Vous ne passerez pas!
C’est officiel. Le 28 septembre, Instagram a intégré la redoutable liste noire des sites interdits en Chine continentale. Le célèbre réseau social, fondé sur le partage d’images et de vidéos, rejoint ses compatriotes américains Facebook, Youtube, et Twitter à la frontière… « Vous ne passerez pas ! » C’est par cette réplique culte du grand Gandalf que se résume le dialogue entre Pékin et les États-Unis en matière de digital, à quelques exceptions près. Certes, il ne s’agit pas d’un affrontement entre un magicien et une créature démoniaque, mais Pékin semble mener une véritable lutte pour exclure les concurrents occidentaux de son territoire. Retour sur les faits qui lui sont reprochés.
Les autorités chinoises ont décidé fin août de modifier les règles du jeu politique de Hong-Kