Société

Au commencement était l’image…

« Image.
Reflet et réflecteur, accumulateur et conducteur […]
Pas de valeur absolue d’une image.
Images et sons ne devront leur valeur et leur pouvoir
qu’à l’emploi auquel tu les destines »
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe

Médias, Politique

Télécratie et discours politique

Télécratie et discours politique : la standardisation de la parole gouvernante
Le tournant des années 1980 en France marque l’avènement du régime médiatique contemporain. Sous l’effet de facteurs conjoncturels tels que l’apparition d’un public de masse, l’augmentation du parc télévisuels français (on atteint 28 millions d’appareils en 1988), ou la privatisation des chaînes de télévision, les moyens audiovisuels de diffusion collective deviennent un carcan pour la politique.
Ce nouvel outil de contrôle et de surveillance du pouvoir des mandés enthousiasme la masse des téléspectateurs. Ils attendent désormais une démonstration de force ritualisée à chacune des apparitions télévisuelle des responsables politiques. Ceux-ci se doivent donc de se plier aux règles d’un exercice codifié et sans contours – la réaction.
Aujourd’hui, il est ardu pour les protagonistes de la politique de dérouler sur les plateaux de télévision de grandes idées, motivées par la défense d’un positionnement idéologique. Ce qu’on attend d’eux sont des commentaires à l’égard de l’actualité, de la dernière pique lancée par leurs adversaires ou des sondages les plus récents. En somme, il s’agit de s’adonner à des propos aussi convenus que ceux des footballers interviewés avant un match quant à leurs ambitions sur le terrain.
Au regard de cet affaissement intellectuel de la parole politique, comment qualifier et analyser les nouvelles modalités du discours des gouvernants à la télévision ?
Un évasement du discours
Selon Damon Mayaffre, spécialiste du discours politique et auteur d’un essai intitulé La Parole Présidentielle, les nouvelles modalités de l’expression politique médiatisée conduisent à une « crise du discours politique ». Celle-ci se caractérise par une  ascendance de la fonction phatique du discours sur l’utilisation de concepts. En d’autres termes, le discours est dominé par l’action et la performance (dominance de l’adverbe et du pronom personnel) au détriment du contenu (très de peu de substantifs) et de la construction de syntaxique (peu de subordonnées).
Les facteurs de cette nouvelle parole politique qui semble amoindrie et affadie à la télévision sont multiples. Néanmoins, il convient d’observer que le nouveau rapport de force entre politiciens et journalistes sur les plateaux y joue pour beaucoup. La majorité des émissions se fait actuellement sur un mode dialogique, avec un journaliste, questionneur et inquisiteur, face  un responsable politique sur la défensive. Celui-ci est donc constamment dans une dynamique statique de justification ou d’indignation.
À cet égard, il suffit d’observer le contraste marqué entre le respect attentif affiché par les journalistes vis-à-vis de la parole de leurs invités dans le cadre de l’émission Heure de Vérité (ancêtre des 4 Vérités) diffusée dans à partir de 1982 sur France 2 (lien ci-dessous), et les interruptions intempestives que se permettent les journalistes contraint aujourd’hui de s’improviser animateur.
Ceux-là, entravés de la même façon par un impératif de divertissement télévisuel, sont astreints à un positionnement qui tend à empêcher le déploiement d’une pensée construite chez les politiques. Il suffit de se rappeler la question (indiscrète et voyeuriste) posée par Thierry Ardisson à Michel Rocard en 2001 dans Tout le monde en parle – « sucer, c’est tromper ? » – pour évaluer le nivelage par le bas lié à la spectacularisation de la vie politique et à la transformation des journalistes en animateurs de « shows ».

François Mitterrand répond aux questions du journaliste Roger Louis, sur ORTF le 22 novembre 1965 (source : capture d’écran INA)
Une standardisation de la parole
En découle une impression d’indifférenciation de la parole des responsables politiques. Les emprunts réciproques conduisent à une inintelligibilité d’un discours creux qui neutralise le débat. On observe un appauvrissement des propos tenus, qui sont sans cesses abrégés, ramassés, compactés pour supporter l’intervention des journalistes et pouvoir être rediffusés via les chaînes d’infos en continu.
Ainsi, sur les plateaux de télévision, la tendance lourde reste la recherche du « coup de com’ » et de la petite phrase qui prime sur un discours didactique et transparent. Les « coups de gueule » de l’été 2016 poussés par les différents responsables politiques à l’égard du burkini sont significatifs en ce qu’ils attestent d’un désir de remédiatisation de la parole. Cécile Duflot faisant preuve d’un relâchement volontaire de son niveau de langage sur le plateau de BMTV, afin de renforcer l’emphase médiatique quant à des propos pourtant très banals autour de la polémique (lien ci-dessous), n’est qu’un exemple parmi d’autres.

 
Quelles conséquences démocratiques pour ce « mal de mots » ?
Cette crise des mots semble aujourd’hui se cumuler à une crise des actes qui mine la vie politique. Notons que, bien souvent, cette incapacité à nommer le réel sans arrière pensées au sein des médias, est interprétée par les téléspectateurs comme une fuite en avant des leviers de l’action publique, entérinant le désaveu à l’égard des responsables politiques.
Plus encore, cette incapacité à manier les mots avec brio et se servir de la langue comme le moyen symbolique d’un « écart distinctif » vis-à-vis de ses concurrents, participe d’une désacralisation de la figure du politicien. La disparition d’une poétique discursive au sein de l’espace audiovisuel où l’homme politique atteint le maximum de sa visibilité, normalise, voire même banalise, la parole gouvernante et euphémise ainsi sa force de conviction et sa valeur performative.
Au regard de cela, il se pourrait donc bien que cette « crise du discours »,  que l’on ne peut, par ailleurs, imputer aux seuls médias, puisse receler l’un des clés de la revitalisation de la confiance et de la volonté d’investissement des téléspectateurs (amalgamés avec des électeurs potentiels) dans la vie politique. À cet égard, les insurrections d’un Jean-Luc Mélanchon, bien souvent extrêmes, témoignent d’un désir de résistance salutaire vis-à-vis des prérogatives d’une spectacularisation de la vie politique à la télévision, que bien des mandés, avec plus de nuances, pourraient imiter.
Etienne Brunot 
LinkedIn
 
