Médias, Société

La Joconde: renouvellement de l’expérience muséale contemporaine

Qui n’éprouve pas de la fascination pour le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci ? Cinq siècles après sa création, le célèbre tableau de 77 cm de haut sur 53 cm de large est à l’acmé de son succès. À la belle saison, plus de 30 000 visiteurs piétinent chaque jour pour se retrouver face à Mona Lisa – la plupart munis d’un appareil photo ou d’un téléphone portable. Parmi eux, de nombreux touristes européens et internationaux perpétuent le succès de ce tableau devenu iconique.

 La Joconde : une œuvre devenue incontournable

 

 

La sur-affluence de ces derniers mois pour venir admirer ce tableau est la conséquence de deux évènements. D’une part, l’investissement du Louvre par le couple Beyoncé et Jay’z pour le tournage de leur clip «Apes**t » paru en juin 2018, rendant cette institution historique ultra médiagénique au point qu’un parcours spécialement dédié aux oeuvres apparaissant dans le clip a été créé. D’autre part, le déménagement temporaire du tableau le 17 juillet 2019, en raisons de travaux. L’œuvre, qui se trouvait auparavant dans la salle des États, a été temporairement déplacée à l’entrée de la galerie Médicis. L’attention qui lui est portée a donc été démultipliée puisque le visiteur se trouvait nez à nez avec Mona Lisa dès son arrivée en haut de l’escalator menant au deuxième étage.

Pour une visite réussie, la Joconde sur ta To See List

 

 

Admirer la Joconde semble être devenu un habitus muséal intrinsèque au Louvre, dépassant les frontières de notre hexagone. Ce phénomène interroge l’existence d’une attraction universelle pour ce tableau.

Certains évoquent sa mystérieuse expression bucale de coin en coin, qui produit chez le spectateur des émotions différentes selon l’orientation de son regard. Margaret Livingstone, chercheuse et neurologue à Harvard, démontre qu’une vision d’ensemble du visage de Mona Lisa construit l’impression d’un sourire, du fait des ombres qui contrastent autour. À l’inverse, une vision focalisée sur ses lèvres, sollicitant la région centrale de la vision, et non des régions périphériques, fait disparaître cette impression.

D’autres font l’hypothèse que cette fascination multiculturelle pour la Joconde tiendrait de son histoire. Rappelons que l’œuvre a gagné en notoriété après la médiatisation par la presse de son vol par l’italien Vincenzo Peruggia, qui avait l’intention de rendre l’œuvre à son pays d’origine. Pourtant, il n’y a actuellement aucun médiateur au Louvre pour conter cette histoire au grand public. 

Enfin, d’aucun évoquent l’effet « Mona Lisa » : la sensation d’être observé par le modèle, limpression que ses yeux suivent ceux du spectateur. Le fameux « regard caméra ».

 

La disposition des médiations

Plus que pour toute œuvre, la réussite de cette illusion d’optique pose la question du rapport à la distance, paramètre technique essentiel à prendre en compte dans les dispositifs de médiations pour que l’aura de l’œuvre puisse se diffuser.

En fait, la fascination pour ce tableau est en partie expliquée par Neil Mac Gregor, le directeur du British Museum, qui estimait que l’œuvre pouvait se définir « par sa nature ambiguë, seule apte à polariser la foule des désirs universels ». Cette fascination universelle pour le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci ne relève donc pas d’un jugement esthétique unanime quant à sa beauté. Elle est plutôt relative à son génie technique et aux effets qu’il induit.

Alors que le lieu muséal dans l’époque contemporaine se voit expériencialisé par le selfie, Mona Lisa peut jouer le rôle ambigu de spectrum et de spectator d’après les rôles définis par Roland Barthes, qui réfléchit à la photographie dans La Chambre Claire. Effectivement, elle est à la fois celle qui est regardée, photographiée, et celle qui regarde, grâce à l’effet d’optique produit par son créateur. Réalisée dans un cadre résolument moderne, la Joconde joue un double jeu avec celle ou celui qui la rencontre, puisque leurs rôles respectifs de spectrum et de spectator s’interchangent. Quand ce dernier devient opérator – celui qui photographie, ou se photographie avec le selfie –, il intègre et s’approprie les dispositifs du musée pour se mettre en scène avec l’œuvre, exaltant son estime personnelle.

