Société

The school of life: la philosophie est un business, le business une philosophie !

Dans le genre « on ne vous l’apprend pas (ou mal) à l’école », de nombreuses chaînes Youtube ont trouvé leur créneau : certains d’entre vous ont déjà cliqué sur une des vidéos du Nerdwriter, de Wisecrack, ou encore Crashcourse, mais connaissez-vous le concurrent le plus novateur en la matière, The School of Life ?

L’existentialisme à l’heure du web 2.0
Avec plus d’un million et demi d’abonnés, la chaîne publie avec succès une à trois vidéos par semaine en suivant le même concept : répondre à des Pourquoi et des Comment de grands enfants, depuis «Pourquoi vous vous marierez avec la mauvaise personne» jusqu’à «Comment trouver le job de sa vie». Cela vous rappelle sûrement les TedX et en effet, la chaîne en est ouvertement inspirée : c’est un peu comme ça qu’elle a commencé d’ailleurs, avant de se métamorphoser en vulgarisatrice de grands penseurs tels que Confucius, Sartre, ou Rawls, puis de se concentrer sur un recyclage plus « pop » des produits intellectuels de ces derniers siècles. Le tout est conté par la voix du fondateur lui-même, le suisse Alain de Botton, et illustré par différents artistes qui ajoutent une nette plus-value à la chaîne.
Cours de rattrapage (de vie) pour adultes
Là où The School of Life dépasse de loin ses concurrentes, c’est par sa stratégie de marque : la chaîne Youtube n’est qu’une extension d’un projet bien plus ambitieux, qui trouve sa réalisation concrète dans des boutiques disséminées aux quatre coins du monde : Sao Paulo, Melbourne, Séoul… et depuis mai 2014, Paris. Entre papèterie design et lieu de conférences intimistes, les « Schools of Life » prônent, voire prêchent un réapprentissage de l’intelligence émotionnel.
Et le concept fonctionne : à Paris, une quarantaine de personnes suivent trois ou quatre cours dispensés par semaine, et plus de 200 se réunissent pour un « Sunday Talk » un dimanche par mois. Les bases du programme sont élaborées à Londres, à la School of Life originelle, et adaptées « localement » pour mieux répondre à la demande culturelle. Sur place, les cours sont donnés par des « slasheurs », des personnalités dites atypiques ayant eu, à défaut de plusieurs vies, de multiples expériences professionnelles. Alors certes, le public y est homogène (plutôt féminin, entre 30 et 40 ans) mais à Londres, il s’est déjà diversifié et couvre jusqu’au monde entrepreneurial (« comment storytelliser une marque »).
Petites questions idéologiques
Ambitieuse donc, The School of Life risque pourtant de se faire « McDo de la pensée » comme le dénonçaient les magazines GQ ou Silverstripe. Des prêt-à- penser globaux, des importations intellectuelles où vulgarisation se confond avec simplification… la problématique n’est pas nouvelle.