Sources : 
Jacques Gerstlé et Christophe Piar, La communication politique (3ème édition), 2016, Armand Colin
Frédéric Vallois, Le langage politique malade de ses mots, 20/11/2014, Le Huffington Post
Bernard Steglier, La télécratie contre la démocratie, 2006, Flammarion
Éric Darras, Permanences et mutation des émissions politiques en France, 2005, Recherches en communication (n°24)
Joseph Daniel, La parole présidentielle, 2004, Champion
Illustrations : 
Image 1 : compte Twitter de Sylvain Chazot, journaliste à Europe 1, capture d’écran de France 2 (On est pas couché) du 16/01/2017
Images 2 : INA, capture d’écran de l’ORTF de 22 novembre 1965 (libre de droits)

Com & Société

Le combat des Amérindiens : touche pas à mon dialecte !

À l’heure où notre monde s’uniformise, le langage n’est malheureusement pas épargné. Si comme l’évoque le philosophe roumain E. M. Cioran « on n’habite pas un pays, on habite une langue », alors celle-ci est au cœur de l’identité culturelle de chacun. Triste constat pour les Amérindiens qui depuis des années, voient considérablement diminuer le nombre de locuteurs de leurs langues autochtones.
En 1992, le physicien américano-canadien Krauss, estimait que 90% des langues amérindiennes ne survivraient pas au XXIe siècle. Pour des peuples aux richesses linguistiques traditionnellement essentielles, il semble légitime de parler de catastrophe culturelle face à un tel phénomène. Malgré les démarches tâtonnantes de certains États d’Amérique latine et centrale, aujourd’hui l’alerte est lancée : S.O.S dialectes en voie de disparation ! Comment les préserver ?
Uniformisation rime avec disparition
Remontons un siècle et demi en arrière, lorsque les colons américains achevaient leur conquête territoriale en cloîtrant l’ensemble des tribus indiennes dans des réserves, lorsque la politique d’assimilation battait son plein, lorsque l’on imposait aux autochtones de renier leurs valeurs, leur spiritualité et bien sûr… leurs langues originelles. C’est à ce moment-là que l’uniformisation des langues a commencé.
« Un bon Indien est un Indien mort » : cette règle d’or, énoncée par le général américain Philip Sheridan, enclencha les politiques d’acculturation et d’assimilation. Ainsi, les jeunes de chaque tribu étaient emmenés dans des pensionnats où on leur interdisait de parler leur dialecte maternel, où on leur inculquait une éducation et une religion chrétienne, et où on effaçait toute trace culturelle de leur appartenance au peuple amérindien.

Il y eut bien sûr des conséquences immédiates, mais c’est aujourd’hui que l’on peut réellement parler de communautés linguistiques en voie de disparition. Le schéma est simple mais fatal : diffusés avant tout oralement, les dialectes ne restent gravés que dans la mémoire de ceux qui les parlent ; la plupart étant exclus du système éducatif, seule la transmission intergénérationnelle peut encore les faire perdurer. Celle-ci, ne tenant qu’à un fil, est fragilisée par l’évolution des formes linguistiques actuelles, qui tendent à se simplifier et à se rassembler autour d’une langue prédominante. En somme, quand le langage se limite à une fonction d’« utilité », la tradition, la diversité et l’ethnicité ne sont plus les mots d’ordre.
Les dialectes amérindiens : la Communication avec un grand C
Bien plus qu’un simple moyen de communication, un dialecte construit l’identité d’un peuple, et c’est tout particulièrement vrai chez les Amérindiens. Fondée sur le respect de la terre ancestrale, la spiritualité de la nature et son apport à l’homme, cette identité s’exprime par une communication atypique où prédominent la gestuelle, l’oralité, les symboles… En cela, chaque mot possède une empreinte sémiologique et historique considérable dont dépend la culture amérindienne. Or, de nombreux dialectes amérindiens ont déjà disparu, et avec eux l’identité et l’histoire d’un peuple.
 

