YOUTUBE SCIENCE
Société

5 minutes dans la peau d'un scientifique

Étaler sa science sur YouTube ? Les vidéos à ce sujet ne cessent de se multiplier sur la plateforme, réalisées pour la plupart par de simples passionnés. L’idée séduit : pourquoi parler de science ne serait réservé qu’à un petit groupe de chercheurs enfermés dans leurs laboratoires ? Mais cette tendance soulève de nombreuses questions notamment quant à la crédibilité et à la légitimité de leurs explications.
Youtubeuse végétalienne vs politiques de santé publique
Lorsque Erin Janus veut nous prouver que les produits laitiers sont tout simplement « f**king scary » selon ses propres termes, elle n’y va pas par quatre chemins. La jeune femme, qui se décrit comme « une activiste et végétalienne passionnée », choisit alors de poster une vidéo sur YouTube nous expliquant en 5 minutes top chrono en quoi consommer des produits laitiers, dans les faits, contribue à « l’exploitation sexuelle et à l’épuisement émotionnel et physique » des vaches. Tout y est : brièveté, humour (noir), images dures et choquantes, sentiments… Enfin, Erin sort l’argument ultime. Un panel de captures d’écrans d’études scientifiques défile alors rapidement sous nos yeux. Les personnes consommant le plus de produits laitiers seraient les plus exposées aux fractures. Vous l’aurez donc compris, 3 produits laitiers par jour, les produits laitiers sont nos amis pour la vie (ça y est vous l’avez dans la tête, ne me remerciez pas), tout ça, ne serait que du blabla orchestré par un très puissant lobby, affirme la youtubeuse. En 5 minutes, Erin Janus, qui n’est a priori ni médecin, ni une grande spécialiste du sujet, a réussi à convaincre ou du moins à interpeller les consommateurs invétérés de fromage que nous sommes et à (presque) décrédibiliser toutes recommandations médicales à ce sujet, au nom d’un complot parfaitement organisé.
Dose de savoir dans un monde très occupé
Bien qu’elle n’ait aucune légitimité à évoquer les bienfaits ou les méfaits des produits laitiers sur notre santé, la vidéo d’Erin Janus aura immanquablement un impact beaucoup plus important que toutes les études scientifiques sur le sujet. En effet, même si la youtubeuse ne cite pas ses sources et qu’ils sont inconnus du grand public, certains travaux ont bel et bien démontré que les produits laitiers pourraient avoir un effet néfaste sur notre santé. C’est le cas, notamment, d’une étude réalisée en 2014 par des chercheurs suédois. Pour autant, ces derniers ne remettent pas en cause des années de politique de santé publique ; qu’Erin Janus, elle, écarte en 5 minutes. Ils appellent même à prendre leurs résultats avec beaucoup de précaution en attendant la validation par la communauté scientifique. Nous voilà donc confronté à deux temporalités distinctes : le temps long de la communauté scientifique afin qu’une étude acquiert de la légitimité, opposé à la brièveté de la vidéo sur YouTube qui s’empare d’un sujet en un temps éclair, comme le propose Erin « parce que tout le monde est très occupé en ce moment ». Et cela ne rate pas ! En effet, rien qu’en 2 semaines, sa vidéo a été visionnée plus de 249 000 fois, soit autant que la diffusion de Sciences et Avenir, le 2e magazine français spécialisé en sciences. Malgré l’absence de sources et de sérieux doutes sur sa légitimité, ce contenu a obtenu autant de visibilité qu’un article publié dans une revue scientifique reconnue, voire plus, étant donné que le mensuel est consulté, dans la majorité des cas, toujours par le même cercle d’abonnés, alors que la vidéo va toucher un public très varié, notamment grâce aux réseaux sociaux. Elle est même arrivée jusque moi qui suis ni végétarienne, ni végétalienne. D’où le paradoxe : sur des sujets qui nécessitent pourtant une véritable expertise, nous prêtons finalement plus l’oreille aux messages portés par des non-spécialistes, ces derniers étant de fait médiatisés, qu’à ceux de scientifiques, qui restent, au contraire, peu médiatisés ou seulement auprès d’un cercle très restreint. La preuve : essayez de citer le nom d’un seul chercheur un tant soit peu connu (Non, les frères Bogdanov, ça ne compte pas). Vous n’y arrivez pas ? Moi non plus. Pour pallier cette réalité, il existe aujourd’hui un véritable essai de médiation de la parole scientifique : on pensera, notamment, aux conférences TED. Pourtant, cette tentative n’en est qu’à ses débuts, puisque, pour reprendre l’exemple précédent, ces conférences sont encore loin d’être connues du grand public. « Attends TED, c’est le film avec l’ours en peluche graveleux ? »

