Votre j'aime vaut un million…
Instagram vient de fêter ses quatre ans. Cette application, réputée pour son grand nombre d’utilisateurs (plus de 200 millions), affiche toujours un succès remarquable.
La recette de ce succès est simple : avec Instagram, chacun peut se prendre pour un professionnel et réaliser des photos artistiques à l’aide de filtres. Contrairement aux autres réseaux sociaux, il n’y a pas de tri : votre fil d’actualité affiche toutes les images partagées par vos contacts. Malgré cela, certaines photos restent dans l’oubli. La sanction est immédiate : zéro like.
C’est pour leur venir en aide que trois amis graphistes à New York ont eu l’idée de créer No Likes Yet, un site compilant l’ensemble de ces photos oubliées. Après s’être identifié à l’aide de son compte Instagram, No Likes Yet vous propose d’être le premier à liker ce qui n’a jamais été liké : de l’échec photographique patent à la photo d’art injustement oubliée, tout peut être sauvé. Une question se pose alors : de quoi « No Likes Yet » est-il le nom ? Faut-il y voir un concept philanthropique, la conséquence symptomatique de ce qu’on pourrait appeler la course au like ?
De la « curiosité » au « rézoo social »
Tim Hettler, Tal Midyan et Daniel Sumarna, les fondateurs de No Likes Yet, disent avoir créé ce site par « curiosité ». On y trouve en effet un ensemble assez hétéroclite, pouvant faire sourire qui n’est pas habitué au contenu artificiellement coloré d’Instagram : selfies en tout genre, paysages banals rendus extraordinaires par l’œil de génie de l’amateur devenu professionnel grâce à l’usage de filtres, photos de repas pas toujours appétissants… Mais si toutes ces images sont semblables, à un like près, à celles que l’on trouve d’ordinaire sur Instagram, à quoi renvoie cette « curiosité » citée par les fondateurs comme étant à l’origine du concept ? Quelle différence y a-t-il entre deux images uniquement séparées par un petit like ?
En fait, cette curiosité ne renvoie non pas à l’image et à son caractère parfois décalé et toujours artificiel, mais bien au fait que l’image ne soit absolument pas likée. En d’autres termes, le fait qu’une image postée sur un réseau social soit ignorée par ce réseau, seule et anonyme dans les flots de l’indifférence générale, semble bien constituer l’humiliation suprême. Cette curiosité, c’est bien celle que l’on ressent devant celui qui, bien que proche de nous en apparence, diffère de nous socialement. Dans cette perspective, No Likes Yet apparaît comme un « rézoo social » où l’on peut observer ces exclus du like.
La pitié ou la charité du like
Dès lors, c’est bien la notion de pitié qui est en jeu : il n’est tout de même pas possible de laisser ces pauvres images sans aucune mention « j’aime », c’est-à-dire dans le dénuement le plus total ! On le voit bien dans les messages – certes au second degré – qui apparaissent et qui vous poussent à être le premier à liker une photo : « votre j’aime vaut un million », « un petit j’aime, comme pour vous… », mais aussi « Help this poor photo » ou mieux encore : « Nobody will know you liked this »… Second degré révélateur d’une tendance faisant du nombre de like le seul critère d’une existence digne de ce nom sur les réseaux sociaux.
La grande dilution du like
Finalement, que nous dit ce site sur le concept du like en lui-même ? L’irruption de la pitié au sein des réseaux sociaux semble bien concrétiser l’émergence de ce qu’on pourrait appeler la course au like. Il suffit de regarder le court métrage Aspirational, de Mattew Frost pour s’en convaincre – dans ce court métrage, deux personnes se ruent sur Kirsten Dunst et prennent un selfie avec elle sans même lui adresser la parole… Sur No Likes Yet, le like change de nature. Il n’est plus un qualificatif rapporté à un objet ; je n’aime pas cette photo parce qu’elle est belle, ou parce qu’elle me fait rire, ou même parce que j’aime son auteur. Non, je l’aime parce que dans cette communauté globale formée par les réseaux sociaux, une photo sans like est une photo seule. Je l’aime parce que je ne conçois plus la solitude.
En rassemblant ces images oubliées, No Likes Yet créé une communauté d’exclus. Plus encore, il créé ces exclus par un système de double institution : en ajoutant une photo sans like, No Likes Yet institue cette image comme exclue, victime de la course au like. Et en étant ajoutée à un ensemble d’images non likées, cette photo participe de l’institution de No Likes Yet en tant que communauté.
Finalement, le like n’est plus signifiant, au sens où une photo likée est une photo considérée comme esthétiquement belle : le like devient signe, signe de l’existence de l’image. En effet, une fois l’image likée sur No Likes Yet, elle « ek-siste », elle sort du monde maudit de l’anonymat et de la solitude pour rejoindre le paradis de la notoriété virtuelle. De qualificatif d’une image, le like devient charité sociale.
Finalement, il est peut-être temps de revenir au fondement de ce que signifie le verbe « aimer ». En rassemblant les photos auxquelles nous sommes indifférents, No Likes Yet contribue au phénomène de la course au like, qui dénature le like. Arrêtons de créer des oubliés en rassemblant artificiellement des photos non aimées qui, osons le dire, n’avaient peut-être pas à être aimées. Remettons le like à sa fonction première : la communication à d’autres membres d’une émotion ressentie, et non un geste de pitié totalement distinct de l’image en question.
Alexis Chol
Sources :
Stylist n°064, 09 octobre 2014, p09 : « recherche likes désespérément »
http://www.nolikesyet.com/
blogdumoderateur.com
washingtonpost.com
glamourparis.com
wikipedia.org
Et le court métrage de Matthew Frost