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Quand la misogynie devient un outil marketing

Les incel autrement dit célibataires involontaires revendiquent une absence de romantisme ou de sexualité qui ne dépendraient pas d’eux mais de facteurs génétiques et sociaux. Autour de ce mouvement, une communauté s’est formée sur internet pour exprimer leur haine et exacerber leurs émotions négatives. «Sur les forums, les échanges, anonymes, peuvent rapidement prendre de l’ampleur. […] Les incitations à la violence fusent et, éventuellement, certains passent à l’acte», nous dit Caroline Deli, doctorante à l’Université de Montréal.
Société

Le doigt à l’honneur

Avec son voyage à Saint-Martin (Antilles) en Septembre dernier, notre président a eu l’excentricité de remettre à l’honneur un symbole à priori aux antipodes du cadre politique : le doigt d’honneur.

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L’affaire Théo : symbole d’une société en rupture

L’affaire Théo est partout, dans le paysage politique, dans tous les médias, sur toutes les lèvres : des policiers, un jeune ordinaire, un quartier dit « sensible », un viol. Cet événement a éveillé de nombreuses polémiques sur la question de la banalisation de la violence policière, sur la chape de plomb qui pesait jusqu’alors sur ces pratiques, mais aussi sur la condition sociale de la jeunesse de ces quartiers. Cet événement a eu diverses résonances, mais a notamment suscité l’indignation générale, caractérisée par des manifestations et des heurts violents. Ainsi, la France s’engage à sa manière derrière ce qu’incarne désormais Théo : une rupture entre les citoyens et la police.
Les Français et la police : la connexion est rompue

Suite aux attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre qui ont profondément bouleversé la France, une réconciliation s’amorçait entre les Français et les forces de l’ordre. Certaines personnes allaient spontanément remercier policiers et gendarmes pour leur dévouement, preuve d’une société désormais unie. Mais alors, où est passée la France de #JesuisCharlie ? Quelques signes de désamour semblaient toutefois poindre à l’horizon, notamment au moment de la loi travail, lorsque de nombreux faits de violence policière ont été recensés à l’encontre des manifestants, et les tensions ont continué de se cristalliser, avec la mort d’Adama Traoré, décédé dans des circonstances troubles suite à son interpellation par les gendarmes. L’affaire Théo, c’est donc une volonté de justice qui marque une rupture franche.
La police et la communication de crise
En plus des faits graves qui se sont déroulés, entachant l’image de respectabilité des forces de l’ordre, la communication de la police et de ses représentants qui en a découlé, a été pour le moins désastreuse : au lieu de montrer le caractère isolé de cet usage injustifié de la violence, la police a tenté de minimiser les faits, notamment par l’intermédiaire de l’IGPN, dont les premières déclarations niaient le viol et lui privilégiaient la thèse de l’accident. Mais personne n’est dupe. Les faits qui sont reprochés sont graves, et les constatations médicales rendent peu probable la thèse avancée. D’ailleurs, la juge en charge de l’affaire a bien retenu le chef d’accusation de viol à l’encontre de l’un des quatre policiers.
À cela vient s’ajouter l’intervention de Luc Poignant, syndicaliste policier, dans C dans l’air le 9 février, où il déclare sans sourciller que « bamboula est à peu près convenable ». Suite à la polémique déclenchée, le policier s’excuse, prétextant « une erreur sémantique ». Rappelons que « bamboula » est un terme aussi méprisant que raciste, apparu au XXème siècle en France pour désigner les tirailleurs sénégalais, et dont l’étymologie vient du mot « ka-mombulon », soit « tambour » dans les langues sarar et bola parlées en Guinée portugaise — l’erreur sémantique semble donc difficile. C’est un mot lourd de sens, lourd d’histoire, mais surtout chargé de haine. Ainsi, les propos de Luc Poignant résonnent comme l’aveu d’une violence verbale devenue ordinaire.


