Flops

État d'urgence… atmosphérique

Que diriez-vous d’un monde où la conversation avec la voisine de palier ne porterait plus sur le temps qu’il fait, mais sur le taux de particules polluantes dans l’air prévu pour la journée ?
Ce scénario, qui semblerait post-apocalyptique pour un Français non-averti, est pourtant en train de se dérouler juste de l’autre côté du continent eurasiatique. Chaque matin, nombreux sont les Chinois qui consultent l’application « Air Quality China », indiquant le taux de PM 2,5 dans l’air, c’est-à-dire la quantité de particules polluantes mesurant moins de 2,5 micromètres de diamètres.
1, 2, 3…soleil ?
Cette habitude n’est pas qu’une nouvelle lubie originale et exotique, mais nécessaire à la survie des citadins chinois, quand on sait que des centaines de milliers de morts* sont, chaque année, imputées à la pollution en Chine. Ironie du calendrier, c’est pendant la COP 21 que Pékin a dû lancer, pour la première fois, une « alerte rouge » à la pollution atmosphérique. La densité de PM 2,5 avait atteint plus de 500 microgrammes par mètre cube, alors que l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) recommande un plafond moyen de 25 microgrammes par mètre cube pour 24 heures. En d’autres termes, la capitale chinoise avait un taux de ces petites particules particulièrement dangereuses pour la santé près de 20 fois supérieur à la quantité tolérée.

Même si l’urgence de la situation est bien visible dans une ville où le soleil n’apparaît plus, l’accoutumance au phénomène est un véritable danger. Comment faire prendre conscience à la population chinoise qu’il est temps de réagir ?
(Fausse) bonne idée n°1 : utiliser la variable « prix »

Soldes : pour tout masque de protection acheté, une bouteille d’oxygène offerte !
La théorie économique néoclassique repose sur une théorie de la « valeur-utilité »**. En d’autres termes, tous les biens qui subissent une utilité et une contrainte de rareté, possèdent une valeur, donc un prix. Aussi quantité et prix sont-ils fortement corrélés : grossièrement, plus un bien est rare, plus le prix est important.
Dans un pareil contexte où l’air, élément nécessaire à notre survie, vient à manquer, quelques acteurs ont pu flairer l’opportunité. C’est ainsi qu’un restaurant de la ville de Zhangjiagang (Chine) ajoute une taxe d’un yuan par consommateur (environ 15 cents) pour l’air pur respiré. Vitaly Air, quant à elle, est une entreprise canadienne qui met en vente des bouteilles d’oxygène sur le marché chinois. Ces bouteilles d’air pur et frais de montagne auraient pour vertu de « booster la vitalité » (Enhancing Vitality) de ses utilisateurs.

Si on suit la logique néoclassique, le fait même de taxer ou de mettre en vente l’oxygène devrait mettre la puce à l’oreille des Chinois sur la raréfaction de l’air. Bien que des doutes sur l’efficacité de la communication par le prix semblent légitimes.
Bonne idée n°2 : le docu qui s’indigne, classique mais efficace
« Crie-le bien fort, use tes cordes vocales ! »***
Chai Jing, connue en tant qu’animatrice et reporter d’investigation phare pour la télévision d’État chinoise, quitte son poste de journaliste en 2013 après qu’elle a appris que l’enfant qu’elle portait devait être opéré d’une tumeur dès sa naissance, en grande partie à cause de la pollution atmosphérique. Elle décide de réaliser et d’autofinancer un documentaire pour attirer le regard de millions d’internautes sur le problème.
Le 28 février 2015, elle met en ligne son documentaire « China’s Haze : Under the Dome » (« La Chine dans la brume, sous le dôme »), qui mêle discours scientifiques, preuves statistiques, et anecdotes personnelles.

En l’espace de 24h, la vidéo est visionnée plus de 30 millions de fois**** et donne lieu à une vive agitation sur les réseaux sociaux chinois (en particulier WeChat, le réseau social le plus populaire en Chine). Outre l’inquiétude due à la pollution atmosphérique, cet engouement pourrait bien être significatif de la perception des Chinois sur les médias traditionnels. La réception du documentaire semble montrer que les Chinois cherchent sur Internet des informations que les médias traditionnels traiteraient de façon tempérée.
Mais le documentaire n’aura échappé à la censure du gouvernement que pendant trois jours de diffusion. Faut-il déplorer cette prohibition étatique ? N’a-t-elle pas justement, paradoxalement, permis de toucher un plus large public en faisant réagir les hautes instances gouvernementales de manière si radicale ?
Bonne idée n°3 : la créativité pour communiquer
D’autres voix émergent, à travers une communication originale et surprenante, pour dénoncer les conditions environnementales du pays. Ainsi, non loin de Shanghai, un collectif d’artistes et de militants s’est insurgé contre une pratique agricole répandue et évitable, qui génère une grande quantité de fumées noires. Si la paille peut avoir de nombreuses utilités (nourriture, engrais, matériau de construction), les agriculteurs ont l’habitude de la brûler à la fin des moissons, ce que le groupe d’artistes déplore par des œuvres créées à partir de ces « déchets » de paille.

Dans le même sens et bien qu’elle s’inscrive peu ou prou dans la tendance du greenwashing, la campagne de communication Breathe Again (Respirez à nouveau) lancée par une entreprise de systèmes de purification d’air, vise également à dénoncer la pollution en Chine. Les fumées d’usine qu’elle dénonce servent de support pour projeter des visages d’enfants, suffocants ou en pleurs.

Certes ces dénonciations sont prenantes et décalées, mais c’est une fois encore le relais des réseaux sociaux qui permet de rendre ces communications efficaces en touchant un large public.
Bonne idée n°4 : on n’demande qu’à en rire !
Juste pour le plaisir, la publicité pour les chauffe-eau écologiques de la marque Sakura, pointe le problème de pollution…de manière légère et décalée !

Sakura Musle 0514 from J. Walter Thompson Asia Pacific on Vimeo.

 
Aline Nippert
@AlineNimere
* D’après Les Echos
** Théorie subjective de la valeur chez les marginalistes (Walras, Jevons, Menger)
*** Issue de « L’hymne de nos campagnes », de Tryo
****D’après  Rue 89
Sources: 
– Mr Mondialisation

Des chinois utilisent la fumée des usines comme écran géant pour dénoncer la pollution


– Konbini
http://www.konbini.com/fr/tendances-2/chine-oxygene-luxe-commercialise/
– L’ADN
http://www.ladn.eu/actualites/pour-reduire-emissions-co2-prenez-vos-douches-2,article,27801.html
Crédit images: 
 
Vitalyair.com 
Mr Mondialisation 
France TV Info 

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Muselière obligatoire pour médias dangereux

Après s’être attaqué au tribunal constitutionnel, réduisant à quasi néant ses pouvoirs, le gouvernement polonais en place depuis le 25 octobre dernier s’est trouvé une nouvelle cible: les médias. Le but ? Museler les contre-pouvoirs en place en Pologne, au grand dam de Bruxelles et du modèle européen de démocratie libérale.
Quand repoloniser rime avec coloniser
Au pouvoir depuis le 16 novembre dernier, le parti conservateur PiS “Droit et justice”, emmené par Jaroslaw Kaczynski, ne perd pas de temps. En effet, deux réformes, hautement controversées ont vu le jour en l’espace de deux mois: l’une concerne le Tribunal constitutionnel, l’autre se lance à l’assaut des médias. Le 30 décembre, le président Andrzej Duda a promulgué une loi qui se décline en trois points: la nomination des dirigeants des médias publics par le ministre du trésor, la suppression du principe de mandat à durée déterminée et enfin la suppression des concours ouverts pour désigner les patrons des médias.
Le PiS suit tout simplement son programme de “repolonisation” de la presse, qui consiste à arracher les médias publics à leurs financeurs étrangers, notamment allemands. Ces mêmes médias publics deviennent alors des institutions culturelles nationales, soumises au contrôle des autorités gouvernementales.
La Pologne opère un glissement vers une démocratie autoritaire, sans pour autant que l’on puisse qualifier la prise de pouvoir du PiS de “coup d’état”, puisque le résultat émane des urnes. Le message sous-jacent est limpide pour les opposants: les médias sont maintenant les petits soldats du gouvernement.
Sous prétexte de libérer la Pologne d’un vieux joug allemand, qui se manifeste aujourd’hui par le financement des médias, le PiS au pouvoir s’autorise à franchir les limites. Pour l’intérêt de tous à long terme, le gouvernement n’hésite pas à bafouer les principes à la base du modèle de démocratie libérale. Ainsi, le PiS et son programme de “repolonisation” est parvenu à gagner le coeur de ces électeurs qui souffrent de la pauvreté et d’une industrie qui peine à s’imposer sur la scène européenne.
Touche pas à mes médias