Une époque à l’épreuve de son expériencabilité

 

 

De juillet à octobre, le temps où la Joconde a été déplacée, le lieu muséal est devenu le théâtre de diverses expériences subséquentes. Des foules d’individus atomisés s’agrègent, se doublent et se gênent pour pouvoir prendre une photo, un selfie avec Mona Lisa, de manière mimétique et usuelle.

Du fait des bousculades, le musée a modifié l’expérience tarifaire du visiteur qui a pu se voir éjecté de la file s’il n’avait pas réservé de billets, ceux-ci étant passés de 15 à 17 €. Qui plus est, en l’espace de ces quelques mois, les réservations sont devenues obligatoires. Par ailleurs, le musée a aussi instauré une expérience statuaires, ouvrant exceptionnellement ses portes aux « membres Bienfaiteurs et Sociétaires, et leurs invités, [qui] sont conviés à […] visiter en privé l’exposition Léonard et redécouvrir la Joconde dans la salle des États rénovée. ». 

En somme, ce qui a changé, c’est ce qu’Olivier Aïm nomme « le régime d’exposabilité de l’œuvre », puisqu’il faut aujourd’hui « prendre rendez-vous » avec elle. Et ce malgré l’amélioration des dispositifs de médiation constatés depuis la fin des travaux, dont notamment la circulation des visiteurs, qui s’est fluidifiée dans la salle des États grâce à un nouveau circuit.

Enfin, l’expérience muséale contemporaine est victime d’une standardisation de son mode de consommation. Comme en témoigne l’article de La Croix ci-contre : « Postés tous les dix mètres, le visage crispé, les gardiens se sont mués en agents de la circulation, faisant des moulinets, criant des « don’t stop moving ! » » ou encore « Une photo et on y va ! ». Le rapport à l’œuvre d’art est ici normalisé et associé à la pratique de la photographie qui, permettant de “saisir” rapidement le tableau, remplace l’expérience de contemplation, privant l’oeuvre de sa valeur cultuelle. Cette dernière est stressée, tout comme le spectateur, qui n’a pas le temps de s’étonner de ses effets et subtilités. 

Walter Benjamin, déjà en 1935, écrivait avec intuition L’œuvre dart à l’époque de sa reproductibilité technique. Il y a montré l’impact des nouvelles médiations sur les œuvres d’arts et les rapports des publics avec elles. Dans le cas de la Joconde, les smartphones et autres appareils poussent la reproductibilité technique à son paroxysme. Le téléphone et  l’appareil photo deviennent des moyens privilégiés de circulation et d’appropriation des œuvres d’art. En outre, l’ère numérique offre à tout utilisateur son propre espace qu’il n’a plus à partager. Ainsi, en plus de pouvoir reproduire l’œuvre, il est libre – dans les limites de la standardisation -, de la ranger et la classer à l’envie dans sa « muséothèque ». Les nouveaux médias questionnent in fine les rapports de distance, de réalité et de performance à l’oeuvre, le tout en exaltant sa médiagénie. 

Les deux évènements qui ont récemment concerné la Joconde ont donc permis au musée d’expérimenter de nouvelles médiations matérielles. Celles-ci ont malheureusement tendu à sérialiser l’expérience de l’œuvre selon des processus marchands. Cependant, elles nous permettent aussi de voir comment les nouveaux médias sont capables, comme le décrivait déjà Marshall McLuhan dans les années 1960, d’installer une nouvelle “écologie muséale” : elles sont des technologies qui n’agissent pas comme des contenants neutres mais qui participent pleinement à la modification de l’ensemble de l’expérience muséale. Elles modifient la façon dont on appréhende les oeuvres, dont on les regarde, dont on les comprend et dont on les pense. 

Valentin FERRY


Sources :

GIGNOUX Sabine, La Croix, « Le Louvre débordé par le succès de « La Joconde », 20/08/2019

GIGNOUX Sabine, La Croix, « La Joconde, pourquoi tant de « aime » ? DOCUMENTAIRE », 11/01/2005

ParisCityVision, https://www.pariscityvision.com/fr/paris/musees/musee-du-louvre/la-joconde-son-histoire-ses-mysteres 

Le Point, « Louvre : « La réservation sera obligatoire d’ici à la fin de l’année » », 06/08/2019

 Presse Louvre, « Réouverture de la salle des Etats rénovée La Joconde retrouve sa place », 07/10/19

 

Crédit photos (dans l’ordre)

 Le Point 

La Croix 

Arte.tv

Amis du Louvre

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