Théo : un symbole social
C’est indéniable : l’affaire Théo rassemble. Elle fédère dans l’indignation, la défiance, mais aussi le rejet du système dont la police est le principal représentant. Ces derniers jours, des heurts ont éclaté à Aulnay-Sous-Bois – ville de résidence de Théo – mais aussi dans d’autres villes comme Argenteuil, les Ulis, Bobigny… Tous réclament la même chose : « justice pour Théo ». On peut voir en cela une forme de solidarité, pour le moins démonstrative et violente. Cela rappelle les évènements de 2005, les émeutes qui avaient agité la France suite à la mort de Zyed et Bouna dans un transformateur électrique, tentant d’échapper aux policiers.
Des faits qui se font écho — mais comment donc expliquer l’embrasement de ces quartiers ? Tout d’abord, y sont pratiqués des contrôles d’identité quotidiens, au cours desquels les débordements sont fréquents de part et d’autre. Ces contrôles sont souvent montrés du doigt car prétendument basés sur des critères discriminatoires. Et comme le dit Sébastian Roché, sociologue de la délinquance et auteur de De la police en démocratie, « ce sentiment d’être ciblé est constitutif d’une défiance vis-à-vis des autorités. Ces personnes systématiquement visées à cause de leur couleur de peau ou en raison de critères socio- économiques ont le sentiment d’être des citoyens de seconde zone. »

Cette idée de stigmatisation semble donc être la clé pour comprendre ce qui se déroule aujourd’hui : les jeunes des quartiers s’identifient à Théo en tant que « jeunes de banlieues ». L’existence même de ce terme générique de « jeunesse de banlieue », ou de la version plus péjorative « banlieusards », constitue une forme de marginalisation et de stigmatisation sociale, mais aussi de délimitation géographico-sociale, dont la frontière semble être le périphérique. D’ailleurs, la localisation semble particulièrement importante, puisque dès la médiatisation de l’affaire, la ville d’origine de Théo faisait la une de tous les journaux. Ainsi, le fait d’habiter en banlieue, lieu infraordinairement associé à la violence quotidienne, « diminuerait »-t-il la gravité de tels actes ?
Dans le cas de Théo, « je ne pense pas que les choses se seraient déroulées de la même manière si on avait été avenue de l’Opéra », s’inquiète le député PS Daniel Goldberg, qui se demande si le maintien de l’ordre dans les quartiers est « toujours républicain ». Aussi, les méthodes employées par la police pour les contrôles seraient différentes selon les lieux et cela ne serait, toujours d’après l’interview de Luc Poignant, qu’une « juste réponse de la police envers une population hostile à leur égard ». C’est la loi du Talion.
En mesure d’apaisement, le Président lui-même se déplace pour rencontrer Théo, des propositions de lois sont faites, notamment pour la « caméra-piétonne », une Gopro portée par les policiers lors des contrôles. Cela semble bien maigre pour tenter d’apaiser la flamme qui s’est allumée dans le cœur de la jeunesse des quartiers, et qu’un slogan semble rassembler : « Tout le monde déteste la police ».
Ces slogans, ces heurts et ces manifestations semblent relever de la fonction expressive d’un langage verbal et non verbal, témoignant d’une émotion sincère à mi-chemin entre révolte et indignation, mais aussi symptôme d’une crise sociale, crise que Théo semble incarner, un peu malgré lui.
Lucille Gaudel
Sources :
• Julia PASCUAL, Le Monde, « Violences policières : un rapport dénonce un risque d’impunité des forces de l’ordre », 13/03/2016, consulté le 11/02/2017
• Blandine LE CAIN, Le Figaro, « Affaire Théo : la police des polices privilégie la thèse de l’accident plutôt que celle du viol », 9/02/2017, consulté le 12/02/2017
• Frantz VAILLANT, TV5 Monde, « Bougnoul, fatma, youpin, négro : l’ADN des mots racistes révélé », 8/01/2016, consulté le 11/02/2017
Crédits  :
• Régis Duvignau, Reuters
• Julien MATTIA, AFP
• Patrick Kovarik, AFP