Les conséquences n’ont pas tardé à pointer le bout de leur nez: Kamil Dabrowa, patron de la radio publique polonaise Radio Jedynka, s’est vu être destitué de ses fonctions pour avoir contesté la série de réformes sur les médias publics. Il avait en effet pris le parti de diffuser l’hymne européen sur son antenne, afin de dénoncer la politique restrictive du pouvoir en place.
Il n’est pas le seul à avoir fait les frais de cette nouvelle loi, Jacek Tacik, reporter sur la première chaîne de télévision publique polonaise, n’a pas tardé à recevoir sa lettre de licenciement. Le motif ? Sur le papier, un renouveau de la télévision publique dans lequel il n’a pas son rôle à jouer. Dans les faits, Tacik est l’auteur d’un reportage sur les migrants en Hongrie, suite auquel il avait été agressé par la police hongroise, le sujet étant plus que sensible dans le pays. Seulement voilà, avec le nouveau parti au pouvoir, la Pologne s’est faite l’alliée de la Hongrie, et Tacik en subit les conséquences.
Le gouvernement considère que les médias ne répondent plus aux attentes de la population polonaise. Le ministre de la culture, Krzysztof Czabanski, explique que ceux-ci ne se sentent plus en phase avec les journalistes, qui arborent souvent un ton moqueur. Comble de l’ironie, l’objectivité des médias publics est elle aussi remise en cause, par ce gouvernement qui veut avoir le contrôle de l’information. Le contrôle serait meilleur garant de l’objectivité que la liberté ? C’est en tout cas ce que veut nous faire croire le PiS.
Ces licenciements abusifs constituent une atteinte directe à la liberté d’expression, qui était pourtant l’un des plus gros succès de l’après 1989 dans le pays. La transmission des savoirs et de l’information en général, pour laquelle les médias sont missionnés, est maintenant biaisée par la mainmise de PiS sur ceux-ci.
Plusieurs manifestations pour lutter contre la réforme sur les médias publics ont déjà eu lieu à Varsovie, et si elles ne semblent guère avoir stoppé les ultra-conservateurs au pouvoir, elles peuvent se targuer de s’être faites entendre à Bruxelles, siège des institutions de l’Union européenne.
L’Union Européenne comme dernier rempart
Cette atteinte à l’une des libertés fondamentales n’a pas manqué de faire réagir l’Union Européenne, qui en a même profité pour redorer une image un tant soit peu écornée ces derniers temps. L’instance apparait pour les contre-pouvoirs polonais comme le symbole de la démocratie et de la liberté. Bruxelles a convoqué le Président polonais en grande pompe ce 13 janvier afin qu’il s’explique sur les dernières lois promulguées dans son pays. Le leader du parti a du, lui, défendre sa politique le 19 janvier. L’union européenne estime que le respect de l’Etat de droit, et donc de la démocratie, est directement remis en question par les gouvernants polonais.
Si pour l’instant aucune sanction n’est tombée, Bruxelles pourrait bien mettre en marche une procédure pour atteinte à l’Etat de droit.
Pourquoi alors une réaction si rapide et parfois jugée trop dure? D’abord, parce que la Pologne marche sur les pas de la Hongrie. En effet, le président hongrois Viktor Orbàn a lui aussi muselé la presse dans son pays, et l’Union européenne a trop tardé à réagir. Maintenant, elle se trouve face à deux alliés et est donc dans l’impossibilité de priver la Pologne de son droit de vote au sein de l’organisation. Mais encore, Bruxelles sait que les défenseurs de la liberté des médias publics en Pologne comptent sur elle, preuve en est que les manifestants arboraient les couleurs du drapeau européen dans les rue de Varsovie. Aujourd’hui menacée par les aspirations nationalistes de certains pays de l’Europe de l’Est, l’Union européenne redore son blason et s’approprie des valeurs de liberté et de démocratie qui lui avaient presque été retirées.
L’Europe saura-t-elle remettre ses petits soldats sur le droit chemin ?
Manon DEPUISET
LinkedIn 
@manon_dep
Sources:
Le Figaro, La rue polonaise manifeste pour « des médias libres », 10/01/2016
Le Monde, Tribunal constitutionnel, médias: les réformes controversées menées en Pologne, 18/01/2016
France TV Info, Pologne: les conservateurs au pouvoir mettent les médias au pas, 19/01/2016
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Campagne Amesty International
Agora, Com & Société

Le cas-tharsis

Pour vivre peureux vivons choqués, tel est l’adage qui pourrait résumer cette année 2015 malheureusement riche en événements plus dramatiques les uns que les autres. Néanmoins, ne jetons pas la pierre et apportons la notre à l’édifice : le choc dispose également de certaines vertus aujourd’hui assimilées par les publicitaires mais qui tendent à se généraliser. Cette mise à nu à l’image apparaît désormais comme la garantie d’un ancrage psychologique fort, assez délicat mais néanmoins efficace La question semble alors s’imposer  : devons nous tendre ou s’attendre à davantage de brutalité à l’écran ?
Aristote 2.0
Bien qu’il doit certainement se garder d’avoir un avis sur l’émergence de cette propension à choquer, le philosophe grec est à l’origine de cette notion de catharsis. La fameuse “purgation des passions”, cette notion élémentaire que l’on nous rabâche depuis ces belles années collégiennes. Choquer pour extérioriser en somme, les dramaturges classiques pensaient effectivement que représenter une certaine forme de violence sur scène était le moyen idéal de la répudier pour le spectateur.
Même processus mais époque différente, cette violence à l’écran se fait de plus en plus courante et le même débat émerge à chaque campagne publicitaire : vont-ils trop loin ? Comme le présageait Aristote, la notion de représentation est l’épicentre du débat suscité par le choc. Les campagnes de Sécurité Routière se sont emparées de cette notion afin de choquer pour sensibiliser. La communication se veut volontairement violente et la représentation en dit long, pour reprendre (en détournant) le titre de l’ouvrage d’Austin dédié à la communication : ici Faire c’est dire ; on montre pour démontrer. L’image devient alors le message et par conséquent, l’objet même de la reflexion ce qui explique l’importance du média. Comment mettre en exergue ce message et dans quelle perspective doit-il être exploité ?

Quand la TV veut vous show-quer
Jusque là rien de bien révolutionnaire, cette tendance au choc est intimement liée à la quête du buzz, même si le but diffère, les moyens sont vraisemblablement similaires. Aux États-Unis, terre de buzz par excellence, un programme s’est peu à peu imposé comme la méthode forte afin de favoriser la repentance des jeunes délinquants. Scared Straight! était originellement un documentaire (primé par un oscar en 1979) mettant en scène des jeunes considérés comme “difficiles” – comme on aime à les appeler dans les reportages d’une finesse journalistique exemplaire – face à des condamnés à perpétuité. Le concept a été repris et c’est désormais sous la forme d’une émission hebdomadaire qu’il est décliné.
L’idée : plonger ces ados dans un univers savamment hostile afin de créer ce fameux effet de choc. Évidemment, il y a une orchestration télévisuelle et une dramaturgie bien pensée afin de réunir les éléments d’un bon show à l’américaine ; cependant cela en dit long sur la perception et l’utilisation de l’image à l’état brut. Yves Winkin, éminent spécialiste de la communication, évoque encore aujourd’hui la nécessité de réhabiliter la pédagogie par l’objet, et même si ce ne sont certainement pas les méthodes auxquelles fait référence cet auteur, nous pouvons considérer que cette confrontation psychologique doit être créditée d’un certain degré d’efficacité.

