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Les vitrines de Noël, la dernière illusion

En cette fin d’année 2018, Paris n’était pas vraiment une fête. Les manifestations – et les destructions attenantes – des Gilets Jaunes tout au long du mois de décembre ont sans doute largement participé à construire cette atmosphère. Pourtant, les Grands Magasins ont tenu bon et créé, comme chaque année, des décors extravagants pour leurs vitrines de Noël.
L’occasion pour nous de les aborder sous l’angle des sciences de l’information et la communication, pour lesquelles ces vitrines sont des objets hybrides, difficiles à saisir, à michemin entre écrins de protection  et étalages de produits.


Le rituel de Noël

C’est une tradition bientôt centenaire : la toute première vitrine de Noël est apparue Au Bon Marché en 1909. Depuis, le Printemps et les Galeries Lafayette se sont eux-aussi prêtés au jeu, et ces illuminations se revendiquent aujourd’hui en tant que partie intégrante de la culture parisienne.
Le terme « vitrine » peut-il encore s’appliquer ? « Spectacle », « théâtre miniature », « mise en scène », « écrin », « décor », « scénographie » sembleraient plus exact : tout un champ lexical qui tiendrait plutôt du religieux, du sacré ou des arts du spectacle. Comme tout processus créatif, la conception de ces décors prend du temps : une année entière est nécessaire à la réalisation d’un projet. Dès janvier les équipes se remettront au travail pour créer un nouveau thème et imaginer une nouvelle histoire qui sera exposée pendant six semaines. Les marques, si elles ne disposent pas d’un bureau de création de vitrines comme chez Louis Vuitton ou Le Bon Marché, font d’ailleurs appel à des designers ou des artistes de renom pour concevoir cet événement – ou devrais-je dire, ce rite. Citons, entre autres, Montblanc qui cette année s’est associé au célèbre et poétique Studio Jean-Marc Gady pour imaginer un robot calligraphiant les vœux du monde entier dans huit langues différentes – on est proche de la performance artistique.

Le monde des merveilles

Dans chaque vitrine, un monde magique se déploie (serait-ce exagérer de voir dans ces vitrines le remplacement de la tradition chrétienne de la crèche de Noël ?), un monde miniature, fini (intime ?), clos par les quatre parois qui en constituent les limites : plus encore que ce qui y est présenté, c’est ce qui provoque toute l’inexplicable fascination ; la même fascination que pour les maquettes de bâtiments, pour le modélisme ou pour la reproduction « miniature » (tout est relatif) de la Tour Eiffel par Chanel à l’intérieur du Grand Palais (défilé HC A-H 17/18) quand la véritable tour est à quelques centaines de mètres sur l’autre rive de la Seine (Chanel, d’ailleurs, s’est fait le spécialiste de la reproduction miniature à l’intersection du réalisme et du monde idéalisé).
Sous couvert de s’adresser aux enfants en convoquant l’univers du jouet, du spectacle de marionnettes et de l’imaginaire enfantin (Peter Pan ou Charlie et la Chocolaterie, faites votre choix), les vitrines s’adressent bien, en réalité, aux adultes, et trahissent leurs intentions au moment même où elles remplissent leur fonction première : la présentation de produits.

Car la vitrine a d’abord pour vocation de montrer, d’être transparente. C’est en cela qu’elle établit une médiation, qui attire autant qu’elle tient à l’écart. Malgré sa réalité matérielle, tangible (je vois au travers du verre), sa transparence est, en-elle même, un mythe, car elle établit une médiation entre celui qui regarde et l’objet regardé. Sandrine Le Corre, auteure de L’Esthétique de la Vitrine, le résume ainsi : « L’interférence de la vitrine, par le biais de son appropriation artistique, apparaît à trois niveaux. Elle est un espace d’expositions (premier moment), un cadre de perceptions (deuxième moment) etun écran de représentations (troisième moment) interférant dans le triple jeu de l’exposition, de la perception et de la représentation qu’elle met en œuvre. »

La tendre nostalgie du temps perdu

À Paris, comme en Province, les maisons ne se décorent plus pour Noël, et les illuminations se font rares si ce n’est dans les lieux touristiques ou directement liés à un intérêt commercial (les Champs Elysées, la rue Montaigne ou la rue du Faubourg Saint Honoré). Sans doute parce que – toute croyance religieuse mise à part – personne ne croit plus vraiment en cette fête commerciale qui s’est peu à peu vidée de sa substance première de partage pour devenir une injonction à la consommation.
Ces décors qui mettent en scène des marionnettes quand les enfants de quatre à quatorze ans passent en moyenne trois heures par jour devant des écrans ; qui simulent de la neige quand la température mondiale augmente suffisamment pour provoquer la fonte des glaces ; semblent être une vaste mascarade, un spectacle de signes vidés de sens. Tout cela, sans doute, pour masquer la plus terrible réalité (du moins pour ces magasins) : la baisse de fréquentation des magasins physiques qui conduit à une perte de chiffre d’affaires supérieure à 2 milliards d’euros (selon Jacques Creysse, délégué général de la Fédération du Commerce et de la Distribution) quand les ventes en ligne pourraient franchir cette année les 30 % de parts de marché.

Tout cela n’est pas sans rappeler un passage de Jean Baudrillard dans La société de consommation (on y revient toujours !) : « Partout on assiste à la désagrégation historique de certaines structures qui fêtent en quelque sorte, sous le signe de la consommation, à la fois leur disparition réelle et leur résurrection caricaturale. La famille se dissout ? On l’exalte. Les enfants ne sont plus des enfants ? On sacralise l’enfance. Les vieux sont seuls, hors circuit ? On s’attendrit collectivement sur la vieillesse. Et plus clairement encore : on magnifie le corps à mesure même que ses possibilités réelles s’atrophient et qu’il est de plus en plus tronqué par le système de contrôle et de contraintes urbaines, professionnelles, bureaucratiques ». La Messe est dite.

Pauline Mousseaux

SOURCES

BAUDRILLARD, Jean. La société de consommation. Denoël, 1970. 318 p.
LE CORRE, Sandrine. Esthétique de la vitrine. L’Harmattan, 2018. 190 p.
HUSSON, Laure- Emmanuelle, MITROFANOFF, Kira. Amazon, le grand vainqueur des
mouvements des gilets jaunes. Challenges.fr, 22 décembre 2018 [en ligne]
CHERKI, Marc. Climat : la hausse de la température moyenne de la Terre pourrait flirter avec
1,5°C d’ici à 2022. LeFigaro.fr, 1 janvier 2018 [en ligne]
LISSITZKY, Tatiana, MITROFANOFF, Kira. Les enfants et les écrans : le vrai du faux.Ouestfrance.fr [en ligne]
ROYET, Marie-Caroline. Galeries Lafayette : un noël catégorie poids lourd. Strategies.fr, 20
novembre 2018 [en ligne]
LE MEUR, Alexis. Montblanc réinvente la machine à écrire. Strategies.fr, 10 décembre 2018
[en ligne]
KONOPNICKI, Guy. Les vitrines de Noël. Marianne.net, 16 décembre 2018 [en ligne]

IMAGES & VIDEOS :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b531568775
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9050452s
https://www.24sevres.com/fr-fr/le-bon-marche/vitrines#slider
https://www.youtube.com/watch?time_continue=1&v=_vO-Ftkj0zE
https://www.marieclaire.fr/vitrines-de-noel-paris,1287334.asp

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