Flops

Touche pas à mon poste, une recette gagnante au goût amer

« Bonsoir les petits chéris, merci d’être là, vous savez que je vous kiffe ! ». Ton hystérique et public survolté, le maître incontesté de la blague lourde accueille ainsi chaque soir ses quelques 1,5 millions de téléspectateurs. Voilà près de six ans que l’émission Touche Pas À Mon Poste, lancée sur France 4 puis basculée sur C8, réunit de plus en plus de fidèles… et condense autant de polémiques. Les écarts répétés commis par ses chroniqueurs font un peu trop souvent le bad buzz, et révèlent une transformation assez préoccupante de la télévision de divertissement. En novembre dernier, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) se décidait enfin à prendre des mesures, en dépit d’une impunité indicible et perverse accordée à l’émission par la loi de l’audience. Mais est-ce suffisant ?
Du simple mauvais goût au vrai dérapage
Faire chaque soir un tour d’horizon du paysage télévisuel et médiatique aurait pu être drôle et impertinent, si Touche Pas À Mon Poste n’avait pas rapidement sombré dans le divertissement facile et vulgaire. Le pseudo talk show se présente comme un lieu de débats, mais refuse méthodiquement toute argumentation. En témoignent les cartons « Oui »/« Non » que brandissent les chroniqueurs quand on leur demande leur avis sur un sujet. Surtout, pas de nuances, que des avis binaires : il ne faudrait pas que le téléspectateur se fatigue à réfléchir. De même, les chroniqueurs (qui ne font pas vraiment de chroniques) sont aussi identifiables que des personnages de dessins animés : on trouve tour à tour l’insolent snob (Jean-Luc Lemoine), la vieille voisine fofolle toujours prête à dire une énormité (Isabelle Morini-Bosc), le souffre douleur favori (Mathieu Delormeau), ou encore le lourdeau un peu obsédé (Jean Michel Maire). Cyril Hanouna, en « Baba » omnipotent de ce joyeux petit monde, n’hésite pas à interrompre immédiatement par une vanne plus ou moins légère toute tentative d’argumentation un peu trop longue. Et c’est là, la triste recette du succès version C8.

