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Jacques a dit : Stop au massacre de la presse écrite

 
Tout commence en Juillet dernier, lorsque la Commission Européenne décide de ne pas renouveler l’appel d’offres pour la gestion du site multilingue Presseurop.eu qu’elle finance entièrement. En 2009, Courrier International avait contribué à la création de ce site unique en son genre[i], et en avait la gestion depuis 5 ans. C’est ce manque-à-gagner pour le magazine estimé à 2,5 millions d’euros par son président Antoine Laporte (soit 10% de son chiffre d’affaire) qui a entraîné, le 10 octobre dernier, l’annonce d’un plan de licenciement.
11 journalistes étaient dédiés au site Presseurop.eu au sein de la rédaction mais, sa fermeture[ii] ayant eue des conséquences sur le groupe tout entier (selon Antoine Laporte), 26 postes seraient concernés au total, correspondant au tiers de l’effectif du magazine, tous services confondus.
Pourtant, Courrier International est loin d’être mort : même si les ventes au numéro ont enregistré une baisse de 17% fin septembre 2013 par rapport à septembre 2012, le nombre d’abonnés est en hausse (+ 120 000 environ). Quant aux abonnés purement numériques, leur nombre a fait un bond de plus de 40% sur un an, atteignant le chiffre de 7000. Par ailleurs,  Antoine Laporte lui-même reconnait que « le journal est en bonne santé, les abonnements sont en hausse, la publicité est dans les clous du marché » et que « côté numérique, la publicité et les abonnements sont en croissance ».
Alors, pourquoi une telle décision a-t-elle été prise? Aucune annonce officielle n’est venue clarifier la position de la direction (rappelons que le magazine appartient au groupe Le Monde) malgré la grève générale qui a conduit à l’absence en kiosque d’un des derniers numéros (daté du 17 octobre). Cela faisait 23 ans que ce n’était pas arrivé ! Le mouvement de protestation a également conduit à la paralysie du site Internet ainsi que des comptes Twitter et Facebook de l’hebdomadaire pendant quelques jours.

Les fidèles du magazine se sont pourtant mobilisés en masse : des groupes de soutien ont été créés sur Facebook (10 000 « like » pour le plus important), des illustrations ont été envoyées par des dessinateurs du monde entier, et un hashtag dédié a même vu le jour sur Twitter (#SauverCourrier).
On pourrait rétorquer qu’il faut, pour qu’un journal payant puisse continuer à exister, qu’il apporte un point de vue, un commentaire ou un ton véritablement novateur sur l’actualité par rapport aux gratuits. Or, quel autre journal est mieux placé pour le faire que Courrier International? Pour le moins atypique dans le paysage médiatique français, il a la particularité de traduire et regrouper des articles issus du monde entier. Unique en son genre, il permet ainsi aux lecteurs d’adopter un point de vue différent sur des sujets pourtant actuels, tout en quittant l’actualité franco-française rabâchée dans le même temps partout ailleurs. Les salariés ne sont plus en grève depuis le 22 octobre dernier, même si aucun compromis ne semble avoir été trouvé.
Quelques jours plus tard, l’on apprenait grâce à l’AFP que Lagardère Active souhaite se séparer d’une dizaine de titres (dont Be, Auto Moto, Campagne et Décoration, Le Journal de la Maison, Maison & Travaux, Mon Jardin Ma Maison, Psychologies Magazine, Union, Première et Pariscope) pour recentrer son activité autour de ses marques phare : Elle, Paris Match et Télé 7 Jours entre autres. Ici, le chiffre fait froid dans le dos : 350 emplois sont menacés, puisque les magazines qui ne seront pas repris seront purement et simplement supprimés. Cette annonce a été suivie par une grève générale et à un arrêt de travail de la part des salariés, qui pourrait également mener à l’absence de certains titres en kiosque. Rappelons que Lagardère Active est le premier groupe de presse magazine en France et qu’il a réalisé en 2012 un chiffre d’affaire de 1,014 milliards d’euros.
Les hebdomadaires comme Courrier International et les magazines ne sont pas les seuls touchés, puisque Ouest France, premier quotidien national (avec 750 000 exemplaires) prévoit également de procéder à plus d’une centaine de suppressions de postes, sous forme de départs volontaires.
Toutes ces annonces s’inscrivent dans un contexte devenu malheureusement bien connu, puisqu’on parle de « crise de la presse » française mais aussi européenne –The Guardian, El Pais ou encore Frankfurter Rundschau sont en grande difficulté. Ainsi, il existait 30 quotidiens français jadis, il n’en reste que 7 aujourd’hui (avec la disparition l’année dernière de France Soir et de La Tribune).
Il faut donc plus que jamais nous interroger sur la nécessité de trouver un nouveau modèle économique viable pour l’ensemble de la presse écrite, quelle que soit sa périodicité. Les investissements doivent être nombreux : Ouest-France met actuellement en place un « laboratoire » d’une dizaine de personnes qui sera en charge du lancement de nouveaux produits sur la toile. Le quotidien souhaite aussi créer une « newsroom », afin que les informations puissent être reçues et circuler plus rapidement : la notion de temporalité est au cœur de la problématique actuelle. A l’heure où la multiplication des écrans et des supports de transmission de l’information dépasse tout ce que l’on aurait pu prévoir, il faut impérativement que tous les acteurs majeurs de la presse écrite s’adaptent au virage -pour le moins brutal- du digital et mettent en place des outils correspondants. Les enjeux sont énormes, et il en va de l’avenir de la presse tout entière.
 
