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Mon beau smartphone, dis-moi ce que je veux : la théorie de l'aliénation volontaire

 

Du succès des applications tyranniques

Vous avez l’impression que vos journées ne sont que successions de prises de décisions éreintantes ? Que faire ce soir ? Où manger ? Combien dépenser ? Plus besoin de vous échiner sur ces choix cornéliens (si si !), un florilège d’applications pour smartphone est là pour prendre la décision à votre place ! Roll Decisions tire au sort une décision parmi les différentes options, Yes No Decider répond à vos doutes par oui ou non, Decision King s’engage quant à elle à sélectionner une de vos dix possibilités, « vous [donnant] ce que vous voulez en rendant votre vie tellement plus simple ! ». Si le concept de ces applications n’est pas révolutionnaire − il ne s’agit que de que la version 2.0 du pile ou face ou autre lancer de dés −, la vague de téléchargement de celles-ci soulève une question, celle de l’aliénation volontaire d’un utilisateur qui se soumet à une machine. Ce comportement est révélateur d’une tendance chez les consommateurs à déléguer leurs prises de décisions.

Du panier de légume au vêtement : quand l’entreprise construit ce que nous sommes

Depuis quelques années se répand une nouvelle forme des courses alimentaires, celle du panier bio. Le client s’abonne auprès d’un producteur et reçoit chaque semaine, chez lui ou sur son lieu de travail, un panier de fruits et légumes livré avec des recettes. Il ne décide donc plus des aliments qu’il met dans son assiette ni de leurs quantités, mais le voilà débarrassé de la corvée des courses et du sempiternel « qu’est-ce qu’on mange ? », le tout complété par la satisfaction de manger sain et responsable. Cette tendance du consommateur à confier la responsabilité du choix à une entreprise s’est diffusée dans d’autres domaines, comme celui de la mode. Ainsi, avec le site sefairelamalle.com, après avoir indiqué son style, l’internaute reçoit à son domicile une malle pleine de vêtements et accessoires sélectionnés par une styliste. Il dispose alors d’une semaine pour décider de ce qu’il souhaite conserver ou renvoyer, à ses frais s’il n’effectue pas un achat d’une valeur de 100 euros ou plus. Là encore, le service répond aux manques de temps et d’inspiration (principaux maux de notre époque, semble-t-il). N’y a-t-il rien de dérangeant, cependant, à confier à autrui un choix aussi personnel que celui de l’apparence ? Paradoxalement, alors que les acheteurs n’ont jamais eu autant de choix, notamment avec le e-commerce et la disparition presque totale des frontières commerciales, ils s’érigent des limites. Comment interpréter cette recherche d’amenuisement de leur liberté de choix ?

Une aliénation volontaire

Bien sûr, cette tendance s’explique par le gain de temps et d’énergie qu’elle offre. Elle répond à la lassitude de l’individu face à une hyper sollicitation de l’offre. En fait, ce phénomène met en lumière une nouvelle façon de consommer issue du contexte de crise : le consommateur contemporain cherche à se libérer du modèle traditionnel « un bien – un prix » à travers le principe d’abonnement, par exemple. Recevoir un panier rempli suite à un prélèvement mensuel, c’est se libérer du carcan du prix, c’est oublier que les trois bâtons de rhubarbe ont coûté 3 euros, la salade 1,50. Mais les prix ne sont pas le principal moteur de ces abonnements. Plus qu’un produit, on achète une expérience, l’excitation de déballer des vêtements sectionnés pour nous, l’occasion de se sentir comme un enfant à Noël.

Se faire la malle

Dans cette même lignée, le boom des boîtes surprises telles que la BirchBox ou la GlossyBox illustre le primat de la découverte, de la surprise, de l’émerveillement. Pour 15 à 30 euros par mois en moyenne, l’abonné reçoit un paquet à l’emballage soigné contenant des échantillons de produits de beauté, des gadgets, des articles d’épicerie fine. A la manière des cornets surprise fille ou garçon d’antan, on ne choisit pas des produits mais un univers. La tendance est ainsi à la « box lifestyle ». Little Box se décline par exemple en Charity, New York ou Paris Box. Plusieurs magazines ont suivi la tendance : il s’agit de prolonger l’univers du journal au travers de produits sélectionnés. De cette façon, on se maquille Cosmo, on mange Cosmo, on vit Cosmo. L’infantilisation de la consommation, en somme, est un moyen d’offrir un souffle de légèreté au consommateur.

Box

Enfin, être abonné à une « box », c’est intégrer une communauté ; recevoir une malle, adopter son style. Pour être soi, il faut passer par l’autre.

La promotion de Big Brother

La tendance à la délégation des choix est du pain béni, pour les entreprises. On assiste en effet à une uniformisation des comportements des consommateurs qui cherchent à intégrer un univers, une communauté. En réaction à l’affadissement de la volonté des clients, les sites internet multiplient les propositions des produits, souvent culturels, « qui pourraient vous intéresser », grâce au fichage des données. Ainsi, des pubs en rapport avec nos recherches sur Internet fleurissent de toutes parts de l’écran, Netflix nous indique les séries que nous allons aimer et Amazon projette d’envoyer près de chez nous des produits que nous n’avons pas encore commandés. Internet permet d’anticiper les envies des consommateurs, d’y répondre avant qu’elles ne soient formulées. C’est donc un double mouvement qui se crée : d’une part, une personnalisation (apparente, du moins) de l’offre, de l’autre une uniformisation des comportements.

A trop se laisser guider, ne risquons-nous pas de perdre notre individualité ? Cette angoisse prend désormais le nom de « No data », à l’heure où des sites revendiquent qu’ils n’enregistrent pas les données de leurs utilisateurs comme argument de notoriété…

 
Louise Pfirsch
 
Sources :
liberation.fr
L’Oeil By Laser, n°198
sefairelamalle.com
Crédits photos :
hrringleader.com
My Little Box
sefairelamalle.com

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