Les écarts sont quant à eux nombreux et quotidiens, à tel point qu’on ne les compte plus. L’émission classée « tout public » banalise pourtant le sexisme, l’humiliation, l’homophobie ordinaire, et en fait des ressorts humoristiques admis et assumés. C’est d’autant plus problématique qu’elle revendique expressément le choix de s’adresser à un public de jeunes, qui entre eux « ne font que se vanner, se charrier », et donc comprennent l’humour de l’émission, argue Cyril Hanouna.
On retrouve dans l’émission tout ce qu’on interdirait à des enfants dans une cour de récréation : blagues franchement limites (on se souvient du « On va les niquer les trisomiques », à propos de l’Eurovision), vulgarité, jeux avec de la nourriture, agressivité sous couvert d’éclats de rire forcés, humiliations répétées (« NRJ12, ils vous ont mis dehors comme une merde, et qui c’est qui est venu dans mon bureau en juillet comme une pleureuse ? Mais ferme ta gueule », balance froidement Hanouna à Delormeau, qui s’était permis une remarque). Le tout bien sûr rarement puni, parce qu’où avions nous la tête : c’est de l’humour !
Dites-moi que c’est un flop ?
Alors on aimerait pouvoir dire flop. Sauf qu’avec son million de téléspectateurs quotidien (en moyenne 6 % de parts d’audience), l’émission est incontestablement un top d’audience, et mobilise aussi un grand nombre de fidèles sur les réseaux sociaux. Hanouna compte personnellement plus de quatre millions de followers sur Twitter. Dans une tranche horaire où l’on a le choix entre les JT de TF1 et France 2, Le Grand Journal, C à Vous et Plus Belle la Vie, Touche Pas À mon Poste bat tous les records en se plaçant sur le registre du total divertissement. Depuis la rentrée 2016, le petit nouveau Quotidien l’a cependant un peu mis en difficulté, empiétant sur ses plates bandes humoristiques et impertinentes (avec des résultats, on en conviendra, assez différents). Touche Pas À Mon Poste est un tel succès qu’on peut depuis la rentrée en voir au Liban la réplique parfaite. La recette est reprise, même pas adaptée : même plateau et chroniqueurs, répliques conformes de leurs modèles français.
CSA vs Hanouna
Alors le succès rendrait-il intouchable ? Triste constat, mais qui semblait jusqu’à il y a peu pertinent. Le CSA est en effet resté de marbre après une séquence où l’un des chroniqueurs voyait son pantalon rempli de spaghetti par l’animateur star, malgré ses refus répétés de participer au petit « jeu ». L’instance s’enfonce alors dans un gouffre de paradoxes : elle examine la scène « en tenant compte de son contexte humoristique », décide de ne pas sanctionner l’émission, tout en rédigeant une lettre au patron de D8 l’invitant à ne pas réitérer ce genre de séquences « pouvant être perçues comme une forme d’humiliation » et produire auprès du jeune public une « banalisation de telles pratiques »…
Mais en novembre dernier, c’est une avalanche de plaintes qu’a reçu le gendarme de l’audiovisuel, à la suite de plusieurs séquences tristement connues (Jean Michel Maire embrassant les seins d’une invitée contre son gré, ou assénant à son collègue chroniqueur homosexuel Mathieu Delormeau qu’il « passe bien deux heures sur une teub, lui »). Ce même chroniqueur est victime des multiples marques d’agressivité d’Hanouna, qui en a fait son souffre douleur préféré. L’impunité de l’animateur tout-puissant semblait alors devoir toucher à sa fin, puisque le CSA décide de prononcer contre l’émission une mise en garde et une mise en demeure (qui ne sont cependant, que des sortes d’avertissements formels). Mais c’est ignorer les infractions bien plus insidieuses que commet quotidiennement l’émission. Le journaliste Bruno Donnet le montre parfaitement dans une chronique pour France Inter, parlant d’humiliations qui sont « sans précédent dans l’histoire de la télévision ».
Alors que les chroniqueurs s’insurgent contre l’acharnement du Conseil, hurlent à la censure, le CSA a même fini par souffrir l’humiliation d’être « remercié » en direct par Hanouna, qui, grand prince, a affirmé trouver leur travail très important et apprécier que le conseil des sages « s’inquiète » pour son émission.
Alors certes, il ne s’agit pas de rejouer ici une querelle de la bienséance. Il s’agit plutôt de refuser que la télévision « tout public » à des horaires d’access prime time ne devienne un gouffre d’inculture et de vulgarité frisant le hors la loi. Cependant, ce refus contrecarre le bon vouloir des annonceurs, des actionnaires de l’émission (Bolloré est majoritaire) et de la chaîne. Mais peut-être serait-il sage pour le CSA, instance neutre, de ne pas ignorer plus longtemps ce genre de violences quotidiennes devenues, malheureusement, trop ordinaires.
Violaine Ladhuie
Crédits :
Captures d’écran de l’émission
Sources :
• La décision du CSA du 23/11/2016. Consultée le 10/01/2017.
• Samuel Gontier, « Grand seigneur, Hanouna dit merci au CSA pour les sanctions ». Télérama, le 24/11/2016. Consulté le 10/01/2017.
• « Se faire mettre des pâtes dans le slip chez Hanouna, est ce de l’humiliation ? », Le monde.fr, le 02/02/2016. Consulté le 10/01/2017.
• Allyson Jouin-Claude, « A quoi ressemble la version libanaise de Touche pas à mon Poste » . Le figaro.fr, le 05/01/2016. Consulté le 10/01/2017.
• Ricard Sénéjoux « Des nouilles dans le slip chez Hanouna, le « oui mais » du CSA ». Télérama, le 03/05/2016. Consulté le 10/01/2016.
• Bruno Donnet, chronique pour France Inter sur la normalisation de l’humiliation dans Touche pas à mon Poste, le 01/02/2016.

