Société

Le procès des « viols de Mazan » : un tribunal médiatique symbolique qui s’oppose à la culture viol

Le 2 septembre 2024, Gisèle Pelicot prend la décision d’ouvrir le huis-clos traditionnel de son procès et de le médiatiser. Elle invite les journalistes à pénétrer l’enceinte du tribunal pénal d’Avignon, laissant l’opinion publique se saisir de son histoire personnelle. Au cas où vous auriez raté les infos depuis début septembre, Gisèle Pelicot a été droguée régulièrement par son mari qui la livrait, endormie et apprêtée coquinement, à des hommes. Une cinquantaine d’hommes sont entrés dans l’intimité de Mme Pelicot, sous l’œil directeur de son mari et devant une caméra qui a enregistré toutes les entrevues. Cette décision inverse la honte généralement ressentie lors de procès pour viol : celle (injustifiée) de la victime tout en soulignant la dignité et le courage de Mme Pelicot. Elle choisit le revers de la médaille et récupère le pouvoir en occupant la place centrale de ce procès. Haut et fort, elle fait retentir son nom afin qu’il reste monument de son courage et qu’il ne soit pas sali par son mari pour ses enfants et petits-enfants.  Femmes devant le palais de justice soutenant Gisèle Pélicot. Source : France 24 Bien souvent, un procès se déroule en huis-clos, ce qui entraîne une dynamique presque contradictoire : ceux qui savent, les participants, doivent se taire sur le sujet et ceux qui ne savent pas, les journalistes, ont pour mission de relayer l’information.  Or dans ce cas, la médiatisation est ouverte donc tout le monde a accès aux informations et aux prises de paroles, ce qui est une avancée primordiale pour ce genre d’affaires dans la mesure où les médias permettent de placer les acteurs du procès sur une scène de visibilité. Antoine Garapon, un essayiste et magistrat français relève notamment dès 1995 la puissance croissante des médias qui abandonnent progressivement leur rôle de rapporter ce que fait la justice pour entrer dans une sorte de proximité avec elle : les journalistes interrogent les témoins comme les avocats et les personnalités misent en cause éprouvent souvent la nécessité de s’expliquer devant les médias.  Dominique Pélicot lors du procès. Source : Sud-Ouest Gisèle Pélicot remet sur la scène le fait que le privé est politique et que la lutte continue contre ces violences bien trop souvent admises par la culture du viol. En effet le jugement qui sera rendu fera office d’exemple pour tous, s’inscrivant en quelque sorte dans la jurisprudence et clamant les failles du système vis-à-vis des violences faites aux femmes. Le procès pénal agit alors comme une forme de spectacle dans lequel la culture se met en scène, dictant ce qu’il est toléré de faire ou non et la réaction de la justice est primordiale. L’avocate générale Laure Chabaud a d’ailleurs signifié clairement l’importance du jugement aux cinq juges de la cour criminelle du Vaucluse concernés par la décision en leur disant de but en blanc : « Par votre verdict, vous signifierez que le viol ordinaire n’existe pas. Que le viol accidentel ou involontaire n’existe pas. Qu’il n’y a pas de fatalité à subir pour les femmes et pas de fatalité à agir pour les hommes. Et vous nous guiderez dans l’éducation de nos fils. C’est par l’éducation que se fera le changement. ». Suivant ce même élan, la secrétaire d’État Salima Saa se dit favorable à l’inscription de consentement dans la loi, affirmant qu’il « faut que ce soit écrit explicitement, sans ambiguïté ».  