Loin des textos, tweets et chats, les formes du langage des Autochtones se différencient nettement des moyens de communication qui prévalent dans nos sociétés actuelles. Les valeurs traditionnelles au cœur de l’identité de ces peuples, s’opposent à une communication de plus en plus désincarnée et indirecte. Dès lors, la fin de ces dialectes est-elle la conséquence inéluctable de l’évolution des formes du langage ? Ne sommes-nous pas en train de perdre l’essence même de la communication ?
La solution pour sauver ces langues menacées serait alors d’unir deux champs intrinsèquement opposés : allier tradition, diversité et portée culturelle des dialectes, aux moyens de communication modernes et universalisés. Des armes douteuses et fragiles, un combat qu’il est décidément difficile de mener à bien.
Les derniers mots des condamnés ?
Ne fermons cependant pas les yeux sur les démarches engagées par certains États latino-américains visant à revitaliser les langues autochtones des tribus encore majoritairement présentes (comptant encore aujourd’hui des dizaines de millions d’Indiens) sur ces territoires. Prévues dans le cadre du droit démotique (qui implique la prise en compte des minorités, des communautés linguistiques et religieuses dans l’ordre juridique), de nouvelles législations voient le jour ; comme par exemple celle de l’aménagement linguistique dont l’objectif est soit de reconnaître les divers dialectes comme des langues officielles, soit de réglementer leur pratique par la création d’académies dédiées.
Cependant, un manque de volonté à double facette ralentit le processus. D’une part, l’enseignement public n’est pas encore prêt à s’investir juridiquement et économiquement parlant. Hésitante et superficielle, cette politique de revitalisation des langues autochtones qui impose un enseignement bilingue obligatoire, n’est pas systématiquement respectée. Pourtant, des études sociolinguistiques mises en place, notamment par le Groupe de travail des Nations-Unies sur les populations autochtones, montrent que ce sont les enfants ne recevant pas un enseignement dans leur langue maternelle, qui connaissent les résultats scolaires les plus faibles.
D’autre part, tel que le montre Fernand de Varennes dans son article Language, Rights and Opportunities : The Role of Language in the Inclusion and Exclusion of Indigenous Peoples, un réel manque d’implication des populations autochtones elles-mêmes se fait sentir. En effet, certains Amérindiens ne voient pas d’utilité à la pratique de leur dialecte, puisque c’est la langue dominante qui est associée à l’insertion professionnelle et sociale.
Dès lors, la question se pose : à quoi bon se battre si les Amérindiens eux-mêmes ne croient plus en l’importance de leurs traditions ? Le mouvement doit provenir des membres de ces communautés pour que le combat ne s’essouffle pas de lui-même.
Byron Shorty, un Navajo qui ne donne pas sa langue au chat
Créateur du site « Navajo Wotd », Byron Shorty, originaire de Winslow en Arizona et proche d’une branche gouvernementale de la nation Navajo, est un jeune issu de la réserve. Empreint de l’histoire de son peuple, il semble proposer une alternative intéressante à la question de la revitalisation des langues autochtones. Un espoir, un tremplin, une innovation ? Son concept est simple, original et attrayant : il poste tous les jours sur son site un mot en Navajo, dont il donne la traduction, la définition et la prononciation.
L’universalité d’Internet permet alors une redécouverte ludique de la tradition Navajo et en assure la perpétuation. C’est d’ailleurs le but premier de Byron Shorty : « Ce qu’il y a de mauvais dans les techniques d’apprentissage du Navajo aujourd’hui, c’est que ça n’excite pas les gens. Ils le vivent comme une gigantesque obligation, mais ça ne leur apporte pas une grande satisfaction. En utilisant les nouveaux médias et quelques éléments de design, je me disais, pourquoi ne pas commencer avec le truc le plus basique ? Un mot. »

Un début certes, mais un début innovant, original et prometteur. En prônant les valeurs traditionnelles de son peuple, Byron Shorty souligne discrètement mais fermement, l’importance majeure de la préservation des langues et de leur diversité ainsi que l’ampleur du danger culturel encouru. Si la bataille n’est pas encore perdue, on est loin d’entendre s’élever le cri de la victoire.
Madeline Dixneuf
Sources:

Sens public, La revitalisation des langues amérindiennes en Amérique Latine, Sabine Lavorel – Publication : 2 mars 2015 – Consultation : 6 novembre 2016
L’Obs, avec rue 89, L’Homme qui fait vivre le Navajo sur internet, Kim McCabe –  Publication : 10 juillet 2015 – Consultation : 2 novembre 2016
Atlas des langues en danger dans le monde, projet UNESCO – Publication : 2011 – Consultation : 6 novembre 2016
Le temps, Navajos les guerriers des mots, Xavier Filliez – Publication : 5 juillet 2016 – Consultation : 6 novembre 2016
Les langues amérindiennes : états des lieux, Colette Grinevald, Lyon2 SDL & CNRS – Publication : 4 juillet 2005 – Consultation : 13 novembre 2016
Language, Rights and Opportunities : The Role of Language in the Inclusion and Exclusion of Indigenous Peoples, Fernand de Varennes – Publication : 17 février 2012 – Consultation : 13 novembre 2016

Crédits photos :

Brulé War-Party. © Taschen, Edward Curtis
Little goguette, carnet de voyage pour famille intrépide
Blog, le langage des signes des indiens des plaines, WICASA SIOTANTKA
Portrait de Byron Shorty

Société

W3W: l'appli qui veut changer le monde en trois mots

« – Tu nous rejoins à dinde.ghetto.fourche ? – Je peux trop ap, suis à fermeture.papillote.grotte… – Dac on se dit rdv à 19h côté cave.orgasme.tétard alors ! »
Vous ne comprenez rien ? Rassurez-vous, c’est bien normal. Si ce langage très mystérieux semble tout droit tombé de l’absurde chapeau d’Eugène Ionesco, il pourrait bien pourtant imprégner notre quotidien dans quelques années. C’est le pari dingue des deux fondateurs britanniques de l’application What3Words, qui consiste à associer n’importe quel lieu à une combinaison de 3 mots. Déjà disponible en version web et en application pour iOS et Android, ce système de localisation innovant promet contribuer, sobrement, à « changer le monde ». FastNCurious quadrille la zone.

What3Words : le concept en 3 mots
Personne ne s’attendait à ce que quelqu’un parvienne à remettre Mot de passe (France 2) et à son inépuisable animateur Patrick Sabatier au goût du jour. « What3Words » l’a fait. Mieux encore, il propose de révolutionner notre emprise sur le monde en divisant la planète en 57 trillions de carrés de 3m de côté (soit 57 mille milliards, c’est-à-dire 57 000 000 000 000 carrés).
À l’origine du projet, un constat simple : 75% des endroits sur la planète ne possèdent pas d’adresse spécifique ou disposent de « systèmes médiocres, compliqués ou incohérents » comme le précisent les initiateurs du projet. Des étendues naturelles (déserts, forêts etc.) aux provinces reculées en passant par les jardins publics ou les parkings, le quadrillage de la surface terrestre (et maritime !) permet de donner une adresse unique et précise à tous les lieux, habités ou non et de simplifier nombre d’activités : voyages, cartographie, commerce électronique, recherche immobilière ou même les festivals et autres événements.
Pour associer un lieu à une combinaison de 3 mots, l’algorithme utilisé par l’application pioche dans une base de 25 000 à 40 000 mots suivant les langues. Au préalable, les mots sont donc choisis, et ce grâce à un double système de sélection, à la fois humain et automatisé, qui répertorie les mots les plus appropriés. Aussi les concepteurs ont-ils privilégié des mots du registre courant en une à trois syllabes, afin de favoriser la mémorisation des lieux, aux dépens de l’adresse postale ou des coordonnées GPS dans le pire des cas.