Invités

Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris: un événement hybride entre violence et communication

En une soirée, le 13 novembre dernier, les attaques de l’Etat islamique (EI) à Paris ont tué 130 personnes. Depuis 1980, 57 victimes d’attentats étaient à déplorer en France. Tout est dit. En janvier, la liberté d’expression, la laïcité, l’intégration, l’éducation avaient nourri les débats. Cette fois, la pensée s’est figée. Le mode opératoire a été sophistiqué. Il a synchronisé assassinats à bout portant et prise d’otage de plusieurs heures, ce dans des lieux différents et emblématiques de notre art de vivre. La mise en scène qui en a résulté rappelle à quel point le terrorisme se donne toujours en tant qu’hybride entre violence et communication. Elle souligne aussi, désormais, la propension de ce « spectacle » à s’inscrire dans notre système informationnel en continu. Outre la dimension communicationnelle dont elles sont donc porteuses, ces actions terroristes peuvent se concevoir comme le marqueur de deux mécanismes de redimensionnement simultanés et interdépendants : d’une part un décloisonnement géographique entre «  ici » et « là-bas », d’autre part une série de basculements politiques et psychologiques qui ne sont pas sans poser question.
En consacrant le continuum opérationnel entre « ici » et « là-bas », c’est-à-dire entre nos terrasses de café ou salles de concert et la géopolitique du Moyen-Orient, l’EI a exhibé sa marque de fabrique. Deux points sont ici essentiels. Premièrement, cette violence nomade, interne-externe aux Etats, située entre guerre de religions, d’intérêt et de civilisation, plonge ses racines dans tous les comptes non soldés des colonisations et prédations des empires qui se sont succédé et confrontés dans la région depuis l’Empire Ottoman. Deuxièmement, en pariant à la fois sur la radicalisation des populations d’origine arabo-musulmanes en Occident (et surtout en France) et sur un djihad de proximité contre tous les régimes « apostats » de la région, l’EI capitalise aussi sur la tendance répétée des grandes puissances à sous-estimer la capacité phénoménale du terrorisme islamiste à s’adapter à l’Histoire, à muter tel un virus (car l’EI n’est pas Al Qaida). D’autant qu’aucune des aventures militaires entreprises depuis 35 ans (de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 aux actuelles frappes aériennes en Syrie et en Irak) ne s’est jamais accompagnée du moindre projet politique crédible et constructif à l’attention des populations. Ensuite, la force d’attraction de l’EI conçu comme utopie, et son prestige auprès de ses cibles se nourrissent en permanence de deux processus : d’un côté une lutte militaire héroïque contre les aviations les plus puissantes du monde et de l’autre la « perte de sens » qui affecterait nos sociétés consuméristes et oublieuses de toute transcendance. En ce sens, l’irruption de la figure du kamikaze est porteuse un message : donner à sa propre mort un sens que sa vie n’aura jamais. C’est donc une combinatoire inédite qui confère au terrorisme de l’EI sa média génie macabre : un socle territorial irako-syrien à partir duquel une mystique de la conquête et une vision eschatologique de l’Histoire font que commettre des attentats à l’étranger signifie à la fois riposte militaire et propagande.
Pierre Nora a parlé récemment d’une « signification historique géante » dépassant la « péripétie ». Il est vrai que la profonde blessure collective infligée à notre démocratie induit une série de basculements politiques et psychologiques qui ne sont pas anodins au sein de notre société où le « nous » s’est fragilisé. La tension est inhérente à la rencontre entre Etat de droit et état d’urgence ; le lien est ténu entre désordre sécuritaire et désordre électoral. Alors que dire de la proclamation répétée d’un état de « guerre » par François Hollande ? D’ordinaire, toute crise appelle de la part des politiques des discours régulateurs qui oscillent entre logiques d’identification (émotion, pathos…) et stratégies de distanciation (rationalité, explication…). Si ces discours parviennent à construire une relation avec le public, ils vivifient l’image du politique. D’autant que les institutions de la Vème République y sont propices. L’embellie sondagière de l’Elysée le montre. Pourtant, la sociologie du terrorisme de l’EI évoquée plus haut ne peut que rendre très illusoire cette performance communicationnelle, car il est impossible de contrôler durablement l’interprétation qui sera faite (dans l’opinion, dans les médias) des tensions fatales qui sont à l’œuvre entre deuil et guerre, entre Etat de droit / état d’urgence. Surtout si d’autres actes se produisent.
Isabelle Le Breton
Maître de conférences au CELSA
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Agora, Com & Société