Le procès pénal concerne effectivement des enjeux de justice et de citoyenneté au-delà du seul cas jugé et l’accusation estime que le verdict que donnera la cour portera « un message d’espoir aux victimes de violences sexuelles ». Agissant comme une sorte de jurisprudence, les peines requises vont de quatre à vingt ans de prison, fixant une sorte de « peine plancher » pour tous les autres jugés pour viol et inscrivant cette sanction dans l’opinion publique, renforçant la gravité symbolique du crime. Ces réquisitions sont de fait sensiblement plus sévères que la moyenne générale des condamnations pour viol en France qui était de 11,1 ans en 2022 selon le ministère de la justice et qui vont dans ce procès de quatre ans contre Joseph C. pour « atteinte sexuelle », seul dans son cas, puis de dix ans jusqu’à dix-sept ans (ce qui concerne plus de 30 des accusés). Les accusés. Source : RTL La jurisprudence est un domaine privilégié de signification sociale, le social étant considéré comme système des rapports entre des sujets qui se constituent en se pensant. En ce sens, le procès agit comme une méta-narration culturelle et devient l’occasion d’exercer un jugement sur les limites des pratiques admises dans un contexte socio-culturel précis. Les commentaires médiatiques permanents et la procédure pénale fonctionnent alors de paire en créant des « mondes possibles », comme faisceaux de pratiques socio-culturellement acceptées.  Ce procès a eu un retentissement médiatique international, braquant les projecteurs sur la malheureuse récurrence des VSS (Violences Sexistes et Sexuelles). De plus, la banalité des profils des 51 accusés (dont 37 sont pères de famille) et le mécanisme d’action sordide de D. Pelicot ébranlent visiblement la tranquillité d’esprit des hommes. Dès lors, il convient de considérer l’importance des rôles endossés par chacun ainsi que l’image qu’ils renvoient. L’onde de choc de ce procès tient également à l’insistance des accusés à répéter qu’ils ne sont pas des violeurs et à clamer leur innocence, se cachant derrière une manipulation opérée par Dominique Pelicot. Ce dernier, principal accusé et principal accusateur s’est attribué le beau rôle de celui qui a tout avoué et semble presque s’amuser des contorsions de ses coaccusés n’ayant rien avoué. La perversité de l’organisateur de ces viols est ce qui aura fort heureusement causé sa perte : alors que la soumission chimique représente le crime parfait et improuvable, il a filmé les entrevues avec sa femme endormie. La puissance des images dans ce procès est prépondérante : si la parole de la femme est souvent malheureusement remise en cause, la preuve que constitue la vidéo est indéniable. Souillée par ces projections, Gisèle Pelicot n’a jamais cédé à la tentation d’exprimer sa colère aux micros et aux caméras et ses seules paroles en dehors de l’audience ont été quelques remerciements échangés avec les femmes lui dressant chaque jour une haie d’honneur dans l’entrée du palais. Son comportement est donc irréprochable, elle n’a laissé aucun espace aux détracteurs pour tenter de la décrédibiliser. Les journalistes même ont alors dressé d’elle un portrait de guerrière, le terme « combattante » étant souvent accolé à son patronyme. Pour résumer, le procès pénal charrie des figures du bien et du mal dans l’objectif de produire une manifestation de vérité. Il donne une image du fonctionnement de l’institution et possède une fonction de régulation des rapports sociaux en frappant les imaginaires, orientant publiquement l’opinion. C’est un moment de négociation de l’opinion politique et dans cette mesure, le fait que l’ouverture du procès soit le choix de la victime met en exergue la valeur de lutte qui lui est conféré : Il existe une possibilité d’influencer l’opinion publique par la visibilité médiatique. Médiatisé, le procès sort du cadre de la cour et prend la forme d’une sorte de tribunal populaire, ayant même la possibilité d’influencer le tribunal pénal en termes d’attentes sociales d’une punition publique et cathartique de la déviance. Sources et pour aller plus loin : INA. LA médiatisation du procès pénal, histoire d’un enjeu démocratique. 2020.  Claire Sécail.  Sémiotique et procès médiatique : les médias et la formation de l’opinion publique en thèmes de justice. Giuditta Bassano. revue Actes Sémiotiques. N°128. 