Homme qui rit à moitié conquis ou l’injonction au rire dans les médias.
“Rire est le propre de l’homme”
Rabelais, Avis aux lecteurs, Gargantua (1534)
Vous connaissez cette image, elle vous a fait rire, vous avez cliqué par ennui, par intérêt ou parce qu’elle a réussi à vous séduire. Une formule accrocheuse, un président “swag” dont le côté sympathique ne cesse de croître avec les années, une photographie haute en couleur oscillant entre la nostalgie et le comique de situation… il n’en fallait pas plus pour que vous atterrissiez entre ces lignes, et que vous vous retrouviez au cœur des logiques médiatiques actuelles. Faire rire pour séduire, faire passer des messages mais aussi créer du lien social par connivence… Le rire est par essence communicatif et les dispositifs médiatiques l’ont bien compris, jusqu’à en faire – et nous allons en discuter – une véritable arme de communication massive.
Pourquoi diable rit-on ?
En Occident, le rire et toutes les formes de comique sont longtemps restés dans l’ombre et dévalorisés. Dans la Poétique d’Aristote, les genres nobles de l’épopée et de la tragédie s’opposent à la comédie dont les personnages relèvent de la bassesse. Au Moyen-âge, de nombreux débats théologiques se sont construits autour de la question du rire. Le Christ riait-il ? Est-ce le diable qui surgit de notre corps lorsque nous rions aux éclats ? De là ont peut-être découlé les expressions « mourir de rire », « hurler de rire » ou même « exploser de rire », associant le rire à quelque chose de bestial et de monstrueux, mais aussi de tabou qui n’apparaîtra que tardivement dans les représentations. Preuve s’il en est, le premier tableau connu d’un homme souriant dans la peinture occidentale date de 1407.
Aujourd’hui, le rire est omniprésent dans un monde où les échanges et la consommation de masse sont liés par la communication. Dans Le rire moderne, Alain Vaillant et Roselyne de Villeneuve parlent d’« économie globale du rire » car le rire semble s’être infiltré dans toutes les couches de la société, qu’il s’agisse de la publicité, de la politique, de la culture et même de l’information. Alain Vaillant affirme également dans un entretien accordé au Monde en mars 2018 que « s’il y a une réalité historique fondamentale, c’est que le rire est un instrument au service du comportement consumériste. Pour continuer à consommer, l’individu doit se sentir heureux et paisible […] Le rire est aujourd’hui l’industrie culturelle la plus puissante ». Ne peut-on voir là l’illustration parfaite d’une instrumentalisation de la catharsis initialement visée par le rire qui, dès lors, court le risque de perdre sa fonction d’exutoire ?
L’injonction au rire tirerait donc ses racines du terreau capitalistique de notre société.
Le rire comme medium
« Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer », déclare Figaro dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais. Cette célèbre réplique pourrait s’appliquer à notre société actuelle dont les changements incessants et l’accélération généralisée tendent à nous faire perdre nos repères. L’humour et le rire se dressent alors comme des remparts et leur pouvoir de séduction et d’adhésion est immense, ce qui en fait un véritable atout pour les médias et autres passeurs d’informations.
Au XIXème siècle, la presse écrite s’industrialise et connaît un véritable âge d’or avec la naissance de grands journaux français comme Le Figaro en 1826 ou Le Progrès en 1859. C’est en parallèle et en contrepoint de cette presse dite « sérieuse » qu’émerge une presse satirique à succès avec Le Journal pour rire en 1848. Il s’agit alors d’informer à travers la satire et la caricature, et non pas uniquement de divertir. Cette presse dont la moquerie est le ressort principal d’expression et d’information constitue en cela un contre-pouvoir très fort à l’égard des puissants. La caricature s’infiltre ensuite dans la presse généraliste et les deux genres se mêlent dans leur traitement de l’information. Néanmoins, certains médias tels que Charlie Hebdo, Le Canard enchaîné ou même Le Gorafi continuent de se consacrer uniquement à l’art de la satire et du pastiche des journaux traditionnels.
Si le rire a toujours été un medium très efficace pour critiquer et dénoncer dans la presse, son usage s’est élargi dans les médias télévisuels avec la création en 1950 par Charley Douglass des rires enregistrés. Ils signalent au spectateur la présence d’un effet comique et l’incitent à rire, parfois pour rattraper de mauvais scénarios. Dans le prolongement de ces « rires en boîte » encore présents dans certaines séries Netflix, on peut également évoquer les chauffeurs de salle qui sont les chefs d’orchestre des applaudissements et des hurlements de rire du public présent sur les plateaux d’émissions TV telles que Quotidien, TPMP, The Voice et bien d’autres.
Ces deux techniques ont pour but de convaincre le spectateur de la nature comique de ce qui est conté, d’engranger le maximum d’audience grâce à l’infotainment et au divertissement, mais aussi – du point de vue de l’émission – de valider en direct ses contenus par un tiers (le public présent), a priori miroir de la masse de spectateurs derrière leurs écrans. Pour Bill Kelley, professeur de psychologie à Dartmouth, « le rire des autres, même enregistré, déculpabilise […] encourage à se laisser aller. Le cerveau a l’impression de participer à une expérience collective ».