Droit au brut
Face à de telles positions au sujet de la violence à l’écran, nous pouvons nous demander s’il ne faut pas persister à aller dans ce sens afin de mettre un terme au flou artistique concernant tel ou tel sujet. Dans le cas du djihadisme, nous assistons à un véritable phénomène de mystification autour du sujet. Cela est justifié par la peur suscitée par cette idéologie qui est présentée comme à l’origine des attentats qui ont touché la France lors de la terrible soirée du 13 novembre. En cela réside le caractère délicat du choc évoqué précédemment et cela légitime une volonté d’apparaître comme plus brut, donc plus vrai. Force est de constater qu’un certain nombre d’interrogations ont émergé depuis ces attentats et qu’il réside en France un climat de questionnement dans lequel à peu près tout le monde y va de son avis, de la brève de comptoir à la longue de plateau TV.
Il apparaît donc nécessaire de montrer, de crever l’abcès psychologique face à ces ombres qui s’agitent au dessus de la conscience collective. L’image demeure un outil pédagogique comme le démontrent Lemine Ould M.Salem et François Margolin, les deux réalisateurs du film Salafistes. En salle en janvier 2016, ce film – d’une durée d’1h10 – apparaît comme une démarche à la fois claire et poignante ; les journalistes sont allés à la rencontre des acteurs majeurs de l’idéologie salafiste en essayant de comprendre et de remonter aux racines de l’extrémisme qui a frappé Paris. Les entretiens se font à visage découvert, la langue dénuée de filtres, la réalité est projetée dans sa pure vérité. Le film a nécessité trois années de tournage et il semble crucial de parvenir à abattre ces idées pré-conçues qui déconstruisent la réalité au profit d’une course à la peur.
La violence est indéniable mais ne doit-elle pas être reconsidérée comme catalyseur de vérité ? Si ce film permet à cette France qui a peur de ne plus soupçonner le barbu dans le métro et d’enfin pouvoir poser des mots sur ces obscurs mécanismes idéologiques, il semble que ce documentaire est un mal, pour un bien.
La multiplication de spécialistes qui viennent envahir le champ médiatique à coup de théories engendre un flou artistique conséquent et participe à la spéculation de la part du Grand Public. Le rapport à l’image évolue puisque la notion de choc connaît un ancrage de plus en plus fort dans nos sociétés modernes. Montrer pour démontrer, c’est peut-être ce qui était en déperdition à l’heure où l’instantanéité des messages est de rigueur. Avec des exemples allant des campagnes de la Sécurité Routière à la projection du film Salafistes, il transparaît peu à peu cette nécessité de reprendre le temps de regarder pour comprendre. Oui, il semble plus aisé de détourner le regard, mais puisque la peur nous sort par les yeux, il est temps de les ouvrir.
Jordan Moilim
Crédit photo : 
Amnesty International

Sherlock Homes
Flops

Ta mère la parano

Depuis la sortie de Mon Roi de Maïwenn au mois d’octobre, force est de constater l’apparition en masse d’une nouvelle espèce méconnue des psychologues du XXème siècle, et pourtant présente dans les médias. Elle est incarnée par le sombre Vincent Cassel: le pervers narcissique. Après la sortie du film, nombreux sont les articles qui sont apparus autour de ce sujet. Le pervers narcissique serait celui qui, vide de tout réel sentiment, s’attèle à posséder l’autre pour le détruire. Mais ce terme, théorisé tout d’abord par Paul-Claude Racamier, reste contesté par certains psychologues alors que la société semble l’avoir adopté, comme si sa définition était consensuelle et connue de tous. Plus largement les termes de psychologie sont le fruit d’analyses sauvages pouvant aller jusqu’à l’insulte.
Simpsyfication
Le pervers narcissique ne possède pas le monopole du terme hybride, né d’un mélange de psychologie et de l’usage social du terme. Le sociopathe est un autre exemple. Sherlock Holmes dans la série Sherlock se définit lui-même comme sociopathe et non pas psychopathe. Au fur et à mesure, ces termes vont envahir les médias, comme les séries et films qui à leur tour vont jouer un rôle dans la transmission et la vulgarisation de termes qui semblent être du ressort de la psychologie. Le lecteur ou spectateur semble déjà être au fait de ce que cela veut dire.
Après avoir demandé à plusieurs personnes ce qu’était un sociopathe, selon eux, voici la définition approximative que nous pourrions en donner : un sociopathe est un psychopathe dans une moindre mesure, capable de vivre en société. Pourtant, quand on consulte un dictionnaire spécialisé de psychologie, un psychopathe qui est capable de vivre en société est…un psychopathe. Il y a simplement plusieurs échelles dans la psychopathie qui font que certains sont plus ou moins aptes à se conformer à la vie en société.
L’avènement du « psy-quolibet »
Dans les faits, il n’a pas fallu attendre le développement de la culture psy –un terreau fertile pour les magasines féminin – pour entendre des termes de psychologie dans le vocabulaire commun. En effet, rappelez-vous, quand vous étiez jeunes à l’école primaire, au collège, lorsque vous aviez assuré qu’une camarade vous a frappé, cette dernière avait osé vous traiter de « mytho » : horreur!
Effectivement, dans le lexique argotique des jeunes, il semble qu’il existerait une section « psycho » : « mytho », « parano », « schizo » et même « hystérique » (au sujet de votre mère, mais ça viendra plus tard). Néanmoins, ces mots perdent leur véritable sens.
On aurait tendance à associer la schizophrénie au dédoublement de personnalité, alors que le schizophrène souffre plutôt d’hallucinations, d’une incapacité à distinguer la réalité de l’illusion. Le schizophrène n’est pas forcément Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Ces termes abrégés dès notre plus jeune âge sont des maladies graves, que l’on transforme en insulte.
Le fait que nous traitions quelqu’un de schizophrène et non pas de cancéreux, par exemple, peut trouver son origine dans l’histoire des sciences. En effet, la médecine s’est toujours attelée à expliquer des maladies visibles physiquement, qui atteignent le corps. Inversement, la psychologie s’efforce d’étudier des maladies finalement invisibles puisqu’elles relèvent de l’esprit. Ainsi, en étant plus abstraits se prêtent plus facilement à la vulgarisation et à une utilisation commune.

Des médias médiateurs
Mais les médias sont aussi à l’origine de la vulgarisation de termes de psychologie. Nous vivons aujourd’hui dans une société que nous pourrions qualifier de « freudienne ». La place que l’on accorde à la « psycho » est de plus en plus vaste. Il est fréquent de se réclamer de Freud et de se servir de ses concepts comme l’inconscient ou l’acte manqué. Ses théories, inspirées de mythes comme le complexe d’Œdipe sont aussi plus familières.
Enfin, les médias ont contribué à développer ces termes, à les répandre. Par exemple, le nom d’un tueur en série est toujours précédé d’un « psychopathe ». Les médias permettent donc aux lecteurs de comprendre ce tueur, et de comprendre que l’on est différent de lui. Comme si sa maladie nous rassurait en quelque sorte, et nous permettait de prendre nos distances vis-à-vis de ses actes : « il a fait ça parce qu’il est malade ».
Le vocabulaire psy semble donc être un pas de plus vers une catégorisation rationnelle rassurante. Il n’est pas rare que l’on invite des psys en tout genre pour discuter d’un sujet, fixer des termes et ainsi évincer ce flou qui nous met mal à l’aise. Nous plaquons des analyses de ce qui nous entoure sur ces termes qui à l’origine désignent des pathologies. Ils sont un moyen pour expliquer des comportements, des mentalités. Ces termes normalement assez extrêmes deviennent des caractérisations banales; jusqu’à la vulgarisation. Finalement si votre mari est dépressif c’est probablement parce qu’il refoule ses problèmes avec sa mère.
Colombe Courau
Sources :
Catherine Rochon, Mon Roi de Maïwenn, comment échapper aux pervers narcissiques ? Huffington Post, 21 octobre 2015.
Michel Delbrouck, Psychopathologie, Manuel à l’usage du médecin et du psychothérapeute, édition de boek, 2013, ISBN 978-2-8041-7602-0
Paul-Claude Racamier, Les Perversions narcissiques, édition Payot, 2012 ISBN : 978-2-228-90779-8
Crédits photo :
Série « Sherlock » (ajout texte par la rédactrice de cet article)
 

TAFTA
Société

Dans la boîte noire du TAFTA, il y a …

Vous êtes un As de la fouille de terrain pluri-médiatique ? Vous avez reçu un catalogue des acronymes internationaux pour votre anniversaire ? Félicitations : la probabilité que vous ayez déjà entendu parler du TAFTA est non nulle.
Pour les autres, au risque de vous décevoir, le  »taffetas » dont nous parlons est loin d’être aussi soyeux que le tissu… Le Traité de commerce Transatlantique ou TAFTA, est un projet d’accord entre les États-Unis et l’Union Européenne, dont le but manifeste est de faciliter les échanges commerciaux entre les deux parties, notamment par le biais de l’harmonisation des normes. Ainsi dit, le projet semble promettre limpidité et efficacité. Bien loin d’être aussi franc et univoque en soi, de nombreuses dimensions de ce projet sont discutables, à la fois sur le plan démocratique, moral ou environnemental. Fort d’un double silence démocratique et médiatique, le projet évolue dans l’ombre.
Le TAFTA, Kézako ?
Le principe même du TAFTA consiste à achever la dynamique de libre-échange existant entre les Etats-Unis et l’UE, en mettant la priorité sur la facilitation du procédé de l’échange lui-même, et non sur d’autres aspects comme la qualité des biens & services échangés.
Les arguments avancés pour justifier la légitimité du TAFTA ont évolué dans le temps, l’un chassant l’autre quand celui-ci s’avérait réfuté : des retombées positives sur la croissance dans l’UE (…+0,05% du PIB européen pour la prochaine décennie), des créations d’emplois (qui seraient plutôt une « destruction massive d’emplois » selon Attac), une aubaine pour les PME (démenti par Attac entre autres)… Une communication qui peut sembler plutôt maladroite de la part de la Commission Européenne.
Les négociations devraient majoritairement aboutir au choix de lois moins contraignantes pour les multinationales et les banques. Ce faisant, les mesures de prudence prises dans l’Union Européenne concernant les effets néfastes, scientifiquement prouvés ou potentiels, de certains produits ou de certaines pratiques, pourraient désormais être abolies concernant l’agriculture intensive, les OGM, l’utilisation massive du gaz de schiste par exemple. Beaucoup de notions controversées qui pourraient pourtant devenir une réalité pour les européens dans un avenir proche.
Le silence démocratique
Un projet d’ampleur donc, illustré par le fait que le beau bébé va bientôt fêter ses 4ans. Mais si les négociations avancent sur le sujet, les enjeux démocratiques de représentativité et de justice demeurent.