2023 Les affaires dans la presse : traitement et dérives. Bruno Thouzellier. Au procès des viols de Mazan, une plaidoirie sobre et subtile contre « la culture du viol », Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/11/21/au-proces-des-viols-de-mazan-une-plaidoirie-contre-la-culture-du-viol_6406603_3224.html « Est-ce que je fais partie du problème ? » : comment le procès des viols de Mazan suscite introspection et division chez les hommes, Le Monde : https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/11/19/honnetement-on-ne-sait-plus-ou-se-mettre-comment-le-proces-des-viols-de-mazan-suscite-introspection-et-division-chez-les-hommes_6401988_4497916.html Du procès d’Aix, en 1978, à celui des viols de Mazan, « la honte a changé de camp », Le Monde : https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2024/10/18/du-proces-d-aix-en-1978-a-celui-des-viols-de-mazan-la-honte-a-change-de-camp_6354767_4500055.html Procès des viols de Mazan : Gisèle Pelicot dénonce une « société machiste et patriarcale », son ancien mari parle de « fantasme » de « soumettre une femme insoumise », Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/11/19/le-proces-des-viols-de-mazan-est-le-proces-de-la-lachete-denonce-gisele-pelicot-qui-reclame-que-la-societe-patriarcale-change_6402505_3224.html Huit semaines dans le « marécage » du procès des viols de Mazan : les chroniqueurs judiciaires du « Monde » racontent, Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/11/20/proces-des-viols-de-mazan-quarante-huit-jours-dans-le-marecage-du-proces_6404776_3224.html « C’est sa femme, il fait ce qu’il veut avec » : comment Dominique P. a livré son épouse, qu’il droguait, aux viols d’au moins 51 hommes, Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/06/20/c-est-sa-femme-il-fait-ce-qu-il-veut-avec-comment-dominique-p-a-livre-son-epouse-qu-il-droguait-aux-viols-d-au-moins-51-hommes_6178465_3224.html Le journaliste et écrivain Mathieu Palain, à propos du procès des viols de Mazan : « C’est difficile de se rendre compte qu’on fait partie du camp des violents », Le Monde : https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/11/19/le-journaliste-et-ecrivain-mathieu-palain-a-propos-du-proces-des-viols-de-mazan-c-est-difficile-de-se-rendre-compte-qu-on-fait-partie-du-camp-des-violents_6403276_4497916.html Le procès des viols de Mazan est un « testament » pour « les générations futures », disent les avocats de Gisèle Pelicot, Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/11/20/le-proces-des-viols-de-mazan-un-testament-pour-les-generations-futures_6405335_3224.html Fin des réquisitions au procès des viols de Mazan : des peines allant de quatre à vingt ans demandées contre les 51 accusés, Le Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/11/27/proces-des-viols-de-mazan-peines-de-4-a-20-ans-demandees-contre-les-51-accuses_6416698_3224.html Refus du huis clos, face-à-face avec les accusés, interrogatoires de la défense… Le parcours de la combattante Gisèle Pelicot au procès des viols de Mazan, FranceInfo : https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/affaire-des-viols-de-mazan/recit-ce-n-est-pas-du-courage-c-est-de-la-determination-le-parcours-de-la-combattante-gisele-pelicot-au-proces-des-viols-de-mazan_6904682.html Procès des viols de Mazan : « il y a un avant et un après », estime Salima Saa, secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, FranceInfo : https://www.francetvinfo.fr/societe/proces-des-viols-de-mazan-il-y-a-un-avant-et-un-apres-estime-salima-saa-secretaire-d-etat-chargee-de-l-egalite-entre-les-femmes-et-les-hommes_6908672.html Le procès des viols de Mazan a créé chez vous une prise de conscience sur la culture du viol ? Racontez-nous, FranceInfo : https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/affaire-des-viols-de-mazan/appel-a-temoignages-le-proces-des-viols-de-mazan-a-cree-chez-vous-une-prise-de-conscience-sur-la-culture-du-viol-racontez-nous_6910805.html Héloïse Durand
Société

