Culture

BLACK MIRROR ou le divertissement prophétique

« [Black Mirror] is about the way we live now – and the way we might live in 10 minutes’ time if we’re clumsyn »*Charlie Brooker pour The Guardian, le 1er décembre 2011.
Black Mirror est une série d’anticipation créée par Charlie Brooker en 2011. Cette anthologie présente autant de futurs dystopiques possibles que d’épisodes, soit 13. Chaque épisode a un casting différent, un décor différent et une réalité différente mais un thème commun trace un fil rouge entre toutes ces possibilités : comment l’information et la technologie influent et influeront sur nos comportements et notre nature humaine.
Charlie Brooker a longtemps été chroniqueur pour le Guardian où il critiquait avec cynisme, humour et justesse les médias. Dans un autre registre il a également écrit une mini-série, Dead Set, où des zombies sont lâchés sur le plateau d’une télé réalité.
Avec Black Mirror il pose de fascinantes questions sur notre rapport à la technologie qu’il s’agisse du droit à l’oubli, du poids de l’opinion publique, de l’ultra surveillance, l’intrusion des objets connectés ou encore la prolongation de la vie. Il se plait à imaginer les dérives des nouvelles technologies actuelles et futures. Ces problématiques sont traitées sous un angle noir, souvent satirique, et le reflet de ces mondes se veut de plus en plus prophétique.
Charlie Brooker, « oracle post-moderne »

Cette série anticipe de mieux en mieux le futur jusqu’à en devenir terrifiant autant pour le spectateur que pour son créateur. Dans le tout premier épisode, National Anthem, il met en scène un chantage auprès du Premier Ministre britannique qui, pour sauver la princesse d’Angleterre kidnappée, doit avoir une relation sexuelle avec une truie, en guise de rançon, en direct à la télévision. Le 21 septembre 2015 (4 ans après la diffusion de BM) parait une biographie non autorisée de David Cameron, Call me Dave, dont on retiendra surtout l’anecdote selon laquelle l’ex-Premier ministre aurait inséré son sexe dans la tête d’un cochon mort lors d’une soirée de bizutage étudiant… Charlie Brooker confie en interview qu’il n’arrivait pas à croire que se soit ce scénario qui devienne réel.
Les prémonitions se réalisent. Dans le premier épisode de la dernière saison, Nosedive,
 Charlie Brooker dévoile une société régie par la cote sociale personnelle. La population possède une application permettant de noter en temps réel n’importe qui
 de 1 à 5 étoiles, donnant ainsi une note universelle à chacun. Plus votre note est élevée plus
 vous pourrez accéder à des avantages, une meilleure maison, voiture, etc. Netflix, produisant
 la saison 3, pour promouvoir la série, a mis en ligne un dispositif similaire (Rate Me) montrant que cette réalité n’est pas si fictive et éloignée de la notre. En effet,
 en Chine le parti communiste a annoncé que d’ici 2020 tous les citoyens pourraient être notés
 sur la base de leurs données personnelles et professionnelles afin de déterminer qui est ou non
 un bon citoyen. La réalité s’aligne sur la fiction.
On peut aussi prendre l’exemple de Be Right Back, s2e1, au cours duquel une femme peut discuter avec une intelligence artificielle, capable de se faire passer pour son époux décédé grâce aux diverses données numériques laissé par ce dernier sur internet. Cette fois c’est la série même qui a inspiré un Russe, Roman Mazurenko, à créer un bot compilant toutes les activités sur les réseaux sociaux d’un de ses amis durant les mois précédents sa mort afin de générer des réponses automatiques pour discuter avec lui.
Dans une autre catégorie, Sony aurait déposé cette année un brevet (US2016/0097940 A1) pour une lentille oculaire capable d’enregistrer des images et de prendre des photos. Or dans The Entire History of You, s1e3, une grande majorité de la population possède un implant, Grain, lui permettant d’enregistrer et de visionner ses souvenirs à la demande. Dans un tel monde diverses questions essentielles s’esquissent : le droit à l’oubli est il encore possible ? Cet implant, Grain, en enregistrant tous nos faits et gestes, ne provoquerait-il pas une société panoptique?
Petit point culture: le panoptique est un type d’architecture carcéral permettant de surveiller sans que le prisonnier puisse véritablement le savoir, grâce à une tour centrale. Cela provoque donc un sentiment de surveillance permanente qui n’est pas forcément justifié. Michel Foucault reprend ce modèle dans Surveiller et Punir, en mettant en avant le contrôle social qu’une telle surveillance engendre.