Tarantino déchaîné

 
N.B. : Cet article risque de décevoir les cinéphiles. On parle communication ici.
On connaît tous Quentin Tarantino à l’aune de ses films déjantés, violents et colorés, que l’on a vus, revus, ou peut-être jamais vus (d’ailleurs, il serait peut-être temps d’aller y jeter un coup d’œil). Néanmoins, on méconnaît encore Tarantino le communicant, celui qui a su, tout au long de sa prolifique carrière (depuis ses  premiers scripts réalisés par d’autres jusqu’à la sortie de son tout dernier film, Django Unchained, le 16 janvier) jouer avec son propre personnage et le contenu de ses films pour faire parler de lui et promouvoir de facto ses œuvres. Un bel exemple de personal branding que nous allons essayer d’analyser ici.
 
Un acteur raté, un cinéaste né, un communicant doué
 Il faut le dire, Tarantino semble avoir un don pour se saisir des médias et faire parler de lui, ce qui sert évidemment la promotion de ses films. Acteur raté (en 1998 il monte sur les planches de Broadway pour jouer un gangster sadique, mais se fait doublement conspuer par la critique, pour sa prestation et pour le succès mitigé de son film Jackie Brown), il a néanmoins un certain talent pour jouer la comédie et mener les médias par le bout du nez. Pourtant, ce n’est pas un personnage réellement charismatique, quoique l’on puisse en dire, mais il fait preuve devant les caméras et les journalistes d’une impudeur et d’un narcissisme qui font de lui un bon client médiatique et un bon communicant. Il aura su se créer un personnage, en adéquation avec sa filmographie, et dont il est en fait le faire-valoir : un homme haut en couleurs, connu pour ses sautes d’humeur, une star de l’industrie du cinéma que l’on attend avec impatience de voir apparaître quelques minutes dans chacun de ses films. Réfléchissez-y quelques instants : quel autre réalisateur a ce statut de star cinématographique (et qui n’est pas lui-même un acteur) ? Bien sûr, on aime à dire que l’on va voir un film de Haneke, que l’on a vu tous les Leone ou les Godard, mais aucun de ceux-là n’ont réussi là où Tarantino a triomphé : créer une « marque » associée à leur nom.
 
Un as de la promo
Avant tout, Tarantino est un maître de l’auto-promotion, du personal branding. Pour se défendre auprès de ses détracteurs qui critiquent son amour pour le feu des projecteurs, il a choisi de les placer face à un simple constat : quand un acteur est amené à parler de son film (et qu’il en fait donc la promotion « cachée »), on ne lève pas les boucliers aussi promptement. Néanmoins, on peut affirmer de manière certaine qu’aucun cinéaste n’a son attitude sous les projecteurs : le personnage Tarantino aime communiquer sur ce qui ne semble pas en rapport avec ses films (sa vie privée, son amour pour la pop culture, son opinion sur le cinéma), mais qui au fond, n’est qu’une stratégie pour occuper l’espace public et médiatique. Quand les autres voient sur le court-terme, lui recherche l’occupation à long terme. Résultat, on ne voit que lui. Depuis le 7 juin, jour de la sortie du teaser de Django Unchained, et jusqu’à  aujourd’hui, la presse et les médias ont multiplié les dossiers, reportages, rétrospectives à son propos. Une campagne de communication comme les autres me direz-vous. Pas tant que ça. Ce serait oublier que Tarantino avait multiplié les déclarations au cours des deux dernières années, évoquant son rêve de réaliser un western spaghetti, sauce Sud esclavagiste, toujours en restant assez vague, mais en donnant assez d’éléments pour que nous en redemandions. Évidemment, cela a mis l’eau à la bouche de beaucoup, et laissé perplexes certains. Mais le stratagème avait marché, et nous étions dorénavant, au mieux, en attente de nouvelles informations, au pire, au courant d’une prochaine sortie du réalisateur du mythique de Pulp Fiction.
 
