Le smartphone peut-il rendre heureux ?
« Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. […] C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui se tuent et qui se pendent. »
Pascal, dans cet extrait des Pensées (1670), affirme une vérité qui rejoint le bon sens: le bonheur est la fin de toutes nos actions, peu importe le moyen. Qui, en effet, ne choisirait pas le bien-être face à la souffrance, quelle que soit la situation ?
Pour le philosophe, toutefois, seule la foi en Dieu permet d’atteindre un bonheur durable et véritable. Mais Pascal n’a vécu ni l’avènement du smartphone, ni la création de la psychologie positive. Or l’association de ces deux tendances apporte, à en croire certains, une solution pour tous à l’éternel problème de la quête du bonheur.
En effet, des applications toujours plus nombreuses proposent aujourd’hui un bien-être sur mesure alliant collecte de données et recherches en sciences cognitives. Comment comptent-elles guider les individus vers le bonheur ? Quel revers de la médaille cache cette alliance entre développement personnel et nouvelles technologies ?
Le Quantified self : IPhone dans la main pour un esprit et un corps sain
Le Quantified Self est une tendance moderne consistant à collecter certaines données de sa vie personnelle dans le but d’optimiser ses comportements afin d’améliorer sa santé, sa productivité ou son bien-être. Les mesures les plus répandues sont la distance parcourue par un individu, son rythme cardiaque et sa géolocalisation. A partir de ces éléments, un algorithme peut détecter quand l’individu fait du sport, dort, est stressé ou joyeux, se déplace ou reste chez soi, etc. Saupoudrez cela de sciences cognitives et vous pourrez, avec votre smartphone, ressentir un bien-être toujours croissant grâce à une amélioration continue de vos comportements.
Certaines applications sont compatibles avec « Apple Santé » qui, associé à une « Apple Watch », peut dores et déjà mesurer votre rythme cardiaque, le nombre de pas parcourus par jour, savoir si vous êtes assis ou debout, entre autre. C’est le cas, par exemple, de l’application « Aura », qui propose des « suivis de vos humeurs » pour « vous rendre plus heureux ». Elle vous accompagne également à adopter de nouvelles habitudes telle que le journal de gratitude, la méditation, le sport, etc. Autant d’exercices « courts et validés par la science » (sous-entendu: par des études de psychologie). Le bonheur serait-il à portée de pouce?
De nombreuses applications se cantonnent à une simple mesure du bien-être par l’individu lui-même. L’application RealLifeChange, par exemple, se décrit comme « la première application qui prend en compte toutes vos interactions sociales, humeurs, décisions et émotions que vous expérimentez tous les jours, et les classe par type, intensité et location, vous donnant ainsi un retour pour que vous puissiez améliorer votre vie d’un point de vue pratique» (description sur le Play Store).
Ainsi, en repérant les facteurs de bien-être dans votre vie, vous pouvez trouver votre propre recette du bonheur. Vous vous sentez mieux après avoir couru 5 km pendant 40 minutes? Une notification vous poussera à le faire 3 fois par semaine. Votre humeur s’améliore quand vous dormez 8h plutôt que 7h50? Un algorithme le détectera et votre téléphone s’éteindra au moment de dormir… etc.
En transformant des ressentis subjectifs en données, ces applications ne nous disent pas seulement ce qui nous rend heureux (a priori, nous le savons déjà), elles servent à l’objectiver. La relation entre habitudes et bien-être est plus marquante si on la voit sur un écran. Ces apps nous encouragent ensuite à tester de nouveaux comportements pour en ressentir les effets bénéfiques; ainsi, la quête du bonheur devient une quête pragmatique.
Cette tendance permet à chacun d’augmenter son bien-être, pour peu qu’il ait un smartphone. Elle est en cela éminemment positive. Mais faisons nous l’avocat du diable un court instant: quels dangers potentiels recèlent ces applications ?
Contrôler son bonheur, oui, mais jusqu’où?
Le principe de ces applications est celui de la boucle de rétroaction: je me comporte de telle manière, j’analyse l’effet de ce comportement sur mon bonheur, puis je modifie mon comportement ou le conserve. Toutefois, on pourra toujours être plus heureux qu’on ne l’est maintenant. Alors, où s’arrêter?