Elsa Mahouche
Sources :
Huffingtonpost.fr
Lesechos.fr
Boursorama.com
Lacroix.com

Image de Une :
Joe Magee
 

[i] Presseurop.eu publie une sélection d’articles tirés de la presse européenne et internationale sur la politique, la société, l’économie, l’environnement, la culture et la perception de l’Union européenne dans le monde. Le site est éditorialement indépendant et fait partie d’un projet de la Commission européenne qui vise à créer des réseaux d’information européens multilingues sur les principaux supports (Internet, radio et télévision)

[ii] Sa fermeture effective prendra effet le 31 décembre 2013

Com & Société

Tout ce que l’on peut rater en lisant le journal…

 
Les journaux sont-ils toujours aussi puissants ? Le public est-il toujours aussi réceptif à la presse écrite ? Que penser de l’essor des versions numériques face aux versions papier ? En réalité, où en est la presse écrite aujourd’hui ?
Alors que le monde consomme de plus en plus d’écrans, une vidéo voit le jour sur Youtube, le 20 décembre 2012, pour tenter de raviver la flamme et l’importance de cette presse écrite dans les consciences : « 6 things you can miss while reading a newspaper ».
Elle est le résultat d’une alliance entre Newspapers Work et Duval Guillaume Modem – élu Agence de l’année 2012 – qui se sont fixés pour but de prouver de quoi les journaux sont capables. La campagne a démarré à la rentrée, dans le sillage de la publication des chiffres du Centre d’Information sur les Médias, et tente progressivement de nous convaincre par des actions concrètes. L’objectif est clair, donner encore plus de puissance à la presse quotidienne.
A l’origine, il y a cet accord commun des éditeurs de journaux belges qui se sont réunis pour créer cette plate-forme marketing, Newspapers Work, afin de promouvoir les valeurs et les forces de leur média en général et des éditions papier en particulier. Leurs missions et leur ligne éthique sont explicitement présentées :

Prouver le pouvoir de la presse écrite
Voir un homme en feu perturberait-il votre lecture ? Quid de votre chauffeur enlevant son pantalon ?
C’est autour de ce type d’exemples que cette vidéo se construit pour illustrer la puissance des journaux imprimés et leur effet sur leurs lecteurs. Dès les premières secondes, le cadre et la question sont posés : « Les journaux sont-ils capables de retenir l’attention de leurs lecteurs ? »