Des polémiques à l’image de sa filmographie : presque ridicules, toujours alléchantes
Avant même la sortie de Django Unchained sur nos écrans, la polémique faisait rage dans les médias. Ce bon vieux Spike Lee, revenu à la charge contre Tarantino (il l’avait déjà vivement critiqué pour l’utilisation trop prolifique du mot « nigger » dans son film Jackie Brown en 1997), clamait sur Twitter et dans la presse son indignation au vu du traitement de la question noire, qu’il qualifie d’holocauste, dans Django.
 
Certes, on ne peut lui reprocher sa sensibilité sur la question, mais il a ainsi nourri le moulin à eau de Tarantino ; celui-ci, un peu excédé d’avoir à se répéter à chaque nouvelle sortie, a perdu son sang froid face au présentateur britannique Krishnan Guru-Murthy après que celui-ci lui ait demandé s’il n’y avait aucun lien entre aimer la violence à l’écran et l’aimer dans la vie réelle. Ce qui a peut-être été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est la commercialisation de figurines à l’effigie des personnages principaux du film, et qui prouve de façon plus ou moins grossière que Django est aussi un prétexte au marketing pur et dur, ou du moins que le marketing pénètre de plus en plus la sphère artistique.
 
Une fiction pas si pulp
Cependant, le système de la « marque » Tarantino a aussi ses limites, comme le dit si bien Vincy dans son article sur le site ecrannoir.fr : « À force de tout régenter en faisant de chaque sortie une machinerie marketing, centrée autour de lui-même, le réalisateur, qui n’est pas Orson Welles, risque de devenir davantage un Godard caricatural ».
C’est vrai, Tarantino, dès 1997, a rapidement saturé les médias. Et Vincy de renchérir : « À force de multiplier les casquettes et de diluer la qualité dans la quantité, le phénomène dont il était l’épicentre est devenu une tornade à hauts risques. » Mais avec Kill Bill en 2003, Tarantino revient au centre de l’attention, et malgré quelques baisses d’affection (période Inglorious Bastards), la marque Tarantino n’est pas prête de quitter les esprits. Jusqu’à ce que Tarantino se retire lui-même du circuit ? Il l’a en tout cas annoncé : il ne fera que dix films. On a donc encore de beaux jours devant nous pour observer cet énergumène médiatique, génie du cinéma et héraut de la culture moderne.
 
Laura Garnier
Sources :
Le portrait de Tarantino sur Écran Noir
Quentin Tarantino préparerait un western spaghetti sur Slate
Quentin Tarantino, le Luc Besson américain ? Sur Films Actu
Polémique : Django Unchained, le dernier Tarantino, est-il raciste ? sur Slate
 