 
Qui pour légitimer sur YouTube ?
Malgré tout, cela ne signifie pas qu’il soit impossible de livrer un contenu aussi rigoureux que ludique sur YouTube en 5 minutes top chrono. De nombreuses personnes, d’abord aux Etats-Unis et, très récemment, en France, ont d’ailleurs très bien compris l’opportunité que représente la plateforme en termes de vulgarisation scientifique. « Sur YouTube, on peut atteindre très rapidement une audience même sur les sujets de niche comme la science », fait valoir la plateforme. Docteurs en sciences ou le plus souvent de simples passionnés, ils veulent faire part de leurs connaissances au grand public. Cette forte médiatisation des youtubeurs pose la question de la crédibilité de leurs explications. Qui prend en charge la validation des contenus dans le cas des youtubeurs ? La plateforme elle-même ? Il est peu probable que ses employés soient à même de juger de la véracité ou non d’un exposé sur la relativité restreinte. YouTube laisse donc soin à la communauté de se saisir du sujet si les internautes se rendent compte que l’auteur de la vidéo dit des énormités. Encore faut-il s’en rendre compte, me direz-vous. Nous n’avons donc plus qu’à lire les commentaires et à espérer qu’un scientifique aguerri en valide le contenu. Ou que l’auteur de la vidéo soit aussi exigeant sur le contenu que ne l’est une Florence Porcel, créatrice de « La folle histoire de l’Univers », une chaîne YouTube spécialisée en astronomie : « Comme je ne suis pas spécialiste, je suis obligée de tout vérifier, chaque mot, chaque phrase ». Du fond du cœur, merci Florence ! Beaucoup encore, il nous reste à apprendre.
Héloïse Bacqué
Sources :
Sciences et Avenirs (AFP) : http://www.sciencesetavenir.fr/sciences/20150917.AFP9998/des-youtubeurs-depoussierent-les-sciences.html
OJD : http://www.ojd.com/Chiffres/La-Presse/La-Presse-Payante/Presse-Magazine
Les décodeurs, Le Monde.fr par Ania Nussbaum : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/02/12/faut-il-boire-du-lait_4574590_4355770.html
Crédits images :
Canoe.ca
Bizbash

Société

Les TED et la victoire du storytelling

 
Elles arrivent petit à petit en France, et commencent doucement à se faire reconnaître du grand public : les conférences TED n’ont pas fini de fasciner, en témoigne la littérature prolixe qui fleurit sur le web à leur sujet. Fondées d’abord aux Etats-Unis en 1984, les TED (Technology, Entertainment, Design) avaient un objectif simple et loin d’être révolutionnaire : partager des points de vue nouveaux (leur slogan est “ideas worth spreading”) en faisant intervenir des spécialistes dans des conférences ouvertes au grand public. L’avènement et la démocratisation d’Internet a évidemment dopé leur développement puisque toutes les conférences (1400 à ce jour) sont publiées sur leur site, parfois même sous titrées par des volontaires, le tout gratuitement. Le succès fut sans précédent. TED a réussi à créer une véritable communauté sans être taxé d’élitisme, à intéresser un public qui dépasse celui des seuls habitués aux conférences. Communauté qui  d’ailleurs ne cesse de s’agrandir, TED se disséminant peu à peu dans d’autres pays ; son arrivée en France date de 2009, et depuis septembre 2012, ce ne sont pas moins de trois TEDx (nom donné aux évènements TED) qui ont occupé de grands lieux de Paris, tels que la Gaîté Lyrique ou le Panthéon de la Sorbonne.
 