Comme le précisent les sciences cognitives, la force de mémorisation par imagerie est optimale. Elle consiste à imaginer une histoire, un paysage à partir des données à mémoriser, et à se raconter l’histoire ou se balader dans ce paysage pour se les remémorer. Ainsi, What3Words s’adapte à nos capacités cognitives et fait travailler notre imaginaire.
Dans le monde de What3Words, chaque lieu possède 8 adresses, toutes différentes et uniques, dans les 8 langues du logiciel à ce jour. Impossible de s’y perdre, d’autant plus que les combinaisons semblables sont assez éloignées pour que chacun sache faire la différence entre kids.chill.out (Mischigan, USA) et kid.chill.out (Barcelona, ESP).
« Addressing the world »
Récompensé aux Tech Award 2015 pour son principe novateur et vecteur de changement, l’application n’est pas sans ambitions. « Adressing the world » (on notera la finesse du jeu de mot), telle est la prétention de What3Words, qui affirme son impact sur les plans économique, scientifique et social : voyage, livraison, navigation et aide humanitaire.
Une prétention qui pourrait être justifiée. En effet, si l’application est utile pour se repérer au quotidien sans connexion Internet nécessaire – trouver la bonne entrée ou votre place de parking – elle l’est également en situation de crise humanitaire (tremblements de terre, tsunamis…). Localiser un endroit, c’est avoir la capacité de se repérer certes, mais aussi d’être repéré plus précisément et donc d’être secouru plus efficacement.
Par ailleurs, l’adresse a un impact en terme de socialisation, puisqu’elle permet d’éviter la marginalisation de certains individus, habitants des provinces reculées ou des bidonvilles par exemple. Elle facilite l’échange de biens comme de paroles.
What3Words parie aussi sur l’avenir et perce dans la recherche spatiale avec le projet de quadriller Mars. Une application qui ne se suffit pas à garder les pieds sur Terre et qui ambitionne de faciliter les découvertes géospatiales.
Lancée grâce à un crouwdfunding impressionnant (5 millions de dollars), l’application n’est pas sans but lucratif. What3Words trouve son financement en proposant OneWords, qui permet de personnaliser une zone géographique. Cependant, un mystère demeure : est-il possible d’acheter certaines combinaisons ? Comme le souligne Slate.fr, difficile dans ce cas d’estimer la valeur de certaines adresses dans lesquels les mots reprennent tout leur sens, comme ‘’best.place.ever’’. Un enjeu monétaire, qui se révèle donc aussi être un enjeu communicationnel. De quoi réfléchir aux conséquences sur le langage d’un adressage en 3 mots décorrélés.
Vers une nouvelle utilisation du langage ?
What3Words c’est aussi une technologie au sens de l’humour cinglant. Ainsi, avec ce nouveau système, le siège du FN, rue des Suisses à Paris est localisé à  »rimer.noir.éliminer », comme le précise Slate.fr et l’Elysée se voit rattaché à  »péage.zouk.éliminer ». De quoi développer tout un imaginaire autour des lieux et des institutions !
Mais par-delà ce constat sympathique, W3W pose des questions communicationnelles sérieuses. En associant aléatoirement des mots à un lieu, W3W détache le mot de sa signification. Par exemple, le mot « table » ne réfère plus à l’objet « table » mais à un objet d’une toute autre nature, ce qui peut sembler dévalorisant pour la langue, lui faisant perdre de sa profondeur.
La deuxième implication de ce système est qu’il rompt l’unité de lieu. Un lieu qui était auparavant unique (ex : La cathédrale Notre Dame de Paris) est désormais segmenté, fragmenté en divers endroits qui existent en soi, indépendamment de l’entité à laquelle ils appartiennent (environ 500 pour Notre-Dame de Paris).
Cependant, il s’agit de nuancer une approche pessimiste et rigoriste sur le langage. En effet, l’application substitue à des coordonnées GPS des mots. Cette bascule appartient donc à un mouvement d’élargissement du champ d’application du langage et de constituer un nouvel imaginaire autour des mots.
Bien entendu, la portée de ce système est dépendante de sa popularité et de sa prise en compte à l’échelle internationale, à commencer par les géants du milieu comme Google Maps, Mappy ou Waze.
What3Words est peut-être le seul projet progressiste qui repose sur le fait de mettre le gens dans des cases. L’exception qui confirme la règle ?
Fiona Todeschini
@FionaTodeschini
Sources :
Slate.fr, Dans quatre ans, voici à quoi votre journée très connectée ressemblera, 31/03/2016
What3Words
The Next Web, What3Words: share very precise locations via Google Maps with just 3 words, Paul Sawers
Mail Online, Better than GPS? The brilliant online gadget that identities every 10 sq ft patch of land on the planet – and gives each one its own unique three-word name (so what’s YOUR back garden called?), 22/ 02/2016
Crédits photos et vidéo :
What3Words

