Politique

Schengen : succès d'une rengaine

Le 19 décembre 2016, un attentat au camion-bélier fait douze morts et plus d’une cinquantaine de blessés au marché de Noël de Berlin. Trois jours plus tard, l’auteur présumé, Anis Amri, est intercepté et abattu à Milan lors d’un banal contrôle d’identité qui dégénère. La police italienne découvre un billet de train dans ses affaires, au départ de Chambéry. À mesure que se précise son passage par la France, la polémique enfle dans la sphère politique : la droite et l’extrême-droite ciblent immédiatement un coupable — l’espace Schengen. Un tollé devenu habituel pour le programme européen de libre circulation des personnes, lancé en 1995, et objet d’une foule d’opinions radicales et opposées. Les partis conservateurs et souverainistes pointent régulièrement du doigt le danger sécuritaire qu’il représenterait, comme en 2015 lors du grand afflux de réfugiés en Europe.
Il est devenu un totem central dans les débats sécuritaires, sans cesse menacé mais présent depuis maintenant plus de vingt ans. Conformément aux vœux originaux de l’Union Européenne, l’espace Schengen est effectivement un levier de développement économique auquel tiennent les gouvernements européens, ainsi qu’un acquis, en terme de liberté de déplacement pour les Européens. Retour sur un débat qui se répète à chaque crise migratoire, et qui gagnerait à être abordé plus rationnellement par les politiques et les médias.
« Europe passoire »
« Une catastrophe sécuritaire totale ». C’est en ces mots que Marine Le Pen décrit la situation, quelques heures après la mort du terroriste de Berlin. Florian Philippot, dénonçant « l’itinéraire d’un djihadiste gâté par Schengen », s’en prend également à François Fillon, défenseur contre vents et marées de « la liberté de circulation en Europe ». Comme dans tout débat, les thèses s’affrontent et pourtant dans les médias, le combat semble à sens unique : le camp anti-Schengen occupe le terrain. Il est porté d’abord par le Front National, devenu ces dernières années une bête médiatique imbattable quant aux thèmes sécuritaires. Comme sur beaucoup d’autres sujets alliant immigration et sécurité, les défenseurs de la mesure n’ont pas (ou peu) de voix. Moins sensationnels, moins vendeurs sans doute, alors qu’à l’heure postattentats l’opinion publique demande des comptes, et que les médias lui offrent des cibles.

Un espace problématique
Les accords de Schengen comportent deux volets : la suppression des frontières intérieures communes aux États signataires, permettant la circulation libre des ressortissants, et en retour, l’affermissement des frontières extérieures de l’espace. Depuis 2008, l’agence Frontex doit assurer les contrôles par des missions régionales, mais les fonds alloués sont limités par rapport à la pression migratoire (la preuve est que l’Union Européenne rallonge le budget de l’agence chaque année). De plus, chaque pays est en charge des frontières extérieures qui sont sur son territoire, et beaucoup n’ont pas les moyens d’assumer seuls cette responsabilité. L’Europe manque de budget, de gouvernance et de solidarité.
Parallèlement, en laissant toute personne transiter en son sein, Schengen crée une demande d’asile potentiellement commune à l’ensemble des pays membres. C’est une faille aux résultantes nombreuses et problématiques, parmi lesquelles la fameuse « jungle » de Calais (des milliers de migrants venus d’Afrique et du Proche Orient, circulant dans l’espace Schengen jusqu’aux portes du Royaume-Uni), ou les campements de Roms à travers l’Europe. Le cas du terroriste de Berlin, arrivé de Tunisie sur l’île de Lampedusa en 2011, ayant pu transiter entre plusieurs pays européens après l’attentat, se prête en l’occurrence à la double-critique d’un espace prétendument poreux et donc dangereux pour ses citoyens.
Nourrir les fantasmes
Depuis des années ces épisodes ont apporté leur lot de polémiques, et progressivement situé l’espace Schengen comme une cible médiatique de choix. En 2015, lors de l’afflux de réfugiés syriens, la critique a atteint son paroxysme dans les médias. Images des frontières grecques débordées, des milliers de migrants se déversant sur les routes… : les médias se concentrent sur le caractère exceptionnel de l’afflux de migrants pour en faire un événement sensationnel. Jouant sur la peur collective de l’invasion extérieure (un fantasme historique et culturel lointain), l’information attire le grand public. Cette promotion du sensationnel et des fantasmes transpose ainsi le débat sur l’espace Schengen vers des sphères irrationnelles. Force est de constater que le courant anti-Schengen en sort gagnant médiatiquement.

Une autre information nécessaire au débat
L’itinéraire du terroriste de Berlin relance à raison le débat sur les travers sécuritaires de l’espace Schengen. Comme évoqué précédemment, l’absence de gouvernance, de solidarité entre les pays et de moyens sur le contrôle des frontières extérieures pose des problèmes de sécurité collective et mérite d’être débattu. Le fait est que le traitement médiatique a polarisé le débat sur cette seule question, et le choix d’une sortie ou d’une réforme de l’espace Schengen doit aussi se faire sur d’autres critères, plus rationnels : par exemple le coût d’une sortie n’est presque jamais évoqué par ses partisans, alors que de l’autre côté de la balance le commerce intra-européen s’est grandement développé depuis la suppression des contrôles douaniers. De même, la liberté de circulation des citoyens européens promeut un partage culturel : Schengen permet chaque année à la jeunesse européenne de communiquer via le programme Erasmus. Autant de faits éludés, car moins propices aux fantasmes et aux formules fracassantes, et pourtant nécessaires afin que chacun puisse peser le pour et contre. Car au départ comme à l’arrivée, Schengen est d’abord l’affaire des citoyens.
Hubert Boët
Sources :
– Amandine Réaux, « Pourquoi les accords Schengen sont ils remis en cause ? », blog « les décodeurs », lemonde.fr, 16/06/2016 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/06/16/pourquoi-les-accords-schengen-sontils-remis-en-cause_4655302_4355770.html
– Laure Equy et Laurent Bouchet-Petersen, « En Europe, Schengen à nouveau décrié », rubrique « polémique », liberation.fr, 23/12/2016 http://www.liberation.fr/planete/2016/12/23/en-europe-schengen-a-nouveau-decrie_1537272
Crédits photos :
– Une : capture bfmtv.com
– Carte Schengen : tremaa.be
– capture du figaro (lesjuristesmasquees.wordpress.com)