Société

Les tabloïds 2.0

Procès de stars, histoires rocambolesques et rarement fondées, morts tragiques, éthique discutable
et discutée… Le dimanche 24 juillet, Arte diffusait un excellent documentaire sur « la splendeur et
la décadence » d’un genre médiatique qui à sa grande époque faisait la pluie et le beau temps dans
le star system : la presse à scandale, ou tabloïd. Cette presse connaît de nos jours un déclin aussi
irrémédiable que paradoxal : parce qu’aujourd’hui la culture tabloïd est devenue la norme
culturelle, on n’a plus besoin des tabloïds. Anonymes, stars, médias, politiques – personne n’est
épargné. Retour sur un phénomène de société devenu fait social.
 
1,6 milliards de paparazzi
 
Dans son épilogue, le documentaire s’interroge sur le déclin de la presse à scandale, dont les ventes
ne cessent de diminuer. Les tabloïds britanniques, maîtres du genre, enregistrent une diminution de
leurs ventes de 10% en moyenne entre les mois de juin 2014 et 2015, d’après Press Gazette. Des
affaires où le manque total d’éthique des tabloïds était pointé du doigt ont certainement contribué à
leur déclin. Pour exemple, les écoutes pirates du portable de Milly Dowler, jeune fille sauvagement
assassinée en 2002, par le journal News Of The World dans le but de la localiser. Le tabloïd a
publié son dernier numéro peu après le scandale ­ révélé dix ans après les faits ­ et ses dirigeants
sont passés au tribunal.
Mais ce qui a définitivement enterré les tabloïds marque en même temps leur consécration :
aujourd’hui, tout le monde est son propre tabloïd, comme l’explique le documentaire :
« Célèbre ou non, voyeur et exhibitionniste à la fois, chacun devient son propre tabloïd, se prend
soi­même en photo et diffuse directement ses faits et gestes sur Internet. Plus besoin de fouiner
pour faire des révélations, tout est déjà là. Les tabloïds agonisent, vive la culture tabloïd ».
Avec les réseaux sociaux, le culte de l’image et le narcissisme atteignent leur paroxysme.
Instagram, Snapchat, Facebook… L’image de l’utilisateur est au centre de leur succès. Facebook
compte 1,6 milliard de paparazzi, en quelque sorte. Chacun devient son propre média, révèle une
part de sa vie privée. Dans cette société, si le rôle des tabloïds est largement déprécié leurs
méthodes sont devenues la norme. En effet, le mécanisme sur lequel fonctionnent les tabloïds est le
même que celui de ces réseaux : le faux. On montre une réalité augmentée, embellie tant dans le
choix du moment exposé que dans les moyens mis à disposition pour farder une image, tels que le
filtre sur Instagram.
Ce culte du faux ne pose pas de problème tant qu’il ne fait pas de mal. Seul souci, on commence à
remarquer le contraire. Dans les domaines politiques et médiatiques, le faux prend des formes bien
plus pernicieuses : le mensonge et l’hypocrisie au service d’un objectif économique ou idéologique.
Fausses nouvelles, détournement des faits pour présenter une « réalité » qui fait élire ou qui fait
vendre – la culture tabloïd a gagné, pour notre plus grand mal.
 
Bienvenue dans l’ère de « la post­vérité »
 
Katharine Viner, rédactrice en chef du Guardian, décrit dans un long article une époque où en
politique, le faux compte davantage que le vrai, l’émotion plus que la démonstration. Elle voit ainsi
en l’issue du Brexit le « premier vote majeur dans l’ère de la politique post­vérité ». Dans ce
système, la vérité factuelle ne compte plus. Le monde est trop complexe, chacun a sa vérité
subjective, son idéologie. Le débat d’idées n’est plus au cœur de la politique. Il ne s’agit plus de
convaincre mais de persuader, et les médias ont un rôle dans ce bouleversement.
 