Agora, Com & Société

Le tabou, on en viendra tous à bout

Le tabou est un outil indispensable pour les annonceurs. Il est presque un truisme de dire que les publicitaires choquent et dérangent pour communiquer. Mais ce même tabou peut aussi être un poison. En ethnologie, le terme désigne une prohibition sacrée dont la transgression peut entraîner un châtiment surnaturel. Par définition, il est donc préférable d’éviter le tabou. Suivant ce conseil, l’esprit cherche automatiquement à l’occulter : le tabou finit par tomber dans les méandres de la non-pensée. Il appartient si l’on puit dire à l’ordre de l’immonde qui menace le nôtre par son impureté ou sa dangerosité. Son évocation ne suscite alors qu’une réaction de rejet rendant toute pensée impuissante. Communiquer à travers le prisme du tabou ne revient-il donc pas à limiter le dialogue aux sentiments ? Quelles sont les limites d’une telle communication ?
Le tabou : un garde-boue sociétal
Dans son acception commune, le terme « tabou » désigne un sujet qu’il est préférable de ne pas évoquer au risque de transgresser les codes de la bienséance. Sa forme varie en fonction du temps et de l’espace. On parlera moins de son salaire en France qu’aux États-Unis, on parlera moins de sexe en Arabie Saoudite qu’en Islande … Ainsi, l’être social obéit à des règles plus ou moins tacites qui pèsent sur son comportement et sur son langage.
Le tabou auquel Freud a consacré une œuvre entière structure nos pulsions en prohibant l’inceste et conditionne l’existence de la morale et l’émergence de la culture. Freud s’appuie sur l’hypothèse d’une société primitive -la horde sauvage- dominée par un père tout puissant disposant du seul droit d’accès aux femmes. Il explique la naissance de la société par le meurtre du père qui est paradoxalement devenu objet de vénération. En voulant libérer leur désir du pouvoir paternel, la rébellion a conduit à le contenir. La proscription de l’inceste et l’interdit du meurtre ainsi que du parricide assurent les liens familiaux et sociaux. Cette explication mythique structurerait notre inconscient.
Dans l’esprit polynésien, le tabou est lié au sacré et ne peut se concevoir qu’en relation au mana, équivalent très approximatif de l’esprit qui anime les êtres et les choses que l’on ne peut toucher ou dont on se protège car les forces peuvent être négatives. Ces notions participent d’un ordre que l’on doit absolument respecter. Mais dans l’usage courant, en dehors de l’univers magique et religieux, il renvoie à ce que l’on ne peut pas dire ou faire. Sur quoi dès lors repose cette interdiction ? Quelle justification peut-elle avoir ? Quels que soient nos univers d’appartenance, sommes-nous si loin de cet univers magique, nous qui appartenons à une culture privilégiant la raison ?
Les forces surnaturelles nous menacent sans cesse si nous transgressons le tabou en l’amenant à la communication. La croyance fait sa force dans le domaine mythique et religieux. Que peut-on craindre quand on appartient à un univers laïque et désacralisé ? Si on transgresse l’interdit, on suscitera la gêne ou l’on subira le rejet car on remettra en cause les valeurs fondamentales qui régissent la société. La crainte du tabou semble inscrite dans notre esprit. Au lieu d’avoir affaire à une puissance surnaturelle, c’est la société elle-même, tel un dieu, qui nous imposera tacitement le respect de limites à ne pas franchir. Le tabou est maintenu par un système dont nous sommes nous-mêmes les garants.

Les sociétés archaïques et les sociétés modernes ont-elles un but si différent ? Derrière l’interdit, il s’agit de préserver un monde constitué de valeurs communes au périmètre plus ou moins grand. Nos sociétés se distinguent en effet par l’importance qu’elles reconnaissent à l’individu et à sa liberté. Les sociétés anciennes privilégient la communauté par rapport à l’individu qui lui appartient complètement à l’inverse des sociétés modernes. A travers le tabou, la société nous rappelle aux valeurs communes qui la fondent. C’est une limite infranchissable par laquelle elle se défend comme un corps contre des agressions extérieures qui menacent sa cohésion. Ainsi, les menaces d’exclusion qu’elle nous impose perpétuent le tabou. L’individu peut se croire totalement libre – de communiquer – mais la pression sociale lui rappelle qu’il fait parti d’un monde qui lui reconnaît dans le meilleur des cas une liberté relative.
Y a-t-il encore des tabous dans la publicité ?
La publicité semble échapper à l’interdit. Elle n’hésite pas à le braver. Elle joue fréquemment avec lui. Dans un monde saturé de messages, les communicants n’hésitent pas à provoquer, à extraire le potentiel polémique du tabou pour mieux marquer. En fait, l’utilisation du tabou s’inscrit parfaitement dans une communication dite  » transgressive ».
 

 
Comme le tabou parle à l’émotionnel, il est difficile d’avoir une vision claire de la réaction suscitée par une pub exploitant un tabou. Toutefois, le bon communicant pourra anticiper les conséquences de son énonciation.
Il y a des règles à respecter. D’abord, il paraît évident qu’il faut prendre en compte le contexte socio-culturel dans lequel on souhaite développer une campagne. Ensuite, il ne faut pas confondre communication et provocation gratuite : il faut éviter que le choc du tabou phagocyte le message. Ce phénomène correspond à ce que les communicants les plus aguerris appellent sentencieusement « le risque de monopolisation mémorielle par le tabou ».
En 2009, une publicité distribuée au nom de Carrefour Discount était publiée sur le web avec comme titre : « J’aime pas Mamie ». Carrefour démentit aussitôt son affiliation à cette pub. La pub met en scène une famille qui mange tranquillement. Le téléspectateur s’aperçoit rapidement qu’il mange “Mamie”. Le tout est brillant puisque l’humour noir dédramatise le lien grossier fait entre précarité et cannibalisme. La pub amène à penser que Carrefour Discount est assez bon marché pour éviter de tomber dans le cannibalisme. Le message est clair !

La transgression, l’énonciation du tabou doit avoir un but. Les campagnes contre les MST sont à prendre en exemple : elles tentent de lever les tabous pour libérer la parole, oublier « la honte » pour mieux se soigner. Ici, le tabou est énoncé pour mieux dénoncer. Au contraire, la campagne « Unhate » (2011) de Benetton mettait en scène des visuels sans grand rapport avec les vêtements : on y voyait des chefs d’États ou des responsables religieux s’embrasser. Cet exemple montre comment la shockvertising relève de la pure vacuité. Le tabou doit être manipulé avec pertinence.