Alors que les négociations se déroulent à huit-clos, la Commission européenne affiche un procédé de négociations « clair et transparent » sur Twitter, donnant ainsi un accès public à des documents… intégralement rédigés en anglais. L’occasion de se remémorer l’article 15 du traité sur le fonctionnement de l’UE, promettant « la participation de la société civile » et un « principe d’ouverture. ».
Les pays européens ont accepté en juin 2013 par mandat d’être représentés par des commissaires européens, nommés par les eurodéputés. Cependant, on peut regretter la faible ouverture du procédé à une multiplicité d’acteurs concernés par ce traité, puisque les négociants proviennent à 90% de la sphère économique. Le mystère entourant ces négociations est tel, que Julian Assange, fondateur de Wikileaks, a promis une récompense de 100 000 euros à quiconque ferait fuiter le document.
Dans le monde de l’après TAFTA, les États ont perdu toute souveraineté vis-à-vis des grandes entreprises : une clause instaure en effet le droit des entreprises à poursuivre les États s’ils estiment que certaines décisions institutionnelles constituent des obstacles à leur développement. Ce monde existe déjà : au Canada, où le NAFTA est en vigueur depuis 1994, des multinationales comme Lone Pine ou Monsanto ont obtenu gain de cause.
TAFTA : Une maille manquante au tissu médiatique
La visibilité médiatique, notamment télévisuelle, des enjeux du traité est plutôt mince. Pourquoi les effets cancérogènes de la viande ou la COP21 sont-ils préférés par les chaînes ? La faible exposition médiatique de cette cause pourrait s’expliquer par la lenteur du processus de négociation du TAFTA, inadapté aux logiques reines de buzz ou de coup médiatique.
Concernant les chaînes privées, leur dépendance vis-à-vis de grands groupes à l’activité fortement diversifiée comme Havas ou Bolloré peut avoir des répercussions sur leur programmation. Mais comment expliquer le silence des chaînes publiques ?
Nous remarquons que la chaîne Youtube « Datagueule », qui se saisit largement de problématiques actuelles comme le TAFTA, est réalisé en coproduction avec France Télévisions. Pourquoi ne pas défendre cette cause sur des chaînes grand public ? Le TAFTA est en effet majoritairement évoqué par des médias dont l’audience est restreinte et ciblée (Public Sénat, France Culture ou encore Mr.Mondialisation). La mise à l’agenda médiatique est pourtant une condition nécessaire au débat public.
Quoi qu’il en soit, le silence qui entoure le TAFTA est une aubaine pour les extrêmes de tous bords, à l’heure où l’Europe est tourmentée et remise en question par certains, à l’image de Philippe Loiseau, député européen Front National.

Le manque de transparence du procédé alimente les esprits conspirationnistes et nationalistes, qui jouent sur la confusion de l’UE et l’opacité des négociations du TAFTA pour promouvoir un repli sur la patrie. La mobilisation du Président du Bundestag en Allemagne souligne le silence des responsables politiques français notamment.
Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une frilosité politique, d’une dépendance des médias privés ou d’une résignation des médias télévisuels publics, le cas du TAFTA permet de penser le rôle majeur de la télévision dans la mise à l’ordre du jour des sujets dans l’opinion publique.
Fiona Todeschini
@FionaTodeschini
Sources :
Émission France Inter, « Le Téléphone sonne » de Nicolas Demorand. « Où en sont les négociations du TAFTA ? », jeudi 29.10.15 avec Elvire et Yannick Jannot
La Croix. Consulté le 29/11/2015 – http://www.la-croix.com/Actualite/Europe/Comment-les-commissaires-europeens-sont-ils-designes-2014-10-07-121761
Somofus, “TTIP/TAFTA et ses investisseurs tout-puissants”. https://www.youtube.com/watch?v=LLi4dej-nw
Datagueule, « TAFTA gueule à la récré – https://www.youtube.com/watch?v=zHK1HqW-FQ
Attac TV https://www.youtube.com/watch?v=-AXPpS5n_gE 
Boulevard voltaire – http://www.bvoltaire.fr/hildegardvonhessenamrhein/president-bundestag-se-rebiffe-contre-traite-transatlantique,215456
Traité sur le fonctionnement de l’UE, en ligne.
Crédits photos :
Comptes Twitter de Philippe Loiseau et de la Commission européenne
Photo de couverture : mr.mondialisation.org
Pour plus d’informations, consulter le site de la Commission Européenne, le site de Public Sénat, ou encore le site du Monde, comportant une rubrique consacrée uniquement au TAFTA.

nuit gay
Agora, Com & Société

Homosexualité, le pêché mignon de Canal +

Le 23 juin 1995, pour la première fois à la télévision française, une chaîne consacre 9 h d’antenne à la culture et la condition homosexuelle. «  En crypté, mais en toute clarté » précise Alain Burosse, le responsable des programmes de l’époque, qui affirme vouloir éviter le prosélytisme. La Nuit Gay explose le record d’audience de Canal+ détenu par la Nuit Hallyday d’où la phrase cultissime de Gilles Verlant : « Merde ! Les pédés ont enculé Johnny ! ». Aujourd’hui, l’émission est toujours d’actualité : le 20 octobre, Canal+ fêtait les 20 ans de son programme.
La Nuit Gay : The Pride Of Canal+
« 20 ans que Canal+ fait passer la télévision française à la couleur » voilà ce qu’on peut lire sur le site officiel de l’émission. Tout se passe comme si Canal+ essayait de ressusciter ses gloires passées.
Sur le site du programme, on peut trouver une chronologie qui a pour point de départ la première Nuit Gay. On observe une volonté de présenter le programme comme le déclencheur des événements majeurs qui suivront.
En effet, la Gay Pride de l’année 1995 marque un tournant puisqu’elle accueille 60 000 manifestants. La même année, Jean-Luc Delarue consacre une de ses émissions à la question «  Faut-il ou non déclarer publiquement son homosexualité ? ». D’autant plus que cette année voit la naissance du premier magazine gay et lesbien français, Têtu. En 1997, Jean-Philippe Olszowyn crée le site Média-G en vue de critiquer la manière dont la télévision, les livres, la musique ou encore le Net traitent de l’homosexualité.
 

La redondance de l’émission semble s’apparenter à une auto-congratulation annuelle. L’émission présente aujourd’hui sa soirée plus comme « l’anniversaire de l’émission » que la célébration de l’évolution des mentalités. Déjà en 2005, la chaîne fêtait les 10 ans de son émission. Toujours du bon côté, de l’histoire et de la force, la chaîne nous rappelle qu’elle est et qu’elle a toujours été en avance sur son temps.
Du tabou des urnes à l’« homopoliticus »
Ce jour-là, sur le plateau du Grand Journal, on pouvait voir parler ensemble Jack Lang et Frank Riester, connu pour être un des deux seuls député UMP ayant voté la loi du mariage homosexuel. Il est intéressant de voir que « le mariage pour tous » ou le PACS sont les rares sujets médiatisés où l’on voit apparaître une connivence aussi claire entre des partisans de la droite et de la gauche. Un documentaire comme Homopoliticus ( diffusé en janvier 2013 sur France 3 ) apparaît comme une dimension parallèle où il est possible de rapprocher Christiane Taubira et Roselyne Bachelot.
Le discours sur le PACS de Roselyne Bachelot, prononcé le 7 novembre 1998 à l’Assemblée nationale, est sans cesse invoqué dans des documentaires sur le sujet. Il précède historiquement les plaidoiries de l’actuelle garde des Sceaux qui soutenait l’ouverture du mariage aux couples de même sexe.
 