Le Brexit : un point de bascule
 
Dans le débat qui a fait rage entre avocats du « Leave » et défenseurs du « Remain », deux
stratégies se sont affrontées. Les pro­Remain exposaient des faits, une vérité factuelle sur les
conséquences d’une sortie de l’Union Européenne pour le Royaume­Uni. Les pro­Brexit se
moquaient de cette approche qu’ils qualifiaient de « Project Fear » et préféraient insister sur la
distance entre les technocrates européens et un Royaume­Uni des laissés pour compte, dont les
intérêts ne priment jamais dans les négociations à Bruxelles. Les 51,9% de voix en faveur du
« Leave » ont prouvé que l’émotion l’emportait sur la démonstration, et qu’en politique la vérité
n’avait plus grand intérêt. En effet, peu après le résultat, les principaux défenseurs du « Leave » ont
révélé que les promesses gages de leur victoire n’étaient que des mensonges. Ce qu’il s’est passé au
Royaume­Uni atteste d’une montée globale du populisme dans le monde occidental, dont Donald
Trump constitue l’incarnation. Dans ce processus, les politiques ne sont pas seuls à avoir un rôle.
 
Le rôle des réseaux sociaux
 
Comme l’explique Katharine Viner, le mensonge en politique est loin d’être nouveau. Certains y
verraient même un pléonasme. Ce qui change, c’est la vitesse et l’intensité de la propagation des
faux arguments. Alors que les réseaux sociaux sont le mode privilégié de 12% des internautes
(28% pour les 18­24 ans) pour accéder à l’information, les algorithmes des plus fameux d’entre eux
(comme Facebook) présentent aux utilisateurs presque uniquement des contenus qu’ils sont
susceptibles d’apprécier, contribuant ainsi à réduire leur appréhension des choses, les protégeant
des points de vue divergents. Indirectement, les réseaux sociaux confirment leurs croyances aux
utilisateurs en les confinant dans un monde qui leur ressemble. Comment alors défaire une
croyance avec des faits ? Le combat n’est pas égal.
 
Les médias responsables du règne de la « post­vérité » ?
 
Dans un système où prime l’engagement par l’émotion, les médias d’information ont pour la plupart
cédé à la méthode des tabloïds en axant leurs contenus sur le sensationnalisme pour générer du
clic. La partielle perte de rigueur de certains titres journalistiques est donc due pour Katharine
Viner au business model des médias sur le web : leurs ressources dépendent de la valeur de leurs
espaces publicitaires pour les annonceurs, définie par un seul critère – l’audience, qu’il faut attirer à
tout prix.En outre, si le rapport désormais horizontal qui s’est instauré entre les médias et leur
audience avec les réseaux sociaux est très appréciable, il a ses mauvais côtés. Katharine Viner
parle du phénomène de « cascade d’information » : même dans le cas d’une information fausse ou
incomplète, l’internaute partage le contenu, qui est ensuite partagé par d’autres utilisateurs et ainsi
de suite jusqu’à devenir viral.
Par conséquent, si l’audience définit les stratégies éditoriales, elle peut aussi donner un poids
conséquent à certains contenus par le simple biais du partage. Lorsque l’on sait que 59% des
contenus sur les réseaux sociaux ne sont pas lus avant d’être partagés, on peut sérieusement
envisager la diffusion ultra­rapide d’informations erronées biaisées par une idéologie ou un objectif
économique comme une réalité déterminante dans la propagation de certaines pensées.
Les médias sont aujourd’hui tributaires de leurs lecteurs, et cela est une bonne chose s’ils ne cèdent
pas à la culture tabloïd sensationnaliste de la « non vérité », qui veut avant tout mobiliser les
émotions et les croyances. Mais l’indépendance et la qualité de travail nécessitent des ressources.
C’est sur ce nouveau contrat de lecture que repose la relation entre les journalistes et leur audience,
qui en s’abonnant doit avoir la sensation de rejoindre une équipe, de soutenir un projet, une
communauté. C’est peut-­être en ce sens que la campagne d’abonnement du Guardian
s’articule autour du verbe to support. S’abonner revient à effectuer un geste citoyen, à s’engager. Si
les médias dénoncent le règne de l’émotion sur celui du fait, ils semblent utiliser les mêmes
ficelles.
 
Clément Mellouet