Le propre du tabou est de gêner, de repousser et même d’horrifier. Cependant, tout comme il existe une “licence poétique”, la publicité est un lieu où le tabou peut s’énoncer sans être suivi de châtiment. Il prend un autre sens sous la bannière publicitaire. L’absence d’un sujet déterminé de l’énonciation favorise la liberté que l’on peut prendre vis-à-vis de lui. Cela ne veut pas dire que la publicité peut tout se permettre : il faut éviter les interdits archaïques tels que le tabou de l’inceste fondé à la fois sur des lois ancestrales, morales, religieuses et scientifiques. Et au-delà de ce simple constat, il faut trouver le ton qui permette d’oublier le tabou pour mieux cerner le message.
En énonçant l’imprononçable, la publicité soulève des questions et modifient les mentalités. Elle habitue à l’inhabituel et dédramatise l’inconvenant. Malgré de nombreux jeux sur les clichés, la pub ouvre parfois le débat sur des sujets tels que la sexualité ou la sécurité routière. En provoquant, en jouant sur le sentiment, la publicité éveille celui qui la regarde. C’est le bon côté de ce genre de communication : elle pousse à la polémique et donc à la réflexion.
De l’utilité du silence dans la communication : une hypocrisie nécessaire
Le tabou provoque. C’est cette vertu que le communicant exploite. Quel intérêt y a-t-il à le braver si cet acte soulève l’indignation et empêche la communication ? Au contraire, le silence fracassant propre au tabou ne serait-il pas un bienfait pour la communication ?
L’interdit de l’inceste par exemple repose sur des explications et des justifications sociologiques voire scientifiques. Statistiquement, il est prouvé que l’endogamie entraîne des conséquences génétiques graves. Lévi-Strauss, un anthropologue contemporain, voit dans la prohibition de l’inceste – une loi fondée sur la nature et la culture – une condition nécessaire pour assurer l’existence sociale en élargissant les relations matrimoniales. Le tabou préserve ainsi la société des conséquences néfastes de l’endogamie. Le respect de la loi ne fait donc pas directement appel à la raison cependant il se justifie rationnellement. Certains comportements pour le dire autrement ne sont pas prohibés pour les bonnes raisons : on ne fait pas telle ou telle chose par sagesse mais par peur, par superstition comme si les dieux allaient se retourner contre nous.
Dans notre société certaines questions sont aujourd’hui taboues. La répartition ethnique en est un exemple. Quand on parle de tabou dans ce cas, il ne faut cependant pas voir seulement le fait qu’on écarte la question, il y va aussi d’un choix de valeurs et de principes. Le risque serait de résumer les individus à des appartenances et des explications biologiques.
Que cela ne soit pas un tabou aux États-Unis relève de raisons historiques. L’absence de ce tabou peut conduire à conforter les séparations entre les hommes. À ce niveau, le tabou est une façon de parler. Il y va en même temps d’une certaine dimension du sacré qui correspond au respect de principes fondamentaux. L’histoire du XXème a vu de surcroît le développement de l’idéologie eugéniste -théorie pseudo-scientifique d’hygiène raciale – qui a entraîné les pires monstruosités politiques.
Le tabou dans l’exemple précédent donnait un sens sacré vis-à-vis de ce qu’il représentait. On pouvait y voir conséquemment la marque d’un attachement à des valeurs. Peut-on conclure de ces observations à quelque possible vertu du tabou ?
Voltaire semble allègrement franchir ce pas lorsqu’il écrit dans ses Dialogues : « Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets, ma femme même croient en Dieu ; et je m’imagine que j’en serais moins volé et moins cocu. » La croyance devient garante de la morale. C’est un moyen en sacralisant ses règles de conduire les hommes. Cette formule plutôt pessimiste sur la nature des hommes relève d’un acte de prudence sauvegardant nos intérêts. En devenant intouchables, les règles garantissent un ordre impossible de discuter soumis que nous sommes à la suprême autorité qui nous prive en passant de toute autonomie. On reste dans une société d’autorité, celle des anciens opposés aux modernes pour reprendre une distinction établie par Benjamin Constant. Est-ce une entrave à la communication que d’avoir des tabous dans une société ? Supprimer le tabou pour en parler librement suppose qu’il faudrait passer du superstitieux au rationnel. Cela suppose de laisser, peut-être naïvement, les tabous aux griffes de l’intelligence individuelle. S’il n’y a plus de règles de communication, le reste dépend de l’homme. Le risque évident est que l’interdit lié au tabou ne soit plus aussi fort s’il perd sa sacralité arbitraire et que l’homme transgresse sans réfléchir.
La modernité signe-t-elle la fin progressive des tabous ? Le tabou semble appartenir à un univers théologique. En entrant dans l’univers positif ou scientifique perd-il alors son sens ? Dans la mesure où le tabou fait partie du domaine du sacré, le fait de vivre dans une société et une culture caractérisées par la raison n’en fait-il pas pour le dire autrement une relique du passé ? Sans base rationnelle, le tabou demeure un interdit fondé sur des croyances surnaturelles. Il n’est pas le fruit de l’intelligence mais de la crainte superstitieuse. C’est notre peur qui fait sans doute sa force, l’absence de pensée. C’est l’analyse que développe Spinoza en particulier dans la préface au Traité théologico-politique. Rien n’est interdit à la libre pensée. C’est la condition essentielle de notre libération. Le tabou est une limite à penser pour en comprendre la nécessité et accéder au salut pour parler comme le philosophe.
De nombreuses choses restent taboues. « Le phénomène du tabou n’a pas cessé d’exister. Il existe toujours, aussi dans les sociétés modernes, comme il existait dans les sociétés primitives. Ce qui a changé, c’est seulement son caractère, les prémisses sur lesquelles il se base, les causes pour lesquelles il existe. » écrit Stanislas Widlak. Êtes-vous homosexuel ? Combien tu gagnes ? Êtes-vous dérangé par la présence d’une personne séropositive? Êtes-vous malade ? Ces questions gênantes traduisent nos peurs et notre besoin d’ordre, d’appartenir au monde commun. C’est l’expression archaïque de notre être dont nous avons gardé la mémoire ou bien le produit de notre culture.
Existe-il des moyens de communiquer sur un tabou sans heurter ? Pour chaque tabou, il y a un vocabulaire « politiquement correct » spécifique. Le tabou et l’euphémisme sont frères. Toutefois, les mots sont tellement aseptisés qu’ils ne semblent plus renvoyer à des réalités humaines. De plus, Il y a un réel paradoxe, si ce n’est une contradiction, à utiliser ce langage à l’heure où l’on parle de « minorités visibles », de « discriminations positives » ou bien d’ « égalité des chances ». On cache en même temps que l’on essaye de lever certains tabous. On peut peut-être y voir une volonté maladroite de manipuler les sujets tabous pour les exorciser sans dévoiler totalement leur arbitraire nécessaire. En effet, le silence que le tabou suppose empêche certaines minorités d’exister normalement, c’est-à-dire à l’intérieur de la norme, et entraîne parfois des contestations politiques légitimes.
Il y a donc des sujets dont « on peut » parler et d’autres non : la communication est donc encadrée par une « normalité », des normes qui se veulent assurément civilisatrices. Toutefois, il reste une volonté de savoir comme dirait Foucault. Remplacer cette norme par une autre changerait-il quelque chose ou bien la norme actuelle est-elle particulière, organisée et réfléchie, c’est-à-dire basée sur des critères civilisateurs et visant le bien commun ? À y regarder de plus près, les constructions sociales semblent arbitraire. Le philosophe explique entre autres que les normes sexuelles se seraient développées sous l’influence des États du 17ème siècle en partant du simple constat qu’il fallait encourager la natalité. Ainsi, ils auraient soutenu la sexualisation du corps féminin en marginalisant les autres sexualités.
Ameziane Bouzid
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Sources :
« « J’aime pas mamie »: mais qui a fait cette fausse pub Carrefour ? », Le Poste Archives, 14/12/2009
 » Comment communiquer sur un sujet tabou en publicité ? « , Études & analyses, 30/03/2008 
« Les briseurs de tabou. Intellectuels et journalistes « anticonformistes » au service de l’ordre dominant », Sébastien Fontenelle, Paris, Éd. La Découverte, coll. Cahiers libres, Paris, 2012, 180 p.2016 
 » « Unhate » : la nouvelle campagne choc de Benetton « , Pure Médias, 16-11-11 
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BNP
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Agora, Com & Société