Ces discours donnent place à des vidéos politiques populaires car elles symbolisent un changement, une reconnaissance à travers une politique sensible et rebelle. D’ailleurs, dans le Grand Journal, Riester et Lang sont placés côte à côte pour bien montrer que leur combat est le même. L’opposition droite-gauche semble alors s’effacer pour donner lieu à une trêve qui met en avant le sujet dont il est question.

Au même moment, le retour à l’écran de Christine Boutin et Frigide Barjot était éclipsé par les déboires de France 2 avec l’émission DPDA.
En effet, dans la même semaine que la Nuit Gay, la présidente du parti chrétien-démocrate répondait des propos qu’elle avait tenu dans la revue Charles en avril 2014, déclarant que «  l’homosexualité est une abomination » et répondait pour sa défense qu’elle avait des amis homosexuels tout comme une certaine Nadine M. aurait pu le faire.
Dans le même temps, Jean-Marc Morandini recevait, pour le retour de l’émission « Face à France », Frigide Barjot affirmant sans concession : «  Je demande pardon aux homosexuels que j’ai blessés ».
Quel rapport peut-on établir entre médias, figures politiques et homosexualité ? Il semble que les médias créent des « personnages » emblématiques qui viennent représenter les opinions majoritaires à propos d’un sujet sensible. Ainsi, ceux qui prennent fermement parti et qui se rebellent disposent d’une certaine écoute, d’une certaine tribune tant ils ont un statut à part dû à leur engagement. En effet, que ce soit Roselyne Bachelot, Christine Boutin ou Bertrand Delanoë qui déclare son homosexualité dans une interview sur M6 en 1998, on connaît ces responsables en partie grâce à leur place dans un débat de droit. En 1982, l’homosexualité était dépénalisée, il semble donc normal que le débat sur les droits des homosexuels soit nouveau et aussi mouvementé : il mêle à la fois tradition, religion et frustration d’une minorité jusque-là mise de côté. C’est parce qu’il est si passionné que les médias préfèrent montrer des « représentants » qui canalisent, ou même peut-être « vulgarisent », des idées.
 Les médias sont-ils un bon moyen de rendre les gens plus gai ?
A priori, le programme a pour but de cerner l’évolution des mentalités comme le sous-entend le titre du documentaire diffusé en première partie «  1995-2015 : 20 ans de révolution gay ». Mais il est d’autant plus intéressant d’analyser le traitement du sujet. Ce serait un raccourci d’affirmer qu’il y a une acceptation, comme si l’homosexualité était désormais acceptée de manière univoque. Il faudrait parler d’une forme d’acceptation.
En 2013, le CSA belge publiait une enquête sur la représentation de l’homosexualité dans les médias. L’étude part du simple postulat que la télévision est un répertoire d’expériences permettant de compenser des phénomènes absents de notre environnement. Ainsi, les interactions humaines « médiatisées » auraient un impact similaire à celles que nous rencontrons dans la réalité : elles nous permettent d’approfondir nos connaissances et notre point de vue sur des sujets qui font défaut à notre environnement réel. Si les médias veulent influencer positivement leur spectateurs, il faut questionner le contact média-individu.
« Dans le sillage de cette représentation, quelques sociologues français contemporains observent que, même si les sociétés occidentales se montrent aujourd’hui plus ouvertes et tolérantes envers l’homosexualité, l’hétérosexualité continue d’être dominante et, partant, elle se passe de justification » affirme Laura Mellini, docteure en science sociale, en parlant de Bourdieu, François Delor ou encore Didier Eribon. L’hétérosexualité s’impose naturellement, autrement dit, elle ne donne pas lieu à des programmes qui l’analysent. Ce qui est naturel dans la mesure où elle est la norme. Au contraire, l’homosexualité a recours à des programmes qui semblent vouloir lui donner une légitimité. On a donc l’impression d’entendre une justification perpétuelle qui maintient l’homosexualité loin de la norme. Il est légitime de se demander si les médias confortent les mentalités, telles qu’elles soient, ou si elles les font vraiment évoluer ?
Si on interroge les programmes médiatiques, on peut voir qu’ils comportent une dualité qui oppose toujours une minorité homosexuelle et l’hétéronormativité. Ainsi, tacitement, on accepte tous un « nous » et un « eux » : il y a un isolement dans les termes. Si le but des documentaires est de faire évoluer les mentalités, ne faut-il pas remettre à jour cette conception communautariste ?
En 20 ans d’existence, la Nuit Gay mérite peut-être d’être repensée à la lumière d’une nouvelle ère, celle de l’après « mariage pour tous », autant pour la loi que pour la fureur du débat. D’ailleurs, l’émission insiste sur le passage de la stigmatisation à l’indifférence mais il faut prendre plus sérieusement en compte cette donnée. Certes, le contenu du programme change, toutefois, il faut encore changer la manière de penser l’homosexualité comme « en-dehors de la norme », comme quelque chose que l’on tient loin, enfermé dans un passé, dans une indifférence ou une « tolérance ».
Si les mentalités changent, elles ne le font pas de manière binaire. Autrement dit, les mentalités ne sont pas bonnes ou mauvaises, elles méritent toujours d’être cultivées par des programmes qui réalisent et présentent à l’écran la présente réalité avec ses évolutions, ses régressions et ses retards. La difficulté consiste à traiter consciemment un sujet mouvant et subjectif.

Alors pourquoi ne pas changer radicalement cette façon de faire ? Il faut sans doute voir cela comme un choix, celui de ne pas brusquer ou diviser. Au-delà de la question des mentalités, la présence et la forme de l’homosexualité dans les médias est sans nul doute à la croisée d’un choix marketing d’adaptation à une nouvelle audience, et d’une volonté de garder une audience traditionnelle boudant le changement. En aucun cas, il ne faudrait résumer la présence homosexuelle dans l’audiovisuel comme un baromètre qui traduirait un consentement croissant sur le sujet.
Bouzid Ameziane
Sources :
Simonnet Dominique. La Nuit Gay. L’Express. 15-06-1995  http://www.lexpress.fr/informations/la-nuit-gay-de-canal_608298.html
Sabri Derinoz. La représentation de l’homosexualité dans les médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mai 2013 http://csa.be/breves/784
Laura Mellini. Déviance et Société. Entre normalisation et hétéronormativité : la construction de l’identité homosexuelle. Médecine et Hygiène. ISSN : 0378-7931 https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2009-1-page-3.htm
Clotilde Gaillard. Yagg, Têtu … Les médias LGBT en grande difficulté. L’Express. 16/06/2015 : http://www.lexpress.fr/actualite/medias/yagg-tetu-les-medias-lgbt-en-grande-difficulte_1690148.html
« 1995-2015 : 20 ans de révolution Gay ! », un documentaire réalisé par Michel Royer pour les 20 ans de la Nuit Gay, le 20/10 à 20h50 sur Canal+. CAPA.16/10/2015 : http://www.capatv.com/2015/10/1995-2015-20-ans-de-revolution-gay-un-documentaire-realise-par-michel-royer-pour-les-20-ans-de-la-nuit-gay-le-2010-a-20h50-sur-canal/
Canal+, site officiel. Présentation de la Nuit Gay : http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/pid8302-c-les-20-ans-de-la-nuit-gay.html
Crédits images :
– Canal +
– Entertainement