Agora, Com & Société

Les discours de Newtown

 
La fusillade de Newtown du 14 décembre 2012 relance le débat autour des armes à feu aux Etats Unis et en fait l’une des préoccupations majeures de la politique d’Obama. La surmédiatisation de l’évènement entraîne de nombreuses analyses qui mettent en avant les chiffres effrayants des victimes d’armes à feu (selon demandaplan.org, 33 personnes meurent chaque jour sous le coup d’une arme à feu aux États-Unis).
Cependant il semble que le traitement médiatique en lui-même échappe aux réflexions, tant il s’insère dans la construction généralisée du fait divers. En tant qu’objet d’étude, celui-ci a été établi depuis longtemps comme la résultante d’un besoin primaire du public, agissant sur les foules comme un catalyseur d’angoisse et d’empathie. Pourtant une brève analyse du traitement médiatique de la tuerie de Newton et de ses effets sur le public nous conduit à penser les limites possibles de ce storytelling de l’information.
À l’instar des fusillades de Columbine, Virginia Tech ou Aurora, le traitement de la figure du tueur devient le centre névralgique du récit construit autour de la tragédie de Sandy Hook. Son identité et son passé sont longuement commentés et alimentent une fascination bien connue du public pour les figures transgressives. Cette prise de position des médias peut néanmoins s’avérer problématique : d’une part, elle reflète souvent l’ambition du tueur de sortir de l’ombre, et de l’autre elle peut entrainer des mouvements pervers. Ainsi dans le cas du meurtre commis par Luka Rocco Magnotta, la révélation de l’identité du meurtrier à entrainé la naissance de nombreux blogs de fans lui vouant un culte. Mieux encore, il a été nommé fin décembre “NewsMaker of the Year 2012” par The Canadian Press. Cette distinction a provoqué de vives réactions, obligeant les jurés à justifier leur choix par l’omniprésence du tueur dans les médias et le traitement médiatique dont il a bénéficié. Ce prix ne serait que l’illustration de choix éditoriaux qui, dans la course à l’audience, misent sur les ressorts passionnels du fait divers plutôt que sur l’analyse raisonnée, qui est alors relayée au second plan.
Face à ce triste constat, force est d’admettre la puissance marchande du fait divers et son impact émotionnel sur le public. Nécessaire donc, mais dans une certaine limite. Si elle n’est pas précisément encadrée, l’exposition des faits divers les plus violents comme la tuerie de Newton, présente un risque fort pour le public comme pour les médias. Il peut conduire à une désensibilisation des publics, mais aussi à un effet de défiance pour l’appareil médiatique.
Dans le cas de Sandy Hook, l’attention est détournée des problèmes sociaux au profit d’une lutte d’influence politique, menée de front par la NRA. En proposant de poster des policiers armés dans chaque école, Wayne LaPierre élude le problème des motivations psychologiques du tueur. L’inquiétante porosité des frontières entre fiction et réalité n’entre pas dans le combat politique. Ainsi, la fusillade et le discours d’Obama ont eu pour conséquence une hausse notable de la vente d’armes à feu et la prolifération des discours “pro-guns”. La vision ironique d’Art Spiegelman, représentant des enfants armés pour aller à l’école sur une couverture du New-Yorker en 1993, pourrait devenir réalité.

Pour s’opposer à cette spirale infernale 800 maires américains ont constitué l’association demandaplan.org, qui souhaite obtenir de l’administration Obama un contrôle plus règlementé de la vente d’armes à feu. Cette campagne bénéficie d’une large médiatisation, en partie due au soutien d’Hollywood. Dans un clip qui dépasse les 6 millions de vues, acteurs et entertainers nous invitent à rejoindre leur action contre la violence des armes. Dans cette lignée, comment ne pas proposer une réflexion « de l’intérieur » sur l’influence des produits culturels, qui font le succès d’Hollywood, auprès des jeunes générations. Une telle vidéo n’en serait que plus pertinente.
Cette question cruciale nous renvoie ainsi au rôle des médias dans notre manière d’appréhender les événements comme celui de Newton. Phénomène récent, le commentaire du fait divers s’émancipe de la sphère médiatique officielle et gagne les réseaux. Face à la prolifération de ces discours anonymes, la police d’État du Connecticut menace de poursuivre les utilisateurs qui répandraient volontairement de fausses informations concernant la tuerie. Le citoyen, par tous les biais, cherche à s’approprier ces récits.
L’intense médiatisation de la tuerie de Newton donne à cet évènement tragique un poids politique fort, susceptible d’influencer le vote citoyen. Ancré dans une société, le fait divers en révèle bien souvent les pires travers, et finit peut-être par l’incarner s’il occupe une place trop grande dans notre hiérarchie de l’information.
 
Clémentine Malgras
Sources
Sandy Hook Shooting: The Speculation About Adam Lanza Must Stop
http://www.demandaplan.org/
http://www.newyorker.com/online/blogs/hendrikhertzberg/2012/12/guns-in-banks-are-not-like-guns-in-schools.html
Howard Kurtz and Lauren Ashburn weigh in on the media's coverage of the Newtown shooting