Cependant, notons que ces stratégies du rire, plus ou moins heureuses car souvent très artificielles, supposent une communauté linguistique, culturelle et/ou historique pour atteindre un certain public. « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde » affirmait Pierre Desproges. L’humour doit s’adapter aux sociétés pour être une arme communicationnelle efficace, l’échec de Charlie Hebdo en Allemagne en 2017 en est un parfait exemple (la version allemande a cessé les tirages au bout d’un an suite à un fiasco commercial).
Le capitalisme de l’humour
L’humour est aussi un vecteur d’informations privilégié par la publicité pour son apparente légèreté qui en ferait presque oublier le côté marchand systématique à l’œuvre. Le publicitaire a en effet tout intérêt à effacer le « cadre primaire » de l’interaction dont parlait Erving Goffman, à savoir le cadre commercial et l’incitation à l’achat. Il s’agit d’établir un rapport de connivence, presque amical et horizontal avec le consommateur potentiel, en le distrayant et en l’amenant à rire, dans le but de créer un attachement et une fidélisation à la marque. On peut alors citer l’exemple de la célèbre marque de smoothie Innocent qui se présente d’emblée comme une marque de “boissons délicieuses et 100% naturelles pour gens sympas”, et qui ne cesse de jouer sur les valeurs de proximité et d’authenticité par le biais de petits mots adressés au consommateur.
Force est également de constater que les néo-consommateurs décryptent de mieux en mieux les stratégies marketing à l’œuvre derrière les produits. C’est pour cette raison que les marques détournent de plus en plus leurs codes par le biais de l’humour : en riant d’elles-mêmes et en présentant d’emblée leurs limites, elles sont d’une efficacité redoutable. La publicité et l’art de l’humour entretiennent donc des liens très forts et cultivent de nombreuses similitudes. Les jeux de mots sont d’ailleurs autant utilisés par les humoristes que par les marques pour dynamiser leur discours dans les médias. Ces campagnes d’affichage de Kronenbourg (2015) et d’Heineken l’illustrent bien en jouant sur les syllepses (glissements de sens).
Le rire s’infiltre également au sein des stratégies d’entreprise en raison de son pouvoir communicationnel. De nombreuses entreprises font appel à des humoristes pour des spectacles parfois sur commande, des scènes de coaching ou de consulting lors de plans de restructuration comme le fait Serge Grudzinski. L’artiste s’inscrit alors dans la politique de communication et de développement de l’entreprise et est rémunéré dans ce sens.
La pilule du rire
Ainsi, l’humour protéiforme s’immisce dans toutes les couches médiatiques de notre société pour informer, provoquer, séduire ou pacifier mais peut-on tout faire passer dans un éclat de rire ? Cette injonction permanente alimente des réticences à l’instar de Fabrice Luchini qui n’hésite pas à parler de « tyrannie du rire obligatoire », alors même que le rire va traditionnellement de pair avec la liberté d’expression et se présente comme l’apanage des régimes démocratiques.
Si le rire se perd et devient diktat, ne faudrait-il pas repenser sa nature première qui est celle de faire communauté et société ? Et s’il existe un véritable engouement des médias autour du rire, faudrait-il alors comprendre que c’est dans ce trait proprement humain que résident notre principale faiblesse mais aussi, paradoxalement, notre plus belle force de résistance et d’imagination ?
SOURCES
> Alain Vaillant et Roselyne de Villeneuve, Introduction (p.11 -18), Le rire moderne, 2013 https://books.openedition.org/pupo/3615?lang=fr
> Olivier Mongin (ancien directeur de la revue Esprit), Conférence “Éclats de rire” à la Maison européenne des sciences de l’homme et de la société, 27 mars 2013 https://www.canal-u.tv/video/meshs/eclats_de_rire_olivier_mongin.12270
> Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, 1900
> Erving Goffman, Isaac Joseph et Michel Dartevelle, Les Cadres de l’expérience, 1991
> Entretien d’Alain Vaillant pour le Monde, “Le rire agressif est une tradition française”, mars 2018
> Sarah Zanetti (planneur stratégique), “Marques : l’humour, arme de séduction massive”, 2016 https://fr.logic-design.com/fr/blog/avis-expert/marques-lhumour-arme-de-seduction-massive/
IMAGES
> Jacques Chirac en Nouvelle Calédonie, AFP
> Tableau d’Antonello de Messine : http://theswedishparrot.com/le-premier-sourire-de-la-peinture-portrait-dhomme-par-antonello-da-messina/
> Le Journal pour rire : https://fr.shopping.rakuten.com/offer/buy/163061958/tres-rare-le-journal-pour-rire-7-londres-par-bertall-pech-randon-1851-de-bertall.html
> Charlie Hebdo : http://www.stripsjournal.com/archives/2018/05/16/36409019.html
> Pub Innocent : https://lareclame.fr/innocent-parole-annonceur-sophie-bodin-159969 et http://www.weneedcafeine.com/innocent-art-raconter-histoire-de-marque/
> Pub Kronenbourg : https://piwee.net/1-pub-kronembourg-amusante-metro-210415/
> Pub Heineken : http://www.alcooclic.com/la-saga-des-affiches-heineken/