Banlieue
Agora, Com & Société

Banlieues et médias : jusqu'ici tout va bien

« Cette semaine, il y avait le procès de Zyed et Bouna qui est hautement symbolique en ce qu’il est symptomatique de l’impunité policière particulièrement dans les quartiers. Il faut savoir que c’est la mort de ces deux enfants dans un transformateur qui avait embrasé les banlieues en 2005 » affirme le youtubeur Bonjour Tristesse dans sa vidéo du 23 mars 2015. Et en effet, l’accident tragique du 27 octobre 2005 eut à l’époque des répercussions nationales, forçant le Président d’alors, Jacques Chirac, à déclarer l’état d’urgence, une mesure qui n’avait pas été prise depuis l’époque de la guerre d’Algérie.
Les images de ces émeutes violentes restent encore aujourd’hui dans de nombreux esprits : les chaînes internationales comme CNN ou la BBC montraient une France à feu et à sang, dans un déluge de commentaires alarmants qui laissaient présager un futur désastreux pour le pays. Si dix ans plus tard, les émeutes ont bel et bien fini par s’éteindre, l’angoisse née à cette période, celle d’une banlieue dangereuse, mère de tous les crimes et de tous les vices, reste bien ancrée dans l’inconscient collectif.
https://www.youtube.com/watch?v=28cA-L7mB4o
L’accident de trop
Les faits : Clichy-sous-Bois, banlieue de Seine-Saint-Denis, aux alentours de 17 heures. Un employé de funérarium voit deux adolescents, Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) et leurs amis traîner autour d’un chantier de logements sociaux. Il s’inquiète : ces jeunes pourraient venir voler quelque chose. Suite à son appel, des agents de la brigade anticriminalité (BAC) arrivent dix minutes plus tard. Les deux jeunes garçons, effrayés, s’enfuient aussitôt, poursuivis par les policiers. Leur course les amène devant l’enceinte de la centrale EDF, où ils se réfugient. Les trois garçons : Muhittin, Zyed et Bouna, reçoivent une décharge de 20 000 volts. Si le premier, miraculeusement, survit, ce n’est pas le cas des deux autres. S’ensuivent, dès le 30 octobre, deux semaines d’émeutes dans la banlieue qui rapidement, se propagent à travers toute la France. Le 17 novembre, la France redevient calme.
Les derniers soubresauts de l’opinion sont pour le procès des policiers qui ont poursuivi les deux adolescents, accusés de « non-assistance à personne en danger ». Le 18 mai 2015, ils seront définitivement relaxés.
La France divisée : « Ils en ont parlé ! »
L’affaire Zyed et Bouna a divisé l’opinion publique en deux camps bien distincts. D’un côté, ceux qui affirment que les émeutes sont dues à un dysfonctionnement de la justice et qui croient que les deux adolescents sont les victimes d’une société inégalitaire. De l’autre, ceux qui pensent que cet accident est anodin et ne montre pas de faille policière. Partisans de l’une et de l’autre thèse s’affrontent particulièrement violemment sur les raisons de leur mort : les uns prétendent que les jeunes hommes devaient bien avoir quelque chose à se reprocher pour fuir ainsi devant la police ; les autres affirment que bien qu’innocents, la terreur policière est si forte en banlieue qu’ils voulaient fuir les représentants de l’ordre.

 
 

« À la fin tu es las de ce monde ancien »
Le 27 octobre signe les dix ans de la disparition de Zyed et Bouna. Les médias relaient alors de nombreux articles, séries de photos, portraits pour l’occasion, tous marqués par la même interrogation lancinante : « Qu’est-ce qui a changé en 10 ans ? ». Dr Jekyll et Mr Hyde, la banlieue a cette double facette : zone oubliée de la République, coupable de laxisme pour les uns – la popularité de Nicolas Sarkozy s’explique en partie à l’époque par son célèbre : « On va nettoyer au Karcher la cité », de déroger à son principe d’égalité et de fraternité pour les autres. Les médias ont tour à tour relayé ces deux visions antagonistes d’une même affaire, hésitant à décrire un espace qui reste pour beaucoup une terra incognita. Des images-catastrophe de 2005, avec voitures en feu et affrontements multiples aux rétrospectives d’aujourd’hui, comment parler de la banlieue ? Mais a-t-elle vraiment changé, cette banlieue tant fantasmée ? Le constat après tant d’années est largement amer dans la presse aujourd’hui : « Une explosion de colère pour rien ? » titre Libération le 25 octobre.
La nécessité du témoignage : le Bondy Blog
Mardi 27 octobre, je rencontrais Patrick Apel-Müller, directeur de rédaction de L’Humanité, qui au cours de l’interview affirma qu’un projet avait été mis en place avec les étudiants de l’université de Marne-la-Vallée pour qu’ils parlent de leur expérience et de leur vision de la banlieue qu’ils connaissent tant au sein des pages du journal. Le projet n’a pas encore pu aboutir, suite au manque de moyens du journal lui-même, mais cela prouve bien que plus de 10 ans après la mort des deux adolescents, le sujet reste encore présent dans les médias, à travers des initiatives sur le temps long. Le cas le plus célèbre est celui du Bondy Blog, créé par Serge Michel, journaliste au magazine suisse L’Hebdo en 2005 pour couvrir les émeutes. Au fil des années, le blog, véritable pieuvre, s’est diversifié, et aujourd’hui on le retrouve à la fois sur les chaînes de la TNT France Ô et LCP, et sur le site du journal Libération. Le projet est donc au devant de la scène médiatique, et la simple survie du blog semble être déjà un hommage rendu aux victimes du 27 octobre.

 
« Morts pour rien »
Pourtant, loin de se féliciter de leur rôle de porte-parole essentiels pour la survie d’une véritable démocratie, les contributeurs du Bondy Blog sont moroses. Leur réussite personnelle – bien des anciens blogueurs se retrouvent dans des grands médias- n’éclipse pas la réalité bien plus grise de l’environnement dont ils sont issus. Dans « En 10 ans, qu’est-ce qui a vraiment changé ? » Claire Diao affirme: « Si vous me parlez de ces jeunes qui, en 2005, brûlaient des voitures pour rappeler qu’ils existaient, je vous répondrai sans doute qu’en dix ans, la République, elle leur a bien ri au nez ». De même, le 27 octobre, le Figaro publiait un article dans lequel le rappeur Youssoupha revenait sur les évènements de 2005 et leurs répercussions: « Malheureusement les leçons de ces drames n’ont pas été tirées ». Quant au Huffington Post, il titrait dans un article du 16 mai dernier « Dix ans après les émeutes de 2005, où est passée la colère des banlieues ? » La répétition monotone des médias – qui adoptent tous le même titre au mot près – montre que le changement n’a rien d’évident.
Le constat n’est pas seulement présent dans la presse écrite et web. La télévision partage également ces impressions mitigées. C’est ainsi que France 3 réalise un documentaire intitulé « Sous la capuche » qui évoque différents habitants de Clichy-sous-bois et de Villepinte en 2015. Le documentaire conclut « il est toujours aussi difficile de trouver sa place quand on est jeune, enfant d’immigrés, et que l’on vit dans ces territoires ». Quant à la radio, elle se fait l’écho de ces mêmes préoccupations: Europe 1 publie pour l’occasion un reportage signé Salomé Legrand et Cécile Bouanchaud qui conclut: « Car la seule chose qui n’a pas vraiment changé à Clichy-sous-Bois, c’est le sentiment d’injustice, toujours vivace ».
Des médias sans mémoire
Aussi, pour une fois, les voix qui s’élèvent sont harmonieuses: la banlieue est désespérément identique à elle-même. Mais à quoi cela est-il dû ? Pourquoi les médias qui retournent sur le terrain cinq, dix ans après les faits retrouvent la même situation, la même réalité peu glorieuse et s’en étonnent ? Peut-être que la réponse se trouve dans une déclaration de Renaud Epstein, sociologue. Il explique pourquoi il a lancé sur Twitter un « rétro-live-tweet » (rediffusion des tweets de l’AFP pendant les émeutes): « Publier ces dépêches était une manière de sortir de ce que je voyais se dessiner : un gros moment de mobilisation politique et médiatique … pour mieux oublier ensuite ».
Une explication au phénomène d’immobilisme affirmé jusque-là se dessine alors: peut-être que si la banlieue n’a pas changé, c’est que rapidement elle s’est retrouvée loin des feux des projecteurs. Les médias, et ainsi l’opinion publique, ne sont pas restés dans les banlieues après les évènements de 2005. Une actualité en chasse une autre. Certes, des initiatives comme celles du Bondy Blog et toute une culture de la banlieue s’est développée dans le monde de la musique à travers le rap, mais l’actualité ne s’est faite que sporadiquement, au gré des évènements qui pouvaient interpeller l’opinion. C’est ainsi que la plupart des reportages télévisuels ou écrits ont livré au fil des années une image négative de la banlieue, montrant les habitants sous l’angle de la délinquance et plus récemment de la montée de l’intégrisme religieux.
https://www.youtube.com/watch?v=kPNWLSfTY88
Si bien sûr il s’agit d’une réalité qu’on ne peut négliger, il est à noter que cet angle unique est celui adopté majoritairement par les rédactions, et qui propage donc une vision unilatérale de la banlieue. Certes, la considérer seulement à travers les problèmes sociaux et les violences réelles semble réducteur. Pour autant, l’image de solidarité que veulent défendre les partisans de la banlieue sonne creux. Les journalistes semblent avoir péché en privilégiant toujours plus le temps court, et l’actualité immédiate, à l’analyse qui requiert un temps long. Les émeutes de 2005 appelaient un moment de réflexion, de pause pour pouvoir comprendre toute la complexité de cet espace imaginé. Mais cette réflexion n’a pas eu lieu, les médias étant sans doute emportés par la dictature de la vitesse, emportés à grand galop par le développement foudroyant d’Internet. Surtout, depuis le 7 janvier, l’inquiétude s’est déplacée, car le péril semble s’être émietté: il peut venir de partout, de quelques individus isolés. La banlieue n’intéresse plus puisqu’elle n’a plus le monopole de la peur ; elle n’est plus symptomatique, ou de manière bien plus amoindrie, d’un dysfonctionnement de la République.
Depuis la mort de Zyed et Bouna, deux opinions divergentes dominent sans partage: ceux qui s’offusquent de la délinquance et rejettent la faute sur des populations qu’ils identifient d’abord comme des « non-français » ; ceux qui exaltent la richesse culturelle et fraternelle de cette banlieue dans des discours qui semblent quelque peu idéalistes. Le monde des médias semble quant à lui se contenter au rôle de relai neutre d’une situation désespérée. Aucune position intermédiaire n’est donc possible, tant que qu’un temps de réflexion nécessaire n’aura pas été adopté.