Comment expliquer cet engouement ?
Les TED ont parfaitement su s’adapter au nouveau régime de la consommation du savoir mis en place par l’arrivée d’Internet. Lorsqu’un internaute navigue sur le web, chacune de ses fenêtres affiche un contenu  différent, il peut, en un clic, passer d’un diaporama sur des photos édifiantes à un article scientifique surprenant, en passant par une chronique amusante ou touchante. C’est un peu ce que proposent ces conférences. En « live », une dizaine d’intervenants se relaient, en ne dépassant que rarement les vingt minutes de parole. Il en va de même lorsque l’on se rend sur le site où l’on nous dit « browse by subject, length, or rating (inspiring, jaw-dropping, funny…) » : tout est à la demande, et si l’on ne créé pas la vidéo qu’on veut voir, on n’en a jamais été aussi près, puisque nous sommes les seuls décideurs de sa durée, son sujet, son ambiance, sa qualité. Les TED sont en quelque sorte le microcosme d’Internet, ou du moins de l’image idéalisée que l’on peut s’en faire : un lieu où l’éclectisme, comme le savoir, est à portée de main.
Mais proposer du contenu intelligent ne suffit pas à soulever l’enthousiasme, et il serait quelque peu ingénu de croire qu’il a alimenté à lui seul la gloire de TED.

En effet l’autre clef de la réussite de TED, la différenciant des traditionnelles conférences, est l’utilisation du fameux concept de  storytelling. Regardez ne serait-ce que trois vidéos et vous verrez que le commencement est toujours le même : des applaudissements, les saluts de l’invité, puis une brève narration de sa vie et de l’élément qui l’a bouleversée et explique sa présence ce soir. Tous ces gens ont une histoire à raconter, bien spécifique, dont ils ont tiré des conséquences, un certain savoir ainsi que des règles qui désormais dictent leur vie et qu’ils se doivent de nous transmettre. Rien n’est plus efficace que ce procédé. Raconter un fait personnel et parvenir à le lier à un propos abstrait le rend palpable et humain, ainsi qu’intéressant, car il mobilise nos émotions voire crée un processus d’identification. Tout le monde aime les gens qui « ont une histoire ».
C’est ainsi que TED a institutionnalisé ce moyen de communication qui se retrouve désormais dans tous les discours de marques : on se souvient de ceux de Steve Jobs, on écoute encore ceux de Marc Zuckerberg. Les TED sont cet intermédiaire entre la conférence scolaire et la communication d’une marque : ses intervenants sont souvent des entrepreneurs, les conférences sont parrainées par de grandes marques (Canal + et Orange sponsorisent la prochaine). Le storytelling devient même une pratique à part entière ; à la dernière TEDxSorbonne, un des intervenants a parlé pendant 20 minutes de rencontres qu’il avait faites au cours de sa vie, et je dois avouer que j’étais très perplexe sur le fond de sa pensée, jusqu’à ce que je voie un tweet disant qu’il faisait une superbe démonstration de storytelling.
Le storytelling, pilier de TED et de la communication désormais, est donc à double tranchant. Il a l’avantage de pouvoir nous intéresser à presque tout et n’importe quoi, mais ne risque-t-il pas de réduire le discours a un simple exercice rhétorique, que, finalement, nous oublions dès que l’émotion qu’il a nous a procurée est passée ? (Ne finit-il pas par desservir le partage du savoir ?)  C’est en tout cas ce qu’illustrent les flops de l’opération Kony 2012 ou de la publicité pour Facebook, les deux vidéos commençant presque par les mêmes images et le même texte, leur message étant pourtant totalement différent.
Virginie Béjot
Sources :
TED : http://www.ted.com/pages/about
TEDxParis : http://tedxparis.com/
Retrouvez également le live tweet de la dernière conférence TED à la Sorbonne sur le fil twitter de @FastNCurious_