Pour tester cette hypothèse, trois publicitaires ont reçu une voiture avec chauffeur et un journal : Sigrid Van Den Houte de Telenet, Walter Torfs de BNP Paribas et Yves de Voeght de Coca-Cola. Malgré la série de situations improbables à l’extérieur de la voiture, comme un homme en costume d’ours au volant d’une décapotable, un astronaute qui traverse la rue, ou encore un motard déguisé en indien, le trio ne lève pas les yeux du journal…
« Attirer l’attention des gens et la retenir ? C’est ce que font les journaux. » conclut la vidéo, fière d’avoir démontré la capacité unique de la presse écrite à capter et maintenir la concentration de tous. Sur le site, le propos est affiché noir sur blanc : « Promettre, c’est bien. Prouver, c’est mieux. Beaucoup mieux. Voilà pourquoi Newspapers Work, ne veut pas EXPLIQUER la force des journaux, mais bien la PROUVER. »
Alors que toute l’introduction de l’œuvre Que sont les médias ? de Rémy Rieffel tente de relativiser la mythologie qui existe autour du « pouvoir des médias » tant décrié qu’admiré, la presse écrite belge sort ici ses griffes et s’impose sur la scène virale pour défendre cette fameuse force des quotidiens…
La forme de mini documentaire est ici très pertinente et offre une illustration du concept de dépublicitarisation : à l’instar de la télé-réalité, voire d’une caméra cachée, avec toute sa dimension intimiste et son impression d’images « volées », voire « dévoilées », qui parle au public, le message n’en est que plus clair. Dans la continuité de son succès viral avec « Unlock the 007 in you » ou « A dramatic surprise on a quiet square », l’agence Duval Guillaume utilise le théâtre de la rue pour s’adonner à ses expériences presque sociales et démontrer son propos. Il s’agit bien de faire la promotion – de manière subtile et quasiment niée – d’un objet de culture qui, dans les consciences collectives, est habituellement détaché du monde économique de la publicité.
Un coup de maître
A l’heure du grand débat sur le financement des médias, particulièrement de la presse écrite, quoi de mieux qu’une alliance avec le monde du marketing pour se redonner un petit coup de peps ?
Lorsque des journaux subissent la crise de manière radicale, à l’image du quotidien espagnol El Pais et son plan social foudroyant, ou encore la disparition de France-Soir, des partenariats et projets originaux voient le jour, comme cette campagne. Malgré le paradoxe que peut susciter l’union entre les lois du marketing et l’univers de la presse, cette vidéo semble vouloir prouver que l’un peut soutenir l’autre, par le concept de Newspapers Work mais aussi par l’alliance avec Duval Guillaume. Il ne s’agit plus de commenter cette illusion que les médias ne s’inscrivent pas dans une logique économique ni de critiquer l’interdépendance entre les journaux et la publicité, mais bien de revenir à l’essence même de la presse. Car Newspapers Work défend une approche qui coupe court au débat en dédiabolisant le rapport aux annonceurs : les quotidiens offrent finalement bien plus qu’une grande audience, ils renforcent l’impact qualitatif des campagnes publicitaires elles-mêmes.
Est-ce vraiment crédible ?
L’argument principal est critiquable : n’existe-t-il aucun autre moyen de capter l’attention des gens de manière aussi efficace ? Nos trois publicitaires ne seraient-ils pas tout autant captivés par un film par exemple ? Ou plus encore, seraient-ils tout aussi attentifs au même journal sur une tablette numérique ? Avec l’essor de cette numérisation de la presse, il y a la question du contenu face à la forme : est-ce le fond et sa qualité qui retiennent l’attention ou bien le rapport avec cette presse papier ? L’exemple des journaux gratuits, qui captivent tout aussi bien leurs lecteurs le matin dans le métro, légitime la réflexion sur la relation particulière avec la presse écrite alors que le contenu est largement critiquable en matière de qualité.
Un autre débat est soulevé par de nombreuses critiques sur Internet, autour d’une mise en scène beaucoup trop tirée par les cheveux pour être crédible. De plus, le choix des sujets de l’expérience accentue l’impression de fausseté : ce sont des publicitaires, qui semblent plus aptes à être concentrés sur des journaux de par leur environnement, leur métier et leurs centres d’intérêt… Un lecteur lambda dans les mêmes conditions serait-il toujours aussi fasciné par un quotidien ?
 
Laura Lalvée
Sources :
Newspaperswork.be
Telerama
Business Insider