Un Miroir Réfléchissant

L’originalité de Black Mirror est de montrer une véritable mise en esclavage de l’homme par
 la technologie et les médias. Plus horrible encore, le système de servitude de ce tout-technologique n’est pas le fruit de manipulations ni de complots. Il se démarque par sa simplicité et l’impossibilité de s’en échapper.
L’ akrasia est au centre de cette problématique. C’est un concept philosophique rencontré chez Platon désignant une faiblesse de volonté. En passant à côté d’un accident de voiture on ne peut s’empêcher de regarder, de chercher une image impressionnante, tout en sachant qu’il est possible qu’on ne puisse la supporter ou qu’elle nous choquera. L’akrasia réside dans ce paradoxe. Ainsi dans National Anthem, lorsque le Premier ministre anglais cède au chantage (avoir une relation sexuelle avec une truie) toute l’Angleterre se retrouve devant la télé pour regarder. L’excitation des citoyens atteint son paroxysme.

La puissance de la scène est portée par les visages des téléspectateurs dégoutés mais qui ne peuvent s’empêcher de continuer à regarder l’interminable séquence.

Ici, répugnance et attraction se mélangent. Alfred R. Mele, définit l’akrasia, dans Irrationnality: An essay on akrasia, self-deception and self-control, comme « la tension paradoxale dans l’action du sujet qui n’a que des raisons de ne pas faire une chose, mais choisit quand même librement de la faire alors que rien d’extérieur ne l’y force ».
Ce paradoxe se retrouve dans les trois épisodes de la première saison. Dans 15 Million Merits, e2s1, le héros Bing participe à un concours télévisuel similaire à XFactor. Devenir célèbre grâce à ce concours semble être le seul moyen pour sortir du système oppressif et uniformisé. Il va sur le plateau pour exprimer sa haine envers ce système jusqu’à menacer sa propre vie. Le système lui répond en disant qu’il adore sa prestation et qu’il a gagné le droit de dire ce qu’il pense sur la télé nationale et d’avoir la vie d’une célébrité. Dès lors, son discours de « vérité » contre ce système de divertissement fait partie lui-même du système, il se retrouve alors incapable de s’en distinguer et d’en sortir. Ainsi le média l’a transformé, a inversé son message. En se conformant à un format il s’est en fait conformé à un mode de vie. Ce qui prouverait que nous communiquons comme nous vivons ? Dès lors le média nous conditionnerait presque ?
Il n’est pas uniquement question de dénoncer la technologie, l’omniprésence des écrans, mais de montrer aussi comment cette technologie qu’aujourd’hui nous nous imposons nous imposera demain un certain mode de pensée et une attitude.
Dans The Entire History of You, s1e3, le héros suspecte sa femme de le tromper. Grâce à son implant, il visionne et re-visionne sans cesse une scène de dîner où il croit voir des indices d’adultère. Alors qu’il n’a pas besoin de ces images pour confirmer son jugement, il n’arrêtera son enquête qu’une fois s’être imposé la souffrance qu’est le visionnage de sa femme le trompant.
Voir ce qu’on ne peut s’empêcher de regarder nous transforme. Nos nouveaux outils sont créés pour nous servir, nous améliorer, nous dévoiler, nous cacher, nous surveiller, nous augmenter.
 La technologie offre des possibilités infinies et non des besoins mais il semblerait que l’homme ne puisse se les refuser.

Ulysse Mouron
 
*« [Black Mirror] porte sur notre façon de vivre maintenant – et la façon dont on pourrait vivre d’ici 10 minutes si nous sommes maladroits. »
 
Sources :
Charlie Brooker, « The Dark Side of our Gadget Addiction », The Guardian, 1er décembre
 2011
Joël Bassaget, « Black mirror » : Les écrans totalitaires de Charlie Brooker », Libération, 6
 janvier 2012
Raphael Clairefond, « Black Mirror les secrets de la série qui a vu le futur », Sofilm,
 novembre 2016
Grégor Brandy, « Toutes les choses géniales écrites par Charlie Brooker, l’homme derrière la
 série « Black Mirror » », Slate.fr, 21 octobre 2016
Crédits photo :

Photo 1 : screenshot générique
Photo 2 : portrait de Charlie Brooker réalisé pour Brighton Lite
Photo 3 screenshot saison 1 épisode 3
Phot 4 et 5 : screenshot saison 1 épisode 1