Chris Dancy, de son doux surnom « digital Jesus » (rien que ça), est un personnage excentrique qui a fait les frais des dangers du Quantified Self. Emballé par cette mode, il décide en 2008 de recueillir des données sur lui-même en bourrant son smartphone d’applications et sa maison de capteurs, analysant ainsi ses déplacements, son rythme cardiaque, mais aussi son rythme urinaire, son environnement sonore, olfactif…
A partir de cela, il module chaque élément de sa vie (sommeil, musique qui l’entoure, fréquentations…) pour observer les répercussions sur son humeur. En moins de deux ans, les résultats sont frappants: il perd du poids, arrête de fumer, cesse de crier, décroche de la drogue…
Mais, lui qui rêvait de contrôler sa vie pour lui donner un tour plus positif, il sombre petit à petit dans la folie et la dépression. Le contrôle devient en effet excessif: « si je parlais trop fort, le capteur le remarquait et baissait les lumières. Si je n’avais pas fait de sport de la journée et que la météo disait qu’il allait pleuvoir dans deux heures, la lumière se mettait à clignoter », avoue-t-il dans une interview. Il a de plus en plus «l’impression de disparaitre », comme si son identité ne se fixait jamais. Aujourd’hui, fort de cette expérience, il défend un rapport plus raisonné aux technologies.
Les applications décrites précédemment sont bien sûr très éloignées de l’horreur que raconte Chris Dancy, qui était pour sa part obsédé par la maitrise de son psychisme. Mais gardons en tête qu’avoir la sensation de contrôler ses émotions positives peut vite s’avérer grisant, et donc potentiellement dangereux.
Vous êtes responsable de votre bien-être
D’autre part, avoir la sensation de maitriser ses émotions positives amène à s’en sentir responsable personnellement. Or, la cause de nos souffrances ne dépend pas toujours seulement de nous. Par exemple, une situation professionnelle engendrant du stress peut être provoquée par une surcharge d’heures de travail ou une hiérarchie pesante. Diminuer son stress à coup de footing et de méditation n’arrangera pas forcément les choses; ne rien faire risque même, à long terme, d’augmenter le mal-être de l’individu plongé dans ces contraintes collectives.
Dans Happycratie, Eva Illouz et Edgar Cabanas blâment fortement la psychologie positive. Ce courant de la psychologie trouve ses racines idéologiques, selon eux, dans l’utilitarisme de J. Bentham. Pour ce philosophe anglais du début du XIXe siècle, le bonheur collectif est la somme des bonheurs individuels, sans plus. On oublie ainsi l’influence des régimes politiques et économiques sur lequel l’individu n’a qu’une faible prise (à lui seul). Vous vivez dans un régime politique dictatorial? Méditez donc 3 fois par semaine, ça ira mieux après. Vos revenus sont en-dessous du seuil de pauvreté? Oui, mais avez-vous essayé le journal de gratitude?
Collecter des données sur soi-même pour trouver le bonheur fait oublier à l’individu que les clés de son bien-être se trouvent également dans la société et les groupes sociaux auxquels il fait partie. Les leviers d’action ne sont pas forcément individuels, ils peuvent être collectifs ou politiques.
Responsabiliser l’individu le pousse en outre à se sentir coupable personnellement s’il ne parvient pas se sentir mieux: « avec la psychologie positive, le malheur et la pauvreté deviennent une question d’échec psychique».
Pour reprendre les mots d’une interview d’Eva Illouz: «la psychologie positive a [créé] un néolibéralisme de la souffrance: au lieu de parler de la souffrance collective, la psychologie privatise la souffrance en vous en rendant seul propriétaire, avec des droits d’auteur qui plus est. »
Une part indéniable du bien-être se joue sur le plan individuel, de nombreuses recherches modernes en psychologie en attestent. Chercher le bonheur grâce à son smartphone est un but tout à fait louable et, à en croire les notes laissées par les internautes, cela fonctionne. Il est toutefois nécessaire de prendre garde à l’intrusion des technologies dans notre intimité, et d’interroger la croyance (fausse) selon laquelle nous sommes les maitres absolus de nos vies et de notre bien-être.
Matéo Parent
Sources:
Pascal, Pensées, 1670, Pensée 138, édition Michel Le Guern
Page Wikipédia du « Quantified Self »
Matt Killingsworth, « Want to be happier? Stay in the moment. », Conférence TEDxCambridge
Description de l’application « Aura » sur Play Store
Description de l’application « ReallifeChange » sur l’Apple Store
Page internet « Apple Health » sur le site officiel d’Apple
Xavier Comtesse, « Du Quantified Self au Quantified Bot, les risques d’une pratique en vogue », objetconnecte.com, 11/02/2016
Claire Richard, « L’homme le plus connecté du monde s’est fait dévorer par ses données », L’Obs (en ligne), 09/09/2016
Liana Babluani, « Qu’a-t-on à apprendre du Digital Jesus ? », FastnCurious (en ligne)
Nicolas Santolaria, « L’« happycratie » ou la dictature du bonheur », Le Monde (en ligne), 26/08/2018
Marie Lemonnier, « Eva Illouz : « l’idéologie du bonheur est le bras armé du capitalisme » », L’Obs (en ligne), 25/08/2018
Visuels:
Capture d’écran de l’application « apple santé », © Apple
Chris Dancy, « l’homme le plus connecté du monde ». © David White pour Fairfax media
Couverture de Happycratie, © Premier Parallèle éditions