 
Myriam Mariotte
Sources : 
http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2005/12/07/le-dernier-jour-de-bouna-traore-et-zyed- benna_718481_3208.html
http://www.liberation.fr/france/2015/10/25/la-revolte-de-2005-une-piece-en-cinq-actes_1408725
http://www.liberation.fr/societe/2010/10/26/zyed-et-bouna-la-poursuite-inavouable_689160
http://www.liberation.fr/societe/2015/05/18/zyed-et-bouna-dix-ans-apres-enfin-le-verdict_1311506 
Crédits photos : 
France TV Info 
L’Obs plus 
Compte twitter du Youtubeur Bonjour Tristesse

Agora, Com & Société

France 3 tire son irrévérence

Avant même d’avoir pu être diffusé sur les antennes, le dernier spot publicitaire conçu par France 3 a été censuré. Alors que le CSA s’est engagé à œuvrer pour la réduction des inégalités hommes/femmes dans la sphère médiatique, la chaîne télévisée produit une campagne publicitaire au contenu indéniablement irrévérencieux, jugé sexiste. Cette dernière nous donne à voir les images d’un foyer délaissé : four brûlant désespérément le repas du soir, chambre d’enfant désordonnée, scène de repassage cauchemardesque. C’est le fameux titre de Patrick Juvet qui nous révèle le nom du responsable de ce remue-ménage : la femme. Ce recourt au stéréotype du genre, qui n’a fait que décrédibiliser et transfigurer le message transmis, nous pousse à questionner la place du cliché dans la stratégie communicationnelle.
Jouer le cliché, un pari risqué

 

Sarcasme, facilité, résurgence de lieux communs et de topoï du genre exploités depuis des décennies : tous les éléments du cliché destinés à faire exploser une polémique virulente sont réunis. La campagne publicitaire lancée par France 3 aurait pu faire sourire. Mieux, elle aurait pu éveiller les consciences et attirer l’attention des téléspectateurs sur la réalité effective d’une avancée sociale majeure : la représentation des femmes au sein de l’enceinte médiatique de la chaîne. Mais la déprogrammation du spot signe son échec.
A quoi cet échec tient-il ? «Affirmer ses valeurs à travers cette nouvelle campagne qui met à l’honneur les présentatrices»: l’intention première de la chaîne était louable. Mais en s’attaquant à la destruction d’un cliché, cette campagne semble en avoir construit un autre. De plus, elle met en scène un schéma étroitement lié à des problématiques sociétales encore brûlantes. L’utilisation du cliché est rejetée, certainement parce qu’il est le reflet d’une réalité qui dérange et qui n’est pas encore dépassée. S’il avait été utilisé quelques années auparavant, peut-être aurait-il pu s’introduire dans l’espace médiatique sans faire de bruit, à la manière du spot lancé en 1995 par l’Équipe pour promouvoir un PSG-Barcelone.
 

« Pour une esthétique de la réception »
L’ambiguïté de la vidéo a provoqué des réactions violentes sur les réseaux sociaux, notamment de la part de la  secrétaire d’État chargée des Droits des femmes, Pascale Boistard. La stratégie communicationnelle de la chaîne s’est enlisée, sans doute du fait de la sous-évaluation du potentiel polémique du cliché exploité. Ce flop médiatique pointe du doigt la problématique de la réception qui se pose à chaque fois qu’il y a tentative de communication. Ici, le message transmis n’est plus le même que le message reçu. Le premier a été transfiguré par ceux qui en on fait une interprétation nouvelle. Mais comment croire que l’équipe de France 3 ait pu être naïve à ce point ? Comment croire que ce bad buzz ne soit pas intentionnel ? Après visionnage de la vidéo, le scepticisme est à son comble.

Pourtant, des réactions bien différentes ont émergé sur la toile. Certains déplorent l’explosion de la polémique et auraient volontiers choisi d’ironiser. Finalement, pourquoi ne pas se permettre de rire de ces représentations grotesques ? Pourquoi ne pas considérer que railler le cliché lui-même pourrait contribuer à amoindrir son ancrage réel dans la société ?
La fausse bonne idée ?
Le message véhiculé par France 3 s’impose dans un contexte où acteurs sociaux et société civile ont les moyens de se manifester et de se réunir contre toute forme d’abus de pouvoir, symbolique ou non. Grâce à la démocratisation de la parole publique étendue à l’échelle citoyenne, et suite au développement de supports médiatiques participatifs, chacun peut se rendre capable d’agir sur la déconstruction de représentations, idées reçues et clichés. Mais au-delà de son caractère polémique, le cliché semble pouvoir être un puissant moyen de se contrer lui-même. C’est par exemple avec ce regard cynique et critique que Ségolène Royal fait du stéréotype sexiste un instrument de communication politique impactant lors de sa campagne pour les primaires socialistes de 2011.

 
De part l’exercice de leur profession et leur présence active dans les coulisses de France TV, Delphine Ernotte Cunci (patronne de France TV) ou encore Dana Hastier (patronne de France 3) tendent à prouver que les femmes sont véritablement mieux représentées dans l’espace médiatique. Malgré tout, une forme de malaise demeure. Le 7 septembre dernier, l’invitation au départ de Claire Chazal ouvre une nouvelle fois le débat. La présentatrice a été conviée à « savoir passer la main ». 58 ans, il est vrai, ce n’est plus tout jeune!L’ironie nous tient quand on pense à Jean-Pierre Pernault, 65 ans, qui rayonne bucoliquement dans le 13h depuis 27 ans.
« Je pense qu’en télévision, on tolère plus les cheveux blancs des hommes que les rides des femmes », Léa Salamé a joliment résumé la situation, qui attend d’être résolue. Il est temps : révolutionnons l’usage des clichés pour les mettre au service de leur propre dénonciation, car comme l’énonce Roy Lichtenstein, ils sont « des modèles simples frappants, mémorables et faciles à communiquer. Ils peuvent signifier l’essentiel d’une idée. Ils ont la possibilité de devenir monumentaux. »
Émilie Beraud
Sources : 
INA
L’ADN
Madmoizelle
Le Monde
Crédits Photos :
Le Huffington Post

Bolloré Canal +
Société

Bollo', les pieds dans le plat

Rififi à la rédac’… Canal + se cherche et peine à renouer avec le fameux esprit éponyme sur lequel reposait toute la singularité du groupe. En effet, « l’esprit canal » a toujours résonné comme un appel à la liberté, à la pluralité des contenus et comme une possibilité de parler de tout, en disant tout enfin toujours… du moins jusqu’à l’avènement de l’ère Bolloré.
Vincent Bolloré, 63 ans -homme d’affaire et main de fer- est aujourd’hui pointé du doigt après qu’il ait saisi les ciseaux d’Anastasie afin d’effacer l’identité Canal pour imposer la sienne. Dès juillet 2015, son entrée en matière s’est faite sans manières puisque dès lors, les fameux Guignols étaient désignés comme irrévérents faisant ainsi de la moquerie un produit soumis à la prohibition à défaut d’être un plaisir de télévision.
De manière récurrente, journalistes et chroniqueurs réduisent l’art de communiquer sous le nom de « com », néanmoins, ces derniers ont fait preuve d’agilité afin de répondre à la censure de manière subtile -en usant de cet art. Yann Barthes annonçait la couleur dès les premières émissions de la rentrée 2015 en réduisant, durant l’émission, la chaîne Canal + au statut de simple “diffuseur” du Petit Journal.

Quand Bolloré interdit la diffusion d’un documentaire « Evasion fiscale, une affaire française » dans le cadre de l’émission Spéciale Investigation, le bras de fer se veut avant tout communicationnel et le Zapping de Canal + prend des allures de résistance ; effectivement l’intervention du milliardaire à la défaveur du documentaire a eu pour effet direct le rachat et la diffusion du doc par France 3. Le Zapping s’empare alors de l’occasion et diffuse de longs extraits de ce sujet sur l’évasion en plein milieu de la traditionnelle séquence du Zapping, un vrai pied de nez envers l’homme au bras long.
L’actuelle situation se veut assez cocasse, alors que Bolloré est taxé d’un cruel manque d’humour, c’est bien l’arme principale des rédacteurs de Canal : en rire. Quel plaisir de voir Catherine et Liliane (Alex Lutz et Bruno Sanches) tourner en dérision le côté « Big Brother » de leur nouveau PDG en mettant en avant la peur de se faire éjecter du groupe : « Fallait pas voler ce stylo bic, ça creuse le budget d’une chaîne, lui il fait ses calculs… il pense qu’à ça » … Le poids du stylo, de la plume face à la montagne financière : classique et toujours aussi efficace.
Confortablement assis, le spectateur de Canal assiste au triste spectacle consistant à voir Vincent Bolloré s’asseoir sur l’esprit de la chaîne. Étrangement, une horde de communicants entoure la classe politique, mais cette dernière ne se distingue dans cette affaire que par un cruel manque de communication. Timidement, Fleur Pellerin – Ministre de la Culture – murmure la nécessité de garantir l’indépendance… Inaudible.
« Ce n’est qu’un au revoir » disait ce semblant d’adage, mais finalement, va-t-on revoir cet esprit Canal ? Difficile d’y croire tant la chaîne a perdu de sa fougue, des Guignols en passant par les interventions un peu barrées de la miss météo, on ne s’y sent plus à l’aise : la décoration a été refaite au profit de plus de sobriété et cela résulte davantage à plus d’ennui.
On aurait pu s’attendre à une forme de solidarité des médias mais malheureusement ces derniers montent davantage au créneau pour parler d’une affaire de « chantage à la sextape » que pour déclamer le cruel manque de libertés, incompréhensible dans la France de 2015. Interviewé par RTL, Vincent Bolloré n’a subi que quelques égratignures gentilles et le débat est resté stérile. Ah si, il y a eu une annonce : le retour de l’ancien cryptage de Canal +, oui oui nous parlons bien du bruit atroce et de ces grosses bandes grisâtres qui ornaient nos écrans lorsque la chaîne était à l’heure cryptée … Quand Canal + figure avant-gardiste du new school, se retrouve enterrée par son « boss » dans … le old school.
Jordan MOILIM
Crédits images : 
– Canal +
– Claude Prigent

rumeurs fastncurious
Agora, Com & Société

Silence, ça circule !

Avant-propos : cet article a pour but d’établir un petit essai sur la rumeur et d’interroger le concept pour essayer d’en comprendre un peu plus le fonctionnement ainsi que les aboutissants.
Jean-Noël Kapferer définit la rumeur dans Rumeurs : le plus vieux média du monde comme « l’émergence et la circulation dans le corps social d’informations soit non encore confirmées publiquement par les sources officielles soit démenties par celles-ci. » Il ajoute qu’une définition arrêtée et définitive du phénomène « rumeur » est difficile voire impossible. En effet, la frontière entre rumeur, murmure et bruit est poreuse. Le concept est à prendre avec des pincettes. Avec Internet, il semble que la rumeur, en plus de devenir la normalité, au sens de ce que l’on rencontre tous les jours sans plus vraiment y prêter attention, soit devenue un outil de communication redoutable qui, s’il est mal géré, peut s’avérer désastreux. L’idée est ici de se pencher sur le concept de la rumeur comme origine et composante d’un certain type de communication.
La médiagénie de la rumeur
La rumeur entretient avec les médias une passionnelle histoire d’amour. Elle a besoin des médias pour circuler et être relayée par les individus, et les médias ont besoin de la rumeur pour exister en tant que tel, en tant que médiateur d’une information. Car la rumeur est en soi une information qui dit quelque chose et fait dire des choses.
Pourquoi se précipiter sur la rumeur quand on sait que celle-ci peut s’avérer fausse ? En effet, il semblerait que la rumeur fasse vendre et soit recherchée par les médias pour générer du flux ainsi que de l’audience. Relayer une rumeur c’est s’ancrer dans une communauté conversationnelle, celle du bouche-à-oreille et donc élargir sa cible, s’adresser à tout le monde. Qui n’a pas entendu parler de l’affaire du fils de Christiane Taubira, accusé de meurtre et jeté en prison ?

Tous les médias en ont parlé, cette rumeur a fait l’objet de nombreux débats au même titre que celle qui affirmait l’existence de vers de terre dans les burgers McDo ou encore la théorie du complot. Depuis toujours, les rumeurs sont nombreuses et vont bon train.
Jean-Noël Kapferer énonce que « la rumeur court parce-qu’elle a de la valeur ». La valeur de la rumeur augmente au fur et à mesure qu’elle est relayée. L’ethnologie peut ici venir éclairer la question de la rumeur. La Kula, étudiée par Malinowski, est cet échange circulaire entre les hommes d’un bien dont la valeur augmente à mesure qu’il passe de mains en mains. La rumeur fonctionne comme le système de la Kula. Celle-ci, pour exister, doit circuler et cela ne se peut sans les médias qui assurent et pérennisent l’échange entre les individus.
Des médias dédiés à la rumeur sont ainsi créés comme le site hoaxbuster.com. Ce site traque les canulars, « hoax » en anglais, et fait ainsi de la rumeur sa vache à lait mais aussi sa raison d’être. Le site génère de la conversation en instrumentalisant la rumeur ce qui contribue ainsi à entretenir sa notoriété. On peut également penser aux tabloïds qui titrent dans bien des cas sur des rumeurs pour attirer les regards et inciter à la vente. « Kate Middleton : enceinte d’une petite Diana ? La folle rumeur du jour ! » peut-on lire dans Public (février 2014).
La rumeur au service de la société ?
La rumeur entretient le lien social, l’échange, qui est à la base de la société. L’homme, cet animal échangiste tel que le conçoit Lévi-Strauss, incorpore cette grammaire de l’échange, les techniques de communication de façon inconsciente et devient ainsi cet animal social. La rumeur est cet infra-ordinaire défini par Georges Perec, c’est-à-dire ce qui est tellement intégré à nos habitudes que l’on ne prend plus la peine de le remarquer. De fait, la rumeur compose avec nos techniques de communication que nous avons incorporé sans plus y prêter garde.
Participer à la rumeur c’est participer au groupe. Réfuter la rumeur c’est constituer un autre groupe, un groupe antagoniste. La rumeur crée des communautés : celle qui y croient et celles qui s’en défient, les « sceptiques » d’un côté et les « crédules » ou « croyants » de l’autre. Elle organise la société. En parlant de rumeurs, les hommes lient entre eux les hauts principes de sociabilité.
De plus, partager une rumeur revient à exercer son pouvoir de parole, de conviction, de crédulité. Ce n’est pas seulement y adhérer purement et simplement par un « oui » c’est aussi investir sa croyance par un « oui j’y crois » ou « non je n’y crois pas ». Au fondement de la rumeur, il y a bien cette disposition toute particulière de l’être humain qu’est la croyance sans nécessité de voir pour y croire. Bien au contraire, la rumeur repose sur la confiance que se font les individus entre eux pour se croire les uns les autres. La rumeur peut-elle se comprendre comme un ciment de la société à part entière ?
Un contre-pouvoir
Jean-Noël Kapferer affirme que « les rumeurs gênent car elles sont une information que le pouvoir ne contrôle pas ». En effet, la rumeur est fuyante, elle échappe à quiconque tente de la saisir par une explication rationnelle. Elle est le lot de la foule, elle est appropriée par tout un chacun, déformable à souhait, modelable à l’infini. La rumeur est cet imaginaire collectif qui fréquente bien souvent les rivages du légendaire. « Face à la version officielle, il naît d’autres vérités : à chacun sa vérité » poursuit Kapferer. Chacun est susceptible de faire entendre sa parole : toute vérité, toute énonciation individuelle devient légitime sitôt qu’elle s’ancre dans le cercle décrit par la rumeur. C’est bien pour cela que la rumeur a autant de succès : tout le monde se sent capable et surtout légitime d’en parler. La rumeur devient un média à part entière qui s’inscrit dans une confrontation avec les médias dits « officiels » ; la rumeur est ce média contrer-institutionnel qui produit sa propre information.
Le démenti devient donc ce « rabat-joie » qui « désamorce l’imaginaire pour le plonger dans la banalité » nous dit Kapferer. Démentir une rumeur revient à forcer la porte de l’imaginaire en y introduisant la banalité du réel, sa platitude dont la rumeur venait ouvrir les horizons.
La rumeur serait ce mass média qui concerne tout le monde et apporte une information. Elle vient ouvrir les champs des possibles d’un réel souvent trop lisse. Elle est cette parole poétique qui remet en cause le discours normé, formé et informé par les autorités et les médias officiels.
Jeanne Canus-Lacoste
Crédits images
wikiart.com, Norman Rockwell
Sources
scienceshumaines.com
francetvinfo.fr
franceinter.fr
lemonde.fr
Jean-Noël Kapferer, Rumeurs : le plus vieux média du monde