#Hashtag My Ass

Depuis la mise en application de la réforme orthographique annoncée par le gouvernement, des voix s’élèvent pour défendre l’accent circonflexe. Le succès du hashtag « #JeSuisCirconflexe » révèle la polémique que suscite cette réforme. Mais pourquoi utiliser un hashtag pour réagir ou se battre ? Sait-on exactement ce que cela engage ? En réalité,  beaucoup de personnes utilisent le hashtag sans le comprendre. Alors #utile ou #insupportable ?
#Késako
Le hashtag est composé d’un signe typographique, le croisillon, accompagné d’un ou plusieurs mots-clés. Appelé mot-dièse ou mot-clic au Québec, il est un marqueur de métadonnées. Autrement dit, c’est une donnée qui permet d’en organiser une autre.  En effet, cet outil a un rôle centralisateur sur les réseaux sociaux : il trie les publications en fonction de leur thème.
Dans le cas du #JeSuisCirconflexe, si un utilisateur le place dans un tweet, ce dernier sera reconnu comme faisant réaction à la nouvelle réforme. De cette manière, le hashtag permet de relier entre eux des tweets relatifs à un sujet donné pour former l’équivalent d’une conversation. Cela permet de transformer des évènements disparates en résumé des réactions. Il y a dans cet outil une volonté d’unification et de rassemblement. Grâce à son affiliation, ce tweet sera ensuite susceptible d’atteindre un public virtuellement infini.

A l’origine, le croisillon sert à référencer des conversations sur IRC (protocole de communication textuelle sur internet) qui sont de cette manière retrouvables. Suite à la suggestion de l’un de ses utilisateurs qui voulait améliorer le filtrage de contenu, twitter a intégré cette fonction en 2007.

Il aura fallu attendre 2009 pour que Twitter commence à renvoyer le croisillon en liens hypertextes qui mène à une liste exhaustive des messages contenant le même hashtag. Facebook a suivi en 2013 et a été ensuite rejoint par Google+ ou encore Instagram.
Dans sa documentation,  Facebook donne la définition suivante : « Les hashtags permettent de transformer des sujets de discussion et des locutions en liens « cliquables » dans des publications sur votre journal personnel ou votre page. Ils permettent de trouver plus facilement des publications sur des sujets précis. ».
Le choix du symbole est intéressant parce qu’il fallait en trouver un qui puisse être produit par n’importe quel appareil : il ne restait plus qu’à choisir entre l’astérisque et le croisillon. L’usage s’étant rapidement répandu sur Twitter, un autre utilisateur propose de nommer ce signe hashtag ( que l’on pourrait traduire par “étiquette marquée par le signe dièse”).
 #Pourquoi ?
Aujourd’hui, le hashtag est devenu banal mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas un simple élément de décoration. La définition du Journal Officiel de la République Française insiste sur les fonctions de ce hashtag : « suite signifiante de caractères sans espace commençant par le signe #, qui signale un sujet d’intérêt et est insérée dans un message par son rédacteur afin d’en faciliter le repérage ».
C’est la fonction essentielle du hashtag. Suivant cette définition, il devient évident que ce hashtag est intéressant dès que l’on souhaite faire de la veille sur internet ou dialoguer autour d’un sujet important. Mais ce n’est pas son unique fonction. Chirpify en a par exemple fait un système d’achat : en récupérant les informations sur ses utilisateurs, la plateforme disposait d’une base de données pour envoyer des échantillons aux intéressés. Le hashtag peut donc s’avérer très utile mais un néophyte aura de grandes difficultés à le comprendre et à rentrer dans cette communauté d’intérêt.
De surcroît, il ne faut pas confondre le hashtag avec les détournements ironiques auxquels il est sujet. Un hashtag repose avant tout sur sa capacité d’indexation. Quand une personne utilise le croisillon pour désigner une humeur, une situation ou un contexte, on ne peut plus parler de hashtag : le symbole est utilisé de manière humoristique ou informative mais ne peut plus être désigné comme un hashtag car il perd sa fonction première. Autrement dit, on utilise le mot hashtag à n’importe quelle sauce comme l’illustre parfaitement cette vidéo de Jimmy Fallon & Justin Timberlake.

