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Du courrier au courriel. Petit éloge de la lettre manuscrite

Il est partout, ce symbole rectangulaire de l’enveloppe blanche, gardienne d’un message personnel, qui ne demande qu’à être lu. Avant de devenir e-mail, l’objet était une lettre. Et c’est bien devant cette modeste feuille de papier pliée – en deux, en trois, en quatre – que FastNCurious s’émerveille aujourd’hui. À l’heure des relations digitalisées, que signifie encore la décision de rédiger, affranchir puis poster une lettre ? 

Elle est là, fraîchement déposée dans votre boîte aux lettres depuis onze heures du matin. Innocente, affranchie, pleine de choix esthétiques, pleine de sens : une forme, un grammage, une épaisseur des marges, une couleur d’encre et une calligraphie. Un timbre, qui peut lui-même illustrer un monument, une époque, un personnage : message dans le message, il est un code secret à déchiffrer.

L’expéditeur peut avoir figuré son nom et ses coordonnées au dos de l’enveloppe, pour s’y dévoiler succinctement. Il aurait pu aussi se taire, prendre le risque que son message se perde, mais ainsi conserver la surprise, préparer l’étonnement. A-t-il léché le rabat de sa langue pour le sceller ? A-t-il opté pour un modèle autocollant, moins charmant mais plus hygiénique ? Ce qui est certain, c’est qu’il a marché, atteint la boîte jaune au coin de la rue, étudié les horaires de relève, calculé le temps du voyage. La lettre est un pari logistique, un défi à l’espace et au temps, elle en dit aussi long sur la confiance accordée à celui qui la manipulera, triera, acheminera. 

Des apôtres à la famille du petit Grégory, la lettre témoin d’une histoire

Autrefois dictées par certains apôtres de Jésus-Christ sous le nom d’épitres, les lettres continuent d’être lues dans les églises aujourd’hui.  Elles ont été aussi bien le support voulu par Madame de Sévigné pour narrer les intrigues de la Cour sous Louis XIV, qu’un geste artistique poursuivi jusqu’au 18ème pour devenir un genre littéraire à part entière, comme Les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Laclos.

Emile Zola choisit, en 1898, la « lettre ouverte » pour s’adresser au président Félix Faure dans le journal L’Aurore, afin d’être lu de tous et dénoncer le scandale de l’affaire Dreyfus. 

Mais cette dernière fut aussi la lettre de menace, anonyme et noire, que le langage commun assigne aux corbeaux, et indice clé des enquêtes policières, comme celle de l’assasinat du petit Gregory. La lettre est donc témoin d’une époque, d’individus, de lieux, elle véhicule des enseignements moraux ou historiques (n’oublions pas les lettres de poilus pendant la guerre, ou de résistants), elle dénonce, accuse, décrit, enchante, retient, et parle en silence. 

Et la lettre fut mise au bûcher

Bien qu’ancrée dans notre quotidien, la lettre est en déclin, son usage diminuant inexorablement face à l’explosion des courriels. Aujourd’hui, nos plis dématérialisés atterrissent désormais dans nos ordinateurs et nous voyons disparaître chaque année 2000 boîtes jaunes de La Poste en France. En 2018, la distribution du courrier ne représentait d’ailleurs plus qu’un quart de son chiffre d’affaires.

Si nous ne nous envoyons plus de lettres, c’est que le mail, leur version électronique, efface le temps long de la distribution postale. Il s’accorde à nos impératifs de vitesse et abolit l’espace, chassant la lettre de nos usages. Bien que les délais de distributions postaux tendent à raccourcir, elle ne peut concurrencer le mail et s’efface, victime d’une culture de l’immédiateté et d’une pratique numérique généralisée.

Sauvée des flammes, la lettre résista

Hélas ! Malgré toutes ses qualités, le mail ne demeure qu’une version diminuée de la lettre, il ne suffit pas, et échoue à susciter des interactions authentiques. Impersonnel, il interdit la créativité offerte par la page blanche. A-t-on jamais reçu un mail parfumé de la fragrance de son auteur, maculé par l’empreinte d’un rouge à lèvres, ou abritant dans ses plis une mèche de cheveux ? Même une pièce jointe, qui a pourtant vocation à combler les insuffisances du mail, ne le permettrait pas. Alors que le téléphone fixe disparaît, le service postal traditionnel subsiste et la lettre, raréfiée, concurrencée, lente, perdure. Elle assure une authenticité, témoigne d’une implication émotionnelle et véhicule une palette sensorielle que le mail n’aura qu’imparfaitement remplacé.

Lieu privilégié de l’intimité, de la confidence, où l’on proscrit les « paroles vides » et le « bavardage », « la lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine » écrit, en 1951, Marguerite Yourcenar dans Les mémoires d’Hadrien. Écrire une lettre, c’est donner de sa personne, offrir des bribes de son existence, qui retranscrivent la contingence de l’homme et son individualité. « Communiquer, c’est toujours sortir de soi, et prendre le risque de l’Autre », écrit Dominique Wolton, et n’est-ce pas précisément l’objectif de la lettre, que de se livrer à l’altérité ? Les relations épistolaires se raréfiant, adresser de nos jours une lettre procède de l’unique, du privilège, de l’exclusif.

Écrire pour arrêter le temps

Écrire une lettre impose une autre relation au temps, un temps fragmenté, figé par l’inscription d’une date, on inscrit sa propre actualité en acceptant d’allonger le temps de la narration. C’est aussi retarder intentionnellement le processus de communication, faire l’éloge de la lenteur et parfois même du retard. En allant à l’encontre de la vitesse et de  l’instantanéité, valeurs tant prônées par notre société de communication, la lettre s’inscrit dans un temps suspendu, hors du monde.

En perpétuant la communication épistolaire, la lettre s’affranchit. Elle défie ce qu’Hannah Arendt définit comme La crise de la culture ; une crise de la durée. Selon elle, la culture suppose des techniques transmises d’une génération à l’autre. À cet égard, il apparaît que les boîtes aux lettres, accrochées devant les domiciles, demeurent, ignorant le numérique et ses messages éphémères.

Pendant le confinement, le facteur n’est pas passé

Le premier confinement a mis en lumière la valeur de la lettre, de l’importance du rituel social du facteur, avec qui l’ont discute parfois, ces choses insignifiantes, routinières, intériorisées. S’étonner de ne pas recevoir son courrier, faute d’un nombre suffisant de facteurs, a doucement provoqué l’agacement, puis la colère. Comment une épidémie oserait-elle briser ce rituel, même devenu rare ? Obstinés à demeurer dans l’attente d’une lettre, nous nous indignons du ralentissement de la poste, quand bien même nos ordinateurs débordent de messages. 

… mais il passera toujours

L’expérience nous a enseigné que la lettre n’est plus, or il est impossible de se résoudre à ne plus la recevoir. Nos boîtes aux lettres sont les témoins de ces attentes inconsolées, de ce goût persistant d’un objet condamné à ne jamais devoir mourir. Alors continuons à écrire.

Colombe Freynet

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Sources:

  • WOLTON, Dominique. « Avant-propos. Le moment de la communication », Hermès, La Revue, vol. 38, no. 1, 2004, p.9-11
  • ARENDT, Hannah. La Crise de la culture, 1961.
  • YOURCENAR, Marguerite, Les mémoires d’Hadrien, 1951.

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