Gleeden et l'infidélité 2.0 en procès

« Gleeden a changé beaucoup de choses dans ma vie. Fidèle depuis 17 ans, j’ai eu envie de vibrer, d’adrénaline, de séduire à nouveau, mais en toute discrétion, car je suis heureuse et épanouie dans ma vie de famille et ne souhaite pas tout bouleverser. » Voilà le genre de témoignage que l’on peut trouver sur la page d’accueil du site de rencontres Gleeden, lancé fin 2009, et qui a fait de l’infidélité son crédo.
La libération des femmes, la promesse d’épanouissement dans l’adultère et la garantie d’anonymat sont les principaux engagements du site. Ces mots d’ordre, doublés de campagnes de publicité aussi drôles que provocantes, n’ont pas manqué de créer des polémiques et ont valu à Gleeden un certain nombre d’attaques en justice. La dernière en date provient des AFC (Associations Familiales Catholiques), qui reproche au site de faire de l’infidélité un « business ».
La police des bonnes mœurs
Des couples brisés, des familles ruinées et une vie sociale rongée par le mensonge et la dissimulation… Voilà les effets de l’infidélité que redoute et prédit l’association catholique qui réunit près de 15 000 membres. Alors en faire l’apologie, l’encourager et la faciliter : une véritable hérésie ! Cette association, on la connaît déjà, c’est la même qui depuis quelques semaines se montre aux côtés de la Manif pour tous extrêmement virulente à l’égard de la campagne de prévention des MST pour les homosexuels. Les AFC appellent les maires à « prendre leurs responsabilités » et exigent le retrait pur et simple des affiches de cette campagne sur lesquelles on aperçoit des couples homosexuels, au motif que ces dernières « troublent et indignent les familles ».
Dans l’affaire Gleeden, l’association entend se placer comme défenseur tout à la fois des plus faibles (les personnes trompées, les enfants des couples adultères), des familles « choquées » par ce type de publicités et des consommateurs qui subissent leur prolifération dans le métro, dans les rues, sur les bus… Et puis l’adultère, renchérit l’association, est interdit par le Code Civil, qui stipule que « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ».
Drôle de relation qui se noue ici, où une association catholique connue pour ses prises de position conservatrices et rétrogrades prétend venir au secours des valeurs républicaines… En réalité, et comme le rappelle l’avocate de Gleeden Caroline Mécary, l’adultère est dépénalisé en France depuis plus de quarante ans et ce détail du Code Civil à propos du mariage peut seulement être invoqué – ou non – par les époux lors d’un divorce, relevant ainsi d’un choix purement personnel. On ne peut donc pas considérer l’adultère comme un délit pénal au même titre que le meurtre ou le viol.
Autrement dit, affirmer que l’infidélité est illégale est mensonger, un peu hypocrite et opère un retour en arrière conservateur, somme toute assez gênant. Gleeden, à l’occasion d’un autre procès en 2015, dénonçait déjà une « instrumentalisation de la justice ».
Laïcité et familles modernes
En réalité, que défendent les AFC si ce n’est une conception particulière, à tendance moralisante et religieuse, de la famille et du couple ? Ces deux structures évoluent pourtant, et sont appelées à évoluer encore. S’attacher à des conceptions anciennes et sclérosées de la famille, du couple marié et de la fidélité ne convient pas à tout le monde et relève d’un choix. Et si les AFC se targuent de ne pas faire le procès de l’infidélité mais du « business de l’infidélité », on comprend bien cependant ce qui leur pose problème…
L’association, comme son nom l’indique, promeut la famille catholique, et cherche à faire rayonner voire prévaloir ce modèle, s’érigeant ainsi, comme le reproche l’avocate de Gleeden « en censeur, en porte-étendard d’une morale que toute la société ne porte pas ». Entrer dans des considérations qui visent à décider si l’adultère est « bien » ou « mal » est stérile et intrusif. Entre normes sociales, morale et valeurs dominantes, les AFC semblent vouloir élever en valeurs universelles ce qui ne relève finalement que du choix personnel, elles ne jouent donc pas sur le bon terrain.
Fausse subversion et vrai business

Pour en revenir à Gleeden, il parait assez évident que le site n’a pas inventé l’infidélité, qui existe comme le dit son jeune créateur Teddy Truchot – marié et père de famille – « depuis la nuit des temps ». Ses concepteurs ont seulement très bien su cerner un marché jusqu’alors inexploité : celui des personnes insatisfaites dans leur couple ou dans leur vie de famille. L’existence de sites comme Gleeden n’est qu’un symptôme moderne parmi d’autres, de la solitude qui peut frapper les individus dans une société mettant encore en avant comme modèle normatif – et seule voie d’accès à l’accomplissement personnel – la vie en couple, la famille nucléaire… et tendant de ce fait à présenter comme des anomalies le célibat, les familles mono-parentales ou encore les couples homosexuels.

Chez Gleeden, les campagnes sont souvent drôles, avec une touche de provocation, des petits airs d’interdit… Autrement dit, tout ce qu’il faut pour retenir l’attention du consommateur éventuel. Cette communication extrêmement bien pensée leur a permis de bien se placer sur le marché très concurrentiel des sites de rencontres. La provocation est sans nul doute leur meilleure arme : des slogans placardés dans le métro du type « Par principe, nous ne proposons pas de carte de fidélité », à leur stand au Salon du Mariage, qu’ils avaient loué sous un faux nom avant de se dévoiler et de distribuer des pommes d’amour aux clients du salon, le site sait faire parler de lui en bien comme en mal. « Ce n’est pas normal que vous soyez là. » s’insurge une passante, observant avec effroi les autres clients du salon croquer dans leurs pommes d’amour…
Gleeden est avant tout une plateforme payante (l’inscription est gratuite mais il faut s’abonner pour pouvoir communiquer avec d’autres utilisateurs), qui réunit à l’heure actuelle près de 3,3 millions de membres à travers le monde (dont la moitié en France). Le « marché de niche » qu’elle a choisi, celui des personnes mariées, lui permet de se faire une place parmi les mastodontes que sont Meetic, E-Darling, AdopteUnMec et autres. Ses concepteurs exploitent le créneau jusqu’à la caricature. Entre leurs coups de com’ et leur marketing bien léché, ils n’ont pas fini de faire parler d’eux, ni de provoquer les tremblements d’associations catholiques en tous genres… Le jugement dans l’affaire du procès intenté par les AFC est en tout cas mis en délibéré fin janvier. Affaire à suivre…
Violaine Ladhuie
Sources :
• Annick Cojean « La promotion de l’adultère combattue au tribunal » – Le Monde 25/11/2016
• Daniel Schneidermann « Gleeden, un débat de l’après Charlie » – Rue89 20/02/2015
• « La provoc du site d’adultère Gleeden au salon du mariage » – vidéo BFMTV 13/02/2015
• Emilie Brouze « Gleeden au tribunal : « L’exploitation mercantile du malheur des autres » » L’Obs avec Rue89 22/11/2016
• teddytruchot.com