Toutefois, cela n’empêche pas de manier le hashtag suivant différents desseins. L’expression « hashtag activism », d’abord utilisée par The Guardian, désigne de façon péjorative l’utilisation militante de cet outil. Cette expression est née du décalage qui existe entre les réalités pour lesquelles se battent certains militants et l’a priori futilité de leurs actions virtuelles, ou plutôt, de leur utilisation prétendument utile du hashtag.
La manifestation n’est pas importante en soi, ce sont les rencontres humaines et réelles qu’elles provoquent qui le sont. Or, avec le « hashtag activism », il ne reste généralement que la manifestation. Dans d’autres cas, il n’est pas impossible que ce genre d’action mène à une médiation numérique. Il est trop facile d’accepter le raccourci habituel qui oppose « internet »/ « réalité » et « concret »/« virtuel ».

Pour ne citer que lui, le #BringBackOurGirls faisait écho à l’enlèvement de 200 écolières de Chibok au Nigeria par le mouvement insurrectionnel et terroriste d’idéologie salafiste djihadiste, Boko Haram. Utilisé par 2 millions de twittos dont Michelle Obama, ce hashtag avait pour but d’attirer l’attention internationale et d’empêcher cette histoire de subir l’amnésie médiatique.
Mais une question subsiste. Est-ce le signifiant ou le signifié qui reste dans les mémoires ? Est-ce le #JeSuisCharlie qui reste dans les mémoires en tant qu’objet ou bien les idéaux qu’il est censé porter ?  
 #Métamorphoses
Auparavant, le croisillon était immédiatement associé au dièse en musique ou à d’autres utilisations comme aux échecs. Mais le hashtag a vite pris le pas sur les usages antérieurs du croisillon en se démocratisant sur internet. Par le passé, le symbole est donc passé du hors-ligne à l’online.

Aujourd’hui, force est de constater que le symbole rebrousse chemin. Avec sa nouvelle e-réputation, il revient sous une nouvelle forme dans le réel. Ainsi, le croisillon est souvent utilisé hors-ligne pour faire référence au symbole numérique même s’il perd sa fonction d’indexation. Il devient ainsi un symbole qui renvoie au monde d’internet et des réseaux sociaux. Il revient vers le réel avec une nouvelle forme : on le retrouve sur le packaging de certains produits et même sur la devanture de magasins.

Le hashtag n’est pas un seulement un mot-clé, il est aussi le nouveau symbole de la culture Internet remplaçant le arobase et montrant par là même la prépondérance des réseaux sociaux. Au demeurant, l’American Dialect Society (société étudiant la langue anglaise) a fait du mot « hashtag » le mot de l’année 2012.
Il est devenu un outil de langage propre à une culture sociale et médiatique. Par ailleurs certains hashtags, tout comme les expressions de la langue, ne sont pas éphémères. Par exemple, le #FAIL est utilisé pour indiquer une erreur tandis que le #NSFW indique que le message contient des liens inappropriés aux mineurs. Grâce à ce symbole, on peut aussi identifier des Trending Topics récurrents avec le #TT.
Mais le hashtag a aussi pris d’autres formes puisqu’il est passé d’internet à la télévision. Les émissions utilisent le hashtag pour permettre aux téléspectateurs d’entrer en interactivité avec leur programme et d’interagir entre eux. « Réagissez sur Twitter » est aujourd’hui un leitmotiv pour rappeler la dimension participative de la télévision. Le hashtag s’organise ici en objet médiatique. Il est une nouvelle fois privé de sa fonction première : le couple hashtag-hyperlien n’existe plus. La télévision utilise le même symbole  pour renvoyer à un imaginaire participatif sur les réseaux sociaux.
De cette manière, la télévision crée un lien avec les smartphones, les tablettes et les ordinateurs. Cette stratégie cross-média permet d’attirer le téléspectateur-internaute : une part non négligeable de téléspectateurs regarde la télévision en restant connectée à internet. Cette stratégie permet donc d’inclure cette  part dans le processus télévisuel.
Le téléspectateur peut donner son avis et même parfois participer directement à l’émission. En effet, cet outil permet de répertorier facilement les participations et les contributions des téléspectateurs qui deviennent de cette manière acteurs de ce qu’ils voient. Le téléspectateur vote mais peut aussi proposer des changements dans son émission favorite.
Il y a un autre intérêt au hashtag. Le spectateur internaute promeut de manière indirecte le programme en live sur les réseaux sociaux. De cette manière, les émissions trouvent une publicité gratuite sur internet et augmentent leur exposition. Dans son émission quotidienne, Cyril Hanouna promet aux spectateurs de gagner des cadeaux en s’inscrivant à des tirages au sort via un hashtag. Ainsi, les spectateurs ont l’impression de toucher de près l’émission puisqu’ils doivent twitter pour participer, c’est-à-dire réaliser un acte effectivement. Avec leur post, ils peuvent également amener de nouveaux spectateurs en live.
Finalement, le hashtag nous montre comment un objet peut prendre différentes formes, fonctions et détournements tout comme les parties de la langue. Pendant combien de temps coulera t-il des jours heureux sur nos réseaux sociaux ? Telle est la question.
Bouzid Ameziane
Linkedin 
Sources :
« Savez-vous parler le hashtag ? Les 20 hashtags à connaître sur Twitter », Giiks, Franck Lassagne, 7 mai 2014 
 » Hashtag et militantisme, entre existence en ligne et hors-ligne « , (Dis)cursives [Carnet de recherche], Anne Charlotte Husson,22/06/2015, consulté le 10/02/2016
 #JeSuisCirconflexe, le hashtag qui agite la toile », GQ, Chloé Fournier, Pop Culture / Actu Culture, 04/02/2016
 » Le hashtag, un outil au service des stratégies social média », CultureCrossmedia, Kevin
 » Intégrer le hashtag dans campagne de communication », Comingmag.Ch, Renee Bani, 18/11/2014
 » Comment le hashtag est devenu le symbole d’Internet », Le Figaro, Florian Reynaud, 04/08/2014
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