AYLAN KURDI
Société

Du racolage médiatique : le cas Aylan Kurdi

Aylan Kurdi, 3 ans, retrouvé mort sur la plage turque de Bodrum le 2 septembre, sa photo a fait des Kurdi le symbole dune tragédie vécue par des milliers de migrants.

Une image racoleuse

La photographe turque Nifüler Demir sest déclarée très émue devant cet enfant qui n’a pu être sauvé des eaux. Une image qui ne manque pas de faire écho à notre image judéo-chrétienne de ces enfants hébreux assassinés par le pharaon qui voulait éradiquer leur « race ». Il nest pas étonnant que la presse à sensation anglo-saxonne et plus largement européenne ait saisi le potentiel émotionnel de la photo et son levier tire-larme : un enfant de 3 ans, rejeté par la mer et laissé comme endormi sur un lit de sable. Autrement dit, elle avait tout pour devenir virale : la tragédie, l’horreur fascinante de la mort et du désespoir, servie sur un plateau d’argent pour une société de plus en plus voyeuriste. Mais la scène est trop belle, trop parfaite, on croirait le début d’un polar, le moment où l’on découvre le cadavre, puis le gros plan sur le bel inspecteur qui doit retrouver le meurtrier pour les amateurs de séries, comment ne pas penser au premier épisode de Broadchurch ? Mais ici, les responsables sont multiples, les pouvoirs politiques comme lopinion endormie. L’image est propice à une explosion de storytelling autour de l’enfant, de sa famille. Seul le père a survécu. Comment rêver meilleur synopsis pour un film dramatique ?
La Repubblica titre « L’image qui fait taire le monde », El Periodico annonce le « Naufrage de l’Europe ». Mais pourquoi a-t-on attendu cette image-là pour s’indigner ? Les morts se comptent par milliers depuis des mois, la précarité de ces migrants est visible au quotidien. La famille Kurdi est devenue le « symbole de la tragédie des migrants ».

AYLAN KURDI FAMILLE
AYLAN KURDI FAMILLE

Certains parlent même de décerner le prix Nobel de la paix 2015 au petit kurde, une manière de réserver des fonds à la cause humanitaire des réfugiés.
Peut-être que lon passe totalement à côté du débat en se focalisant sur lallégorie dun corps dénué de vie, semblable à une poupée ; une poupée qui fonctionnerait peut-être comme une poupée vaudou, entre les mains de fétichistes qui savent où appuyer pour faire mal, ou faire le buzz, au choix. Peut-on dailleurs parler de ces personnes rassemblées, habillées de t-shirts rouges, shorts bleus et qui s’allongent sur une plage au Maroc en hommage à Aylan ? Le manque de tact et le ridicule de cet événement cérémonial tiennent plus de la sieste collective de mauvais goût que dune réaction constructive pour remédier à la situation. La réappropriation de la scénographie de la photo nest-elle pas une usurpation émotionnelle de son contenu sémantique ?
HOMMAGE MAROC AYLAN KURDI
HOMMAGE MAROC AYLAN KURDI

Sans parler des stars qui se sont autoproclamées porte-paroles de la tragédie des réfugiés, en quête dhumanisation et de valorisation médiatique. On pense alors à Alex Lutz et sa pétition signée par 66 artistes comme Marc Lavoine, Laurent Laffite, Michèle Laroque ou Mélanie Laurent, « pour qu’il n’y ait jamais plus d’Aylan sur les plages turques ». Lintention est peut-être noble, mais elle est à limage des manifestations publiques, où lon fait sa bonne action, on se sent appartenir à une cause, avant que la situation ne se tasse.