Société

Jacques a dit qu'il s'était fait prendre, lui aussi…

 
Eh oui, comme tout un chacun, Jacques a lu et vu pendant des jours les réactions concernant la une de Libération. Jacques s’est indigné ou a souri selon les cas, mais il ne pouvait pas y échapper : la vague médiatique a déferlé tel un cheval au galop, engloutissant pour un temps guerre en Syrie, crise de l’europe et incendie meurtrier à Saint Denis.
Le 10 Septembre, Libération présente en une la photo de Bernard Arnault, propriétaire du groupe de luxe LVMH, paraphée de la fameuse formule « Casse-toi riche con », déformation de la formule « Casse-toi pauvre con » prononcée par l’ancien Président de la République en 2008. A la source, une rumeur selon laquelle Mr Arnault souhaiterait se faire naturaliser belge afin d’échapper à la taxation à 75% des revenus supérieurs à 1 million d’euros, mesure prise par l’actuel Président.
Pas d’inquiétude, cet article ne prendra aucune part au débat qui divise politiques et médias sur le bien-fondé de cette une, les réactions des internautes ou la décision finale de Mr Arnault. L’intérêt est ailleurs, car en réponse à la décision du Président de LVMH d’attaquer le quotidien en justice, Libération a répondu par une autre une le lendemain, bien plus intéressante d’un point de vue sémiotique.
Au premier abord, rien d’étrange sur cette première page : une accroche polémique (qui reprend une fois encore une phrase de l’ex Président de la République), une photo en couleurs reprenant le sigle d’une grande marque de luxe, le logo habituel… Violet ?
Eh oui, violet. Le fameux logo rouge, identitaire du journal, ne se retrouve que sur la tranche comme pour dire « oui, c’est bien le bon journal, vous ne vous êtes pas trompé ». Interloqué, le lecteur saisit alors la première page, la tourne et que voit-il? Un procédé typique des journaux gratuits tels 20 Minutes ou Direct Matin, qui consiste à utiliser la première page comme support publicitaire de choix pour les annonceurs pour ne mettre la « vraie » une qu’en page 3. Typique de certains journaux, bien moins typique de Libération ! Même si le quotidien nous a habitué à des premières pages recherchées qui font partie de ses marques identitaires.
Ce système a permis plusieurs résultats positifs pour le quotidien. Il a d’abord attiré le regard sur le journal par le biais de la couleur du logo (reprenant la couleur du diamant qui surmonte la bague sur la photo), piquant la curiosité des lecteurs non initiés aussi bien que des abonnés. Cette couleur reste d’ailleurs la dominante dans les quatre pages publicitaires qui composent cette « fausse une », tandis que le rouge reprend sa place à partir de la « vraie une », en troisième page.
Voici donc un deuxième effet positif, car la « fausse une » a également permis au quotidien de réaliser trois pages pleines de publicité envers les enseignes du groupe LVMH, pour le plus grand plaisir des annonceurs mais aussi du service financier du journal. Quoi de plus attirant qu’un espace publicitaire inédit, qui attirera le regard des lecteurs, pour vendre les marques LVMH ? Une publicité tout aussi intéressante pour Libération, qui réalise un coup marketing tout en conservant sa position éditoriale d’opposition grâce à la phrase d’accroche. Cela montre aussi combien les journaux ont toujours été et sont encore aujourd’hui dépendants du bon vouloir des annonceurs pour survivre, et notamment du domaine du luxe qui est parmi les seuls en croissance malgré la crise.
Enfin, l’idée de « buzz » polémique suscité par la une de la veille est partiellement gardée même dans la une publicitaire par le biais de la photo, où l’on pourrait confondre le S avec le sigle dollar et le Y avec celui du yen, renvoyant encore une fois à l’argent de Bernard Arnault.
Cette double une en a certainement étonné plus d’un, en bien ou en mal, et a permis une jolie polémique sur les réseaux sociaux et la blogosphère. Vous vous êtes fait avoir? Eh bien Jacques aussi s’est laissé prendre…
 
Héloïse Hamard