Ce qui devrait interroger un peu plus, c’est l’ambivalence avec laquelle la marque assume son dogmatisme : bien qu’on vous assure que les vidéos comme les conférences n’apportent pas de réponses toutes faites mais sont au contraire les déclencheurs d’une réflexion personnelle, il suffit de quelques clics sur le site pour tomber sur la section « what we believe in ». Et à la lecture, difficile d’échapper au champ lexical du religieux qui sous-tend la pensée de cette faculté de la vie : croyances, sermons, foi… Alain de Botton lui-même a repris l’expression attribuée par les médias d’une « Église pour athéistes », une formule qui floute la frontière entre enseignement et propagande.
Et malgré cette assurance institutionnelle, The School of Life n’est pas à l’abri d’erreurs de communication : c’est ainsi que fin octobre, après plusieurs re-posts, une vidéo sur les « dick pics » (clichés pour la plupart non-sollicités des parties intimes de ces messieurs) a été définitivement retirée. Ayant tenté une approche associant exhibition et vulnérabilité, The School of Life s’était vue reprochée de défendre une pratique plutôt dénoncée comme du harcèlement. Un ratage passé – presque – inaperçu mais qui en dit long sur l’équilibre fin que doit garder la chaîne pour être à la fois innovante en terme de points de vue, sans perdre son public traditionnel.
De leçons en équations : un art de vivre irrésolu
Finalement, ce que nous montre l’histoire marketing de The School of Life, c’est l’opportunité commerciale notable qui réside dans le vide laissé par des institutions comme l’Eglise, l’Ecole, la Famille ou l’Etat, et toutes ces institutions aux grandes majuscules qui s’adaptent tant bien que mal au 21ème siècle.
Tandis que le web offre de nouvelles possibilités dans le domaine du capitalisme cognitif et revalorise les approches de développement personnel, on observe un net mouvement de réhabilitation de l’intelligence émotionnelle. Celle-ci s’oppose à la fois à un hyper-rationalisme qui n’a pas su résoudre la dure équation du sens de la vie, mais aussi à un certain sentimentalisme à l’eau de rose qui nie la complexité des émotions humaines et qui, selon Alain de Botton, continue d’imprégner la plupart des stratégies de communication.
Mais il reste présomptueux de juger de qui possède la légitimité d’enseigner cet art de vivre, surtout lorsque philosophie et business sont confondus.
Mélanie Brisard
Sources :
Le site de The School of Life (en français lorsque vous sélectionnez la localisation parisienne, mais moins fourni que la version londonienne)
La philosophie écrite de The School of Life, ses choix d’enseignements
Ruby Schwartz, doctorante sur le genre et la nature du cyber-harcèlement, analyse l’épisode des « dick pics » de The School of Life pour le Sunday Morning Herald
Alain De Botton fait le parallèle entre le sentimentalisme en stratégie marketing et le style victorien en peinture
Vincent Coquebert pointe dans GQ l’engouement renouvelé pour les conférences à l’échelle mondiale 
Un article pétillant quoiqu’un peu acide de Silverstripe sur la boutique parisienne de The School of Life
Crédits images :
weekendnotes.com
Capture d’écran de la chaîne youtube The School of Life
Devanture de la boutique The School of Life à Paris
Extrait photo de la vidéo en question, issu du Sunday Morning Herald
Carte postale de chez Plonk & Replonk

