Comment lire est (re) devenu cool ?
Disclaimer : même si ça l’a toujours été !
Ce papier est publié dans le cadre du concours d’article proposé par FastNCurious en 2022 sur le thème « Représentations ». Chjara Ciavatti, son auteure, a remporté le prix du meilleur article.
Dans l’imaginaire collectif, la lecture est réservée à une élite intellectuelle aux faux-airs de la populaire dark academia aesthetic, que l’on retrouve abondamment sur les réseaux sociaux. La crise sanitaire ayant engendré la fermeture temporaire et plus ou moins prolongée des écoles, collèges, lycées et établissements d’enseignement supérieur, cette sous-culture n’a jamais été autant à la mode – le hashtag #darkacademia ne comptabilise pas moins de 2,1 milliards de visionnages sur TikTok. Finalement, adhérer à cette esthétique durant le confinement était peut-être avant tout un moyen pour les élèves de prendre le contrepied d’interminables et monotones cours en Zoom. C’est ainsi que les jeunes générations participaient à la cristallisation d’une esthétique autour de la valorisation de la culture de l’apprentissage, en convoquant notamment un répertoire d’images fantasmées sur l’expérience universitaire (entre style dandy, musique romantique, bibliothèques et sculptures antiques sous filtre sépia), où gravite principalement la lecture, comme passe-temps presque parnassien – Le Maître des Illusions, de Donna Tartt, y trôned’ailleursen roi.
Quand a-t-on donc décidé que l’objet-livre était sexy ?
Pour autant, lire reste une occupation intime qui ne se prête pas à l’exhibition. On lit dans sa chambre, sur son canapé, parfois dans le métro et plus rarement au parc. La plupart des vidéos des communautés BookTok, BookTube, Bookstagram se déroulent bien souvent sur fond de bibliothèque personnelle. Quand a-t-on donc décidé que l’objet-livre était sexy ? En 2019, Bella et Gigi Hadid se font photographier par des paparazzis tenant des livres sous le bras, à la main, et s’en servant même parfois pour se protéger des flashs indésirables. Entre accessoire de mode et capital culturel, difficile de s’y retrouver tant la mise en scène est réussie. Les top-modèles, qui, bien souvent confinées à des idéaux purement esthétiques, osent –progressivement – sortir du carcan qui leur était imposé : « sois belle et tais-toi ».
Donc, lire en public ou montrer qu’on investit la lecture, c’est aussi permettre de légitimer ses prises de parole et position car la dentelle de calais est au luxe ce que la lecture est aux intellectuel·elle·s – d’ailleurs, c’est bien connu, Bill Gates lit tous les jours pour « apprendre de nouvelles choses et mieux comprendre le monde ». C’est ainsi que dans cette optique, la top-modèle américaine Kaia Gerber ouvre son club de lecture numérique en plein confinement, en avril 2020. Elle organise des événements hebdomadaires en direct sur sa page Instagram et y invite des personnalités publiques, comme l’autrice Alisson Wood, l’actrice Daisy Edgar-Jones, l’acteur Paul Mescalet même des collègues mannequins comme Emily Ratajkowski, pour échanger autour de son livre alors récemment sorti : My Body.
Parlons-en, d’ailleurs, de ce phénomène d’auteur-célébrité dont les éditions américaines raffolent. Parce que l’influenceur·euse a déjà su fidéliser une communauté, celle-ci n’est plus à constituer… car la production littéraire se double désormais d’un storytelling devenu indispensable. Mais, le livre d’Emily Ratajkowski, en plus d’illustrer un phénomène éditorial, propose des réflexions résolument féministes sur les dynamiques perverses des industries de la mode et du cinéma, le traitement des femmes, la fétichisation culturelle de la beauté féminine et les rapports étroits entre sexualité et pouvoir. Finalement, en écrivant sur la marchandisation de son corps et les abus qu’elle a subis tout au long de sa carrière – sans pour autant s’inscrire dans la trauma aesthetic (#traumacore), très célèbre sur les réseaux sociaux – Emily Ratajkowski revendique son droit d’expression et son livre devient l’objet de sa lutte. Logique, donc, que la jeune mannequin l’ait proposé dans son club de lecture… parce que finalement, exposer, c’est dénoncer ?
Rendre le livre cool, c’est aussi faire en sorte de proposer aux jeunes générations, adeptes des réseaux sociaux, des ouvrages susceptibles de leur plaire. Si TikTok obtient presque la parité hommes-femmes parfaite en termes d’utilisateurs, il en est tout autre pour BookTok… parce que si lire, c’est sexy, seule la communauté féminine semble vraiment convaincue. Elle réinvestit les classiques avec Dostoïesky –parce que ses romans revêtent un caractère mystérieux, qui est de fait, forcément cool – et elle dévore la littérature contemporaine, avec Taylor Jenkins Reid (qui réunit tous les codes dans Daisy Jones and The Six, pas étonnant qu’il ait été coup de cœur de l’actrice Reese Witherspoon* qui produit la série à venir). Mais, la communauté BookTok, c’est aussi et surtout de la romance young adult avec des autrices comme Madeline Miller, Colleen Hoover, Emily Henry… et d’autres qui ont le vent en poupe grâce à l’engouement que leurs livres a créé sur TikTok. BookTok s’approprie les tendances de la plateforme et produit un contenu au sociolecte spécifique (TBR/PAL, one bed trope, bookboyfriend, POV, plot twist, ennemies to lovers, recs, reading wrap up, etc.). Alors que les écrivain·e·s promeuvent désormais leurs ouvrages via les réseaux sociaux en vogue – et en proposant ainsi un véritable espace de dialogue avec leurs (potentiel·le·s) lecteur·rice·s – les partenariats entre influenceur·euse·s littéraires et maisons d’édition deviennent monnaie courante et les librairies, elles, ont tout compris en proposant une étagère, voire plusieurs, dédiée aux livres tendances sur BookTok, BookTube, Bookstagram.
*Reese Witherspoon a également fondé un club de lecture, en avril 2015.
Finalement, ces communautés permettent d’alimenter des fandoms, qui ne sont pas sans rappeler celles constituées par l’essor de Wattpad au début des années 2010. Wattpad recensant majoritairement des romances, certaines d’entre elles sont parfois – même si rarement –publiées suite à leur succès. La saga littéraire After d’Anna Todd fait partie de ces bien heureuses et témoigne de l’apparente inhérence entre littérature contemporaine et pop culture, les romans de cette dernière constituant une fanfiction inspirée des figures du boys band One Direction. Pour séduire les lecteurs et lectrices, il faut donc écrire sur ce dont ils sont fans, en romantisant l’expérience bien sûr.
Donc, oui, lire et le montrer augmente automatiquement votre capital « coolitude ». Comme Dua Lipa, on n’hésite plus à occuper son dimancheen lisant, de préférence L’Étranger dans un café : lire, c’est (re)devenu à la mode, donc autant que tout le monde le sache.
Chjara Ciavatti
Sources :
Celebrities are turning into bookworms (why though?), Alice Cappelle (YouTube) [consulté le 01/05/22].
« Bill Gates », GoodReads author, GoodReads [consulté le 01/05/22].
Reproduction in Education, Society and Culture, de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron [consulté le 01/05/22].
« Cottage Core, Dark Academia, Y2K… Le renouveau des esthétiques sur les réseaux sociaux », par Pauline Petit, France Culture [consulté le 01/05/22].
Entrée « #darkacademia » sur TikTok [consulté le 01/05/22].
Illustration : © Bilal Berkat