Médias, Société

Spectacle sans portable, spectacle insupportable ?

Au début du mois, l’humoriste Florence Foresti a annoncé que les téléphones portables seraient interdits à son prochain spectacle, pour “éviter les enregistrements pirates et assurer le lien avec les spectateurs”. Elle est la première artiste Française à oser contrarier ainsi les usages du public. A l’aide du dispositif Yondr, les smartphones seront placés dans une pochette scellée électroniquement pendant la durée du spectacle, un système qui fut déjà mis en application lors de concerts de Jack White.
Un choix que beaucoup jugent, ainsi que J-M. Dumontet, producteur et propriétaire de plusieurs salles parisiennes, comme n’étant “pas très festif”. La mesure est certes radicale, mais s’avère nécessaire pour brider une habitude qui tient parfois de l’addiction. S’il en va d’un réflexe naturel de couper son téléphone au théâtre, au cinéma ou à l’opéra, brandir un écran allumé pendant un concert ou un one-woman show semble aujourd’hui relever d’un droit inaliénable. Quelle est la place du smartphone dans notre rapport au spectacle aujourd’hui?

Les pratiques actuelles des spectateurs sont d’autant plus paradoxales que c’est lors des spectacles à haut degré d’interaction qu’il paraît légitime de sortir son portable. En effet, à l’inverse de l’opéra ou de la pièce de théâtre qui ne laissent (quasi) aucune place à l’improvisation, et donc encore moins à l’expression du public, il n’est pas rare lors de concerts ou de one-woman shows que l’artiste s’adresse directement à un spectateur, voire l’invite sur scène. Cependant, les fans cachés derrière leurs portables ont bien peu de chance de croiser le regard de la vedette. A quoi bon être parvenus à franchir les barrières médiatiques qui les séparaient de cette dernière, si c’est pour, une fois face à elle, faire interférer le média constitué par le smartphone ?
A quoi bon payer une place aussi onéreuse et patienter plusieurs mois?

Le smartphone semble reporter le plaisir plus qu’il ne l’apporte

A vrai dire, le sentiment absurde soulevé par cette dernière question n’est peut-être pas tant suscité par l’usage du smartphone, que ce qui suscite justement son usage – en d’autres mots, à quoi bon patienter plusieurs mois pour le peu de souvenirs que peut laisser une seule soirée ? Le fait de conserver des photos et vidéos d’un spectacle est un plutôt bon moyen de transcender sa fugacité. Autrement, la soirée cède vite la place à un sentiment de vide; un rêve réalisé est un rêve qui prend fin. Les réseaux vont jusqu’à populariser l’expression de “Post Gig Depression” (“dépression post spectacle”) pour désigner cette frustration. Profiter de l’instant présent n’est pas si évident pour l’être humain, comme le rappelle P. Quignard dans Une journée de bonheur : l’injonction posée par carpe diem est elle-même paradoxale. Il s’agit de “cueillir le jour, de “l’arracherà la continuité du temps, à la manière qu’a le spectateur, avec son smartphone, de capturer des images de sa soirée pour les extraire du flot continuel des heures. Mais faire survivre ainsi le moment de la soirée dans la boîte-mémoire du téléphone revient à ne pas le vivre véritablement, à être moins engagé dans l’immédiateté du spectacle en pensant au lendemain. Les nouveaux outils de communication renforcent notre tendance à vivre en différé, et normalisent le fait que le multitâche s’infiltre dans tous les moments de la journée, au point de rationaliser le temps réservé aux loisirs. Est-ce qu’aujourd’hui le concert ou spectacle en lui-même ne suffit plus à composer un² moment de bonheur à la hauteur des mois d’attente qui le précèdent ?

Abolir la distance entre la star et soi

A la frustration d’ordre temporel due à la brièveté du spectacle s’ajoute une frustration d’ordre spatial: enfin présente dans la même salle que soi, la star demeure pourtant inatteignable.
En amont du concert, les médias tendent à mythifier l’idole, et la rencontrer pour de vrai relève souvent du rêve. L’anglicisme de « star » n’est pas anodin; ce mot d’un autre pays, lui-même inaccessible, ne désigne rien d’autre que l’étoile, astre qui accroche sa brillance dans un ciel dont elle a disparu. La plupart du temps où nous nous trouvons éblouis par notre star favorite, l’admirant dans les journaux ou à la télévision, celle-là n’est déjà plus; nous jouissons d’une lumière qu’elle a émise en d’autres temps. A travers les médias, la star est absente de son propre rapport au public, et ce manque entraîne le spectateur jusqu’au spectacle par la force d’un puissant désir. C’est même littéralement ce que désirer signifie, du latin, de-siderare, « cesser de contempler l’étoile », autrement dit la star, en tentant de l’atteindre. Mais l’expérience du spectacle ne suffit pas à satisfaire ce désir. En fait, la mythification de la star opérée par les médias en amont des spectacles n’est pas dépassée une fois dans la salle, mais plutôt transposée sur la scène; sous les feux des projecteurs, la star demeure souvent inaccessible.
Le zoom d’un smartphone est parfois le seul moyen de discerner son visage. Certes, le public du spectacle est moins nombreux que le public médiatique, mais la star en scène continue malgré tout à s’adresser plutôt à la masse qu’aux individus. A cette distance, on peine parfois à prendre conscience et à profiter du fait que l’idole soit exceptionnellement proche de soi. Dans cette mesure, l’usage des smartphones peut donner le sentiment de profiter davantage du spectacle. En prenant pour témoin le réseau de followers ou d’amis qui visionnera les « stories » sur Instagram ou bien Snapchat, le spectateur prend conscience de la réalité du spectacle. Et si l’on s’en tient à la philosophie de Spinoza, en suscitant l’envie d’autrui, on réactualise son propre désir, et la diffusion d’images du concert renforce alors la joie de se trouver au spectacle.

Par ailleurs, en créant ce désir auprès de ses contacts, le spectateur n’offre-t-il pas à l’artiste une publicité efficace ? Si Yondr, le “système [qui] protège les artistes et leurs créations (…) va vite se généraliser ”, selon Emilie Kindinis, la manager de F. Foresti, on ne peut réduire pour autant le smartphone à l’ennemi pour l’artiste de scène. La place du smartphone aux spectacles est sans doute à réglementer, mais la bannir n’est pas uniquement bénéfique pour les artistes. Cette privation peut dissuader de potentiels spectateurs, alors dépossédés d’une partie du spectacle, celle qui peut survivre à la soirée au travers de photos et de vidéos. L’ambition qu’affichent Yondr et Florence Foresti, sur le site de vente des places, de «vivre une expérience unique sans mobile» est un idéal auquel tous les spectacles ne sont pas prêts de se conformer.
Solène Planchais

Sources:

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