dans la pièce ! Tiens donc !

Le film L’art d’aimer d’Emmanuel Mouret, diffusé sur Arte la semaine dernière, nous explique sans le vouloir la fine stratégie de l’Amour est aveugle : être privé du sens de la vue favorise l’abandon du corps et l’éveil des sens érotiques. Dès lors, nul besoin de pousser les participants au contact physique par de quelconques directives : les candidats s’y livreront d’eux-mêmes.
De plus, bien que les jeunes cobayes se parlent, échangent quelques informations triviales sur leurs opinions de l’amour idéal, les conversations tournent vite autour, précisément, du fantasme de l’apparence : à quoi peut-il bien ressembler ? Comment va-t-il me trouver ?
N’oublions pas que le point d’orgue de l’émission est précisément celui de l’apparition du corps de l’autre. La mise en scène  est d’ailleurs si exagérée qu’elle en est presque embarrassante. Une douche de lumière dévoile les candidats dans une sorte de halo surnaturel, le tout rythmé par une musique tonitruante, mélodramatique au possible. On filme la réaction du prétendant qui se trouve face à sa possible âme-sœur enfin révélée et, là encore, on montre que le corps est essentiel : il provoque des effets, il conduit à des réactions, il existe  et fait exister. Un dévoilement de l’autre au sens propre.

Mais le regard le plus intéressant dans cette émission reste celui du téléspectateur. En effet, déjà habitué à être propulsé  en situation de voyeur vis à vis des émissions de téléréalité, ce voyeurisme est ici poussé à son paroxysme. Non seulement le spectateur voit les candidats alors que les candidats ne voient pas le spectateur et n’ont pas toujours conscience de son regard, mais il va jusqu’à observer les interactions des participants quand ces derniers ne se voient même pas entre eux ! Ce regard intrus est d’autant plus délectable qu’il est englobant voire même emprisonnant. Le spectateur surveille une situation qui échappe à ses participants.
On ne peut s’empêcher de songer ici à une scène clé de « La Princesse de Clèves » de Madame de Lafayette. La princesse, légèrement dénudée, ne se doute pas qu’elle est observée par le duc de Nemours. Mais le duc de Nemours ne se doute pas qu’il est lui-même déshabillé par le regard du lecteur.
Le contrat de lecture, dans le livre comme dans l’émission, reste le même : offrir au regardant l’impression qu’il est le seul à avoir tous les éléments clés pour saisir ce qui est en train de se passer ; donner l’illusion, en quelque sorte, d’être un narrateur omniscient.
De fait, n’est-ce pas le téléspectateur le véritable aveugle de cette émission ?
 
Chloé Letourneur