Sherlock Homes
Société

Ta mère la parano

Depuis la sortie de Mon Roi de Maïwenn au mois d’octobre, force est de constater l’apparition en masse d’une nouvelle espèce méconnue des psychologues du XXème siècle, et pourtant présente dans les médias. Elle est incarnée par le sombre Vincent Cassel: le pervers narcissique. Après la sortie du film, nombreux sont les articles qui sont apparus autour de ce sujet. Le pervers narcissique serait celui qui, vide de tout réel sentiment, s’attèle à posséder l’autre pour le détruire. Mais ce terme, théorisé tout d’abord par Paul-Claude Racamier, reste contesté par certains psychologues alors que la société semble l’avoir adopté, comme si sa définition était consensuelle et connue de tous. Plus largement les termes de psychologie sont le fruit d’analyses sauvages pouvant aller jusqu’à l’insulte.
Simpsyfication
Le pervers narcissique ne possède pas le monopole du terme hybride, né d’un mélange de psychologie et de l’usage social du terme. Le sociopathe est un autre exemple. Sherlock Holmes dans la série Sherlock se définit lui-même comme sociopathe et non pas psychopathe. Au fur et à mesure, ces termes vont envahir les médias, comme les séries et films qui à leur tour vont jouer un rôle dans la transmission et la vulgarisation de termes qui semblent être du ressort de la psychologie. Le lecteur ou spectateur semble déjà être au fait de ce que cela veut dire.
Après avoir demandé à plusieurs personnes ce qu’était un sociopathe, selon eux, voici la définition approximative que nous pourrions en donner : un sociopathe est un psychopathe dans une moindre mesure, capable de vivre en société. Pourtant, quand on consulte un dictionnaire spécialisé de psychologie, un psychopathe qui est capable de vivre en société est…un psychopathe. Il y a simplement plusieurs échelles dans la psychopathie qui font que certains sont plus ou moins aptes à se conformer à la vie en société.
L’avènement du « psy-quolibet »
Dans les faits, il n’a pas fallu attendre le développement de la culture psy –un terreau fertile pour les magasines féminin – pour entendre des termes de psychologie dans le vocabulaire commun. En effet, rappelez-vous, quand vous étiez jeunes à l’école primaire, au collège, lorsque vous aviez assuré qu’une camarade vous a frappé, cette dernière avait osé vous traiter de « mytho » : horreur!
Effectivement, dans le lexique argotique des jeunes, il semble qu’il existerait une section « psycho » : « mytho », « parano », « schizo » et même « hystérique » (au sujet de votre mère, mais ça viendra plus tard). Néanmoins, ces mots perdent leur véritable sens.
On aurait tendance à associer la schizophrénie au dédoublement de personnalité, alors que le schizophrène souffre plutôt d’hallucinations, d’une incapacité à distinguer la réalité de l’illusion. Le schizophrène n’est pas forcément Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Ces termes abrégés dès notre plus jeune âge sont des maladies graves, que l’on transforme en insulte.
Le fait que nous traitions quelqu’un de schizophrène et non pas de cancéreux, par exemple, peut trouver son origine dans l’histoire des sciences. En effet, la médecine s’est toujours attelée à expliquer des maladies visibles physiquement, qui atteignent le corps. Inversement, la psychologie s’efforce d’étudier des maladies finalement invisibles puisqu’elles relèvent de l’esprit. Ainsi, en étant plus abstraits se prêtent plus facilement à la vulgarisation et à une utilisation commune.

Des médias médiateurs
Mais les médias sont aussi à l’origine de la vulgarisation de termes de psychologie. Nous vivons aujourd’hui dans une société que nous pourrions qualifier de « freudienne ». La place que l’on accorde à la « psycho » est de plus en plus vaste. Il est fréquent de se réclamer de Freud et de se servir de ses concepts comme l’inconscient ou l’acte manqué. Ses théories, inspirées de mythes comme le complexe d’Œdipe sont aussi plus familières.
Enfin, les médias ont contribué à développer ces termes, à les répandre. Par exemple, le nom d’un tueur en série est toujours précédé d’un « psychopathe ». Les médias permettent donc aux lecteurs de comprendre ce tueur, et de comprendre que l’on est différent de lui. Comme si sa maladie nous rassurait en quelque sorte, et nous permettait de prendre nos distances vis-à-vis de ses actes : « il a fait ça parce qu’il est malade ».
Le vocabulaire psy semble donc être un pas de plus vers une catégorisation rationnelle rassurante. Il n’est pas rare que l’on invite des psys en tout genre pour discuter d’un sujet, fixer des termes et ainsi évincer ce flou qui nous met mal à l’aise. Nous plaquons des analyses de ce qui nous entoure sur ces termes qui à l’origine désignent des pathologies. Ils sont un moyen pour expliquer des comportements, des mentalités. Ces termes normalement assez extrêmes deviennent des caractérisations banales; jusqu’à la vulgarisation. Finalement si votre mari est dépressif c’est probablement parce qu’il refoule ses problèmes avec sa mère.
Colombe Courau
Sources :
Catherine Rochon, Mon Roi de Maïwenn, comment échapper aux pervers narcissiques ? Huffington Post, 21 octobre 2015.
Michel Delbrouck, Psychopathologie, Manuel à l’usage du médecin et du psychothérapeute, édition de boek, 2013, ISBN 978-2-8041-7602-0
Paul-Claude Racamier, Les Perversions narcissiques, édition Payot, 2012 ISBN : 978-2-228-90779-8
Crédits photo :
Série « Sherlock » (ajout texte par la rédactrice de cet article)