Un teint « naturel », une poudre discrète, des BB Crèmes, des CC Crème (des DD Crèmes ?), des correcteurs, du vernis pastel, des produits bios, des couleurs nudes, des tatouages… Cherchez l’intrus !
Avec l’intrusion du tatouage au musée du Quai Branly à Paris, le roi de l’art corporel fait son grand retour dans la presse : Marie-Claire et son alter-ego gratuit Stylist, Konbini, L’Express Style, et sûrement d’autres. « Tatoueurs Tatoués » c’est donc l’exposition du moment qui revendique « la dimension artistique et le poids dans l’histoire de l’art » de la « discipline ». Effet de mode ? Pas seulement. L’exposition met en effet l’accent sur l’évolution du tatouage, de sa naissance dans les sociétés qualifiées de « primitives » à sa démarginalisation, voire à sa banalisation actuelle. D’une pratique sociale, mystique et/ou religieuse, il est aujourd’hui tendance, branché, accepté. Un point perdure néanmoins : il s’agit d’un « ornement corporel » et « même d’un art à part entière. »
On pourrait alors replacer cette exposition dans cette atmosphère généralisée du « retour en arrière ». Après tout « il s’agit à ce jour de la plus grande rétrospective jamais consacrée au tatouage en France » (Konbini), dans une logique de fond similaire à celle de l’exposition « Pixar, 25 ans d’animation » (novembre 2013, Art Ludique), à celle du Musée de la Mode de Paris intitulée « Un siècle de photographie de mode » ou encore à celle en mémoire de Kurt Coben à l’Addict Gallerie. Dans le même esprit également que la vague rétro, la tendance fripe et la mode récup’.
Coca-Cola retrouve ses ours, Benefit utilise la pin-up. Rien n’est nouveau, rien n’est révolutionnaire, tout est revenu, et tout est lié. Le passé revient, et avec lui la simplicité, le style épuré, sain, écolo, bio, naturel. Et voici comment de l’idée d’un art d’esthétiser son corps par l’artifice du dessin, aussi historiquement ancré soit-il, on passe à celle d’une tendance générale qui retourne au naturel champêtre, où du moins à son apparence.
Corrélation ? L’artifice servant la tendance du naturel. Paradoxe ? Le tatouage s’affichant sur des peaux « nues ». Les millions de selfies publiés sur Instagram l’ont témoigné : une mode des visages dénués de maquillage en gros plans, ou le « no make-up selfie », en réaction peut être à la construction d’un monde social virtuel autour de l’image, est entrain de régner. « Demi Lovato pose sans maquillage sur Instagram » publie Cosmopolitan il y a quelques jours sur son site. Aujourd’hui, il s’agit de s’afficher décoiffé, au saut du lit, voire même après le sport. Out le fond de teint pâteux et épais, les crèmes teintées envahissent nos salles de bain (et ne vous croyez pas épargnés messieurs, ça arrive…). Parce que le « no make-up » ne signifie « no artifice ». Comme pour tout, les progrès cosmétique d’aujourd’hui servent la tendance rétro/bio que pour mieux se développer et accroître la vente de produits. Les allures se veulent respirant le naturel, mais on n’a jamais autant consommé de crèmes de beauté, qu’elles soient de jour, de nuit, antirides, anti-sébum, achetées en pharmacie, en para, en supermarché, en magasins spécialisés. Selon le site de statistiques planetoscope, « les ventes de cosmétiques en France ont atteint 7 milliards d’euros en 2008 (et) les succès cosmétiques de 2012 ont été des nouveautés maquillage comme les BB crèmes ». De même, face au géant L’Oréal, des acteurs locaux plus petits, notamment le Laboratoire Nuxe et Caudalie, ont, en se positionnant sur le naturel, « pu convaincre les consommateurs de la valeur ajoutée de leurs produits, notamment pour tout ce qui concerne les soins de la peau. »
L’objectif initial: récolter de l’argent pour une association qui lutte contre le cancer. Une opération qui s’est transformée en véritable buzz grâce à une jeune fille de 18 ans, Fiona Cunningham.
Vous l’aurez compris, on ne plaisante pas avec notre peau : on la purifie, on la protège, on la nourrit, on la tatoue. L’artifice n’est alors plus au service d’un apparent naturel mais revendique et affirme son caractère superficiel et contre-nature. La tendance sociétale nous incite à s’assumer ou à en donner l’impression. On accepte nos petits défauts cutanés, on dissimule les grands, et on marque notre peau. Le tatouage avait toujours été un outil de revendication des marginaux, un moyen de plaider leurs différences et de les rendre visible aux yeux de tous, à la fois pour se distinguer et pour se reconnaître « entre eux ». Aujourd’hui, il apparaît clairement que le tatouage ne distingue plus. Alors à quoi sert cet artifice au milieu de cet engouement pour le naturel ? Marquer la peau, c’est pourtant créer une différence. Se maquiller change notre visage, le différencie d’un jour à l’autre, d’une soirée à une autre. Actuellement, cette différence semble moindre : on n’utilise moins le maquillage pour marquer que pour paraître « naturel » et dissimuler. Le tatouage ne différencie plus non plus. S’il conserve parfois un aspect communautaire avec l’idée d’une grande « famille des tatoués », avec l’idée du « ça y est, on l’a fait », seul sa dimension artistique semble réellement perdurer. C’est peut être en ce sens là que l’exposition du Quai Branly doit se comprendre : il s’agirait moins d’une rétrospective de l’histoire du tatouage que d’une justification de la valeur qu’il continuerait à renfermer, à la fois en terme de savoir-faire et d’art, malgré sa banalisation. Dans un présent où les outils de différenciation se font de plus en plus rare, où les visage s’homogénéisent en même temps que les silhouettes, il s’agirait (peut-être) pour « Tatoueurs tatoués » de réintroduire, grâce à l’histoire, de la spécificité dans une pratique qui semble avoir perdu sa singularité.
Eugénie Mentré