La polémique de « l’oubli » des Unes françaises

Dautre part, il a fallu attendre le vendredi 4 septembre pour que les Unes françaises commencent à montrer Aylan et sa famille. Scandale médiatique, pourtant cela ne relevait pas d’un refus de parler de la détresse des migrants, qui est pourtant au cœur de lactualité. Mais cette absence a été interprétée comme un déni de voir la réalité, « cachez ce petit corps que les français ne sauraient voir » (Source : Challenges). Le journal, comme de nombreux internautes, a réagi de manière très émotionnelle à une image très puissante. Une image qui a d’ailleurs été accusée de tous les maux, de tous les complots et manipulations. Voilà que la mort d’un enfant est devenue « l’Affaire Aylan », digne des conversations de café, autrement dit, chacun y va de son opinion. Cela montre bien que le tour du monde de la photo ne relevait pas de l’information, mais d’une allégorie en formation, capable de faire du bruit.
Le Monde a eu le temps de réagir grâce à son planning de publication. Le quotidien a pu mettre l’image en couverture le jeudi 3 septembre. Sauf quune erreur de coordination a apposé aux cotés de la couverture une campagne pour Gucci avec un mannequin allongé sur une plage. Lironie est belle, et lexcuse du Monde aussi. On est face à une illustration de la tension du double lectorat, entre lannonceur et le public.
Les autres quotidiens ont dû suivre le vendredi. Et la presse française a été « sommée » de s’expliquer. Libération s’est excusé collectivement sous la plume de Johan Hufnagel, ils n’avaient pas saisi l’importance de cette image. Pourquoi ? Parce qu’ils ont publié des images d’enfants morts avant, qu’ils suivent ces dossiers depuis longtemps. Cette photo a fait l’effet d’une décharge électrique, parce que certaines photos se cristallisent plus que d’autres dans nos esprits, même chose pour l’image du rassemblement à la place de la République le 11 janvier 2015. Libé en a vu dautres, mais pas celle-là.
Nest-il pas aberrant que les médias, appareils vecteurs dinformation, aient dû se plier à un caprice de lopinion qui prenait soudain conscience dune injustice somme toute de plus en plus banalisée ? La contrainte nest pas seulement émotionnelle, elle est bien sûr économique. Il faut vendre, au risque daller vers une standardisation des médias dans leur forme et leur contenu. Linfo est devenue un bien de consommation comme un autre, ingurgitée rapidement, massivement, et sans distance critique.
Mais lopinion nest jamais rassasiée, elle sest aussi insurgée contre la Une de Charlie Hebdo et de sa caricature du tableau tragique. Bien que les codes de l’image permettaient de déceler l’absence d’humour et une vraie dénonciation de la situation, le journal a eu la vie dure. Merci à ce fameux décryptage (osons les gros mots) relayé par Konbini.
Quant à notre chère garde des sceaux, on peut lui décerner le prix de la fausse bonne idée, lorsquelle na pu sempêcher dexhiber sa plume littéraire par un tweet qui a fait bad buzz : « Son prénom avait des ailes, son petit cœur a dû battre si fort que les étoiles de mer l’ont emporté sur les rivages de nos consciences » . A vouloir toucher les étoiles, on se brûle Christiane

TWEET CHRISTIANE TAUBIRA
TWEET CHRISTIANE TAUBIRA

Finalement, si la photo du petit Aylan a suscité autant de réactions, peut-être est-ce davantage dû à un retour dun conservatisme moral qui simmisce dans toutes les sphères de la société ; mais est-ce bien légitime lorsque lon pense à tous ces enfants qui meurent chaque jour dans des conditions similaires ?

Judith Gasnault

Sources : 

France Info : http://www.franceinfo.fr/actu/monde/article/aylan-kurdi-ce-que-l-sait-du-parcours-de-la-famille-725087

Bfmtv : http://www.bfmtv.com/international/migrations-l-europe-sous-le-choc-apres-la-photo-d-un-enfant-mort-noye-911785.html 

Médiapart : http://blogs.mediapart.fr/edition/le-prix-nobel-de-la-paix-2015-pour-aylan-kurdi 

Twitter : https://twitter.com/ChTaubira/status/639436472001646594?ref_src=twsrc%5Etfw

Libération : http://www.liberation.fr/monde/2015/09/03/pourquoi-nous-n-avons-pas-publie-la-photo-d-aylan-kurdi_1375094 

Crédits images : 
– Slate.fr
– France Info
Twitter

Tags:

Laisser un commentaire