Touche pas à mon poste, une recette gagnante au goût amer
« Bonsoir les petits chéris, merci d’être là, vous savez que je vous kiffe ! ». Ton hystérique et public survolté, le maître incontesté de la blague lourde accueille ainsi chaque soir ses quelques 1,5 millions de téléspectateurs. Voilà près de six ans que l’émission Touche Pas À Mon Poste, lancée sur France 4 puis basculée sur C8, réunit de plus en plus de fidèles… et condense autant de polémiques. Les écarts répétés commis par ses chroniqueurs font un peu trop souvent le bad buzz, et révèlent une transformation assez préoccupante de la télévision de divertissement. En novembre dernier, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) se décidait enfin à prendre des mesures, en dépit d’une impunité indicible et perverse accordée à l’émission par la loi de l’audience. Mais est-ce suffisant ?
Du simple mauvais goût au vrai dérapage
Faire chaque soir un tour d’horizon du paysage télévisuel et médiatique aurait pu être drôle et impertinent, si Touche Pas À Mon Poste n’avait pas rapidement sombré dans le divertissement facile et vulgaire. Le pseudo talk show se présente comme un lieu de débats, mais refuse méthodiquement toute argumentation. En témoignent les cartons « Oui »/« Non » que brandissent les chroniqueurs quand on leur demande leur avis sur un sujet. Surtout, pas de nuances, que des avis binaires : il ne faudrait pas que le téléspectateur se fatigue à réfléchir. De même, les chroniqueurs (qui ne font pas vraiment de chroniques) sont aussi identifiables que des personnages de dessins animés : on trouve tour à tour l’insolent snob (Jean-Luc Lemoine), la vieille voisine fofolle toujours prête à dire une énormité (Isabelle Morini-Bosc), le souffre douleur favori (Mathieu Delormeau), ou encore le lourdeau un peu obsédé (Jean Michel Maire). Cyril Hanouna, en « Baba » omnipotent de ce joyeux petit monde, n’hésite pas à interrompre immédiatement par une vanne plus ou moins légère toute tentative d’argumentation un peu trop longue. Et c’est là, la triste recette du succès version C8.
Les écarts sont quant à eux nombreux et quotidiens, à tel point qu’on ne les compte plus. L’émission classée « tout public » banalise pourtant le sexisme, l’humiliation, l’homophobie ordinaire, et en fait des ressorts humoristiques admis et assumés. C’est d’autant plus problématique qu’elle revendique expressément le choix de s’adresser à un public de jeunes, qui entre eux « ne font que se vanner, se charrier », et donc comprennent l’humour de l’émission, argue Cyril Hanouna.
On retrouve dans l’émission tout ce qu’on interdirait à des enfants dans une cour de récréation : blagues franchement limites (on se souvient du « On va les niquer les trisomiques », à propos de l’Eurovision), vulgarité, jeux avec de la nourriture, agressivité sous couvert d’éclats de rire forcés, humiliations répétées (« NRJ12, ils vous ont mis dehors comme une merde, et qui c’est qui est venu dans mon bureau en juillet comme une pleureuse ? Mais ferme ta gueule », balance froidement Hanouna à Delormeau, qui s’était permis une remarque). Le tout bien sûr rarement puni, parce qu’où avions nous la tête : c’est de l’humour !
Dites-moi que c’est un flop ?
Alors on aimerait pouvoir dire flop. Sauf qu’avec son million de téléspectateurs quotidien (en moyenne 6 % de parts d’audience), l’émission est incontestablement un top d’audience, et mobilise aussi un grand nombre de fidèles sur les réseaux sociaux. Hanouna compte personnellement plus de quatre millions de followers sur Twitter. Dans une tranche horaire où l’on a le choix entre les JT de TF1 et France 2, Le Grand Journal, C à Vous et Plus Belle la Vie, Touche Pas À mon Poste bat tous les records en se plaçant sur le registre du total divertissement. Depuis la rentrée 2016, le petit nouveau Quotidien l’a cependant un peu mis en difficulté, empiétant sur ses plates bandes humoristiques et impertinentes (avec des résultats, on en conviendra, assez différents). Touche Pas À Mon Poste est un tel succès qu’on peut depuis la rentrée en voir au Liban la réplique parfaite. La recette est reprise, même pas adaptée : même plateau et chroniqueurs, répliques conformes de leurs modèles français.
CSA vs Hanouna
Alors le succès rendrait-il intouchable ? Triste constat, mais qui semblait jusqu’à il y a peu pertinent. Le CSA est en effet resté de marbre après une séquence où l’un des chroniqueurs voyait son pantalon rempli de spaghetti par l’animateur star, malgré ses refus répétés de participer au petit « jeu ». L’instance s’enfonce alors dans un gouffre de paradoxes : elle examine la scène « en tenant compte de son contexte humoristique », décide de ne pas sanctionner l’émission, tout en rédigeant une lettre au patron de D8 l’invitant à ne pas réitérer ce genre de séquences « pouvant être perçues comme une forme d’humiliation » et produire auprès du jeune public une « banalisation de telles pratiques »…
Mais en novembre dernier, c’est une avalanche de plaintes qu’a reçu le gendarme de l’audiovisuel, à la suite de plusieurs séquences tristement connues (Jean Michel Maire embrassant les seins d’une invitée contre son gré, ou assénant à son collègue chroniqueur homosexuel Mathieu Delormeau qu’il « passe bien deux heures sur une teub, lui »). Ce même chroniqueur est victime des multiples marques d’agressivité d’Hanouna, qui en a fait son souffre douleur préféré. L’impunité de l’animateur tout-puissant semblait alors devoir toucher à sa fin, puisque le CSA décide de prononcer contre l’émission une mise en garde et une mise en demeure (qui ne sont cependant, que des sortes d’avertissements formels). Mais c’est ignorer les infractions bien plus insidieuses que commet quotidiennement l’émission. Le journaliste Bruno Donnet le montre parfaitement dans une chronique pour France Inter, parlant d’humiliations qui sont « sans précédent dans l’histoire de la télévision ».
Alors que les chroniqueurs s’insurgent contre l’acharnement du Conseil, hurlent à la censure, le CSA a même fini par souffrir l’humiliation d’être « remercié » en direct par Hanouna, qui, grand prince, a affirmé trouver leur travail très important et apprécier que le conseil des sages « s’inquiète » pour son émission.
Alors certes, il ne s’agit pas de rejouer ici une querelle de la bienséance. Il s’agit plutôt de refuser que la télévision « tout public » à des horaires d’access prime time ne devienne un gouffre d’inculture et de vulgarité frisant le hors la loi. Cependant, ce refus contrecarre le bon vouloir des annonceurs, des actionnaires de l’émission (Bolloré est majoritaire) et de la chaîne. Mais peut-être serait-il sage pour le CSA, instance neutre, de ne pas ignorer plus longtemps ce genre de violences quotidiennes devenues, malheureusement, trop ordinaires.
Violaine Ladhuie
Crédits :
Captures d’écran de l’émission
Sources :
• La décision du CSA du 23/11/2016. Consultée le 10/01/2017.
• Samuel Gontier, « Grand seigneur, Hanouna dit merci au CSA pour les sanctions ». Télérama, le 24/11/2016. Consulté le 10/01/2017.
• « Se faire mettre des pâtes dans le slip chez Hanouna, est ce de l’humiliation ? », Le monde.fr, le 02/02/2016. Consulté le 10/01/2017.
• Allyson Jouin-Claude, « A quoi ressemble la version libanaise de Touche pas à mon Poste » . Le figaro.fr, le 05/01/2016. Consulté le 10/01/2017.
• Ricard Sénéjoux « Des nouilles dans le slip chez Hanouna, le « oui mais » du CSA ». Télérama, le 03/05/2016. Consulté le 10/01/2016.
• Bruno Donnet, chronique pour France Inter sur la normalisation de l’humiliation dans Touche pas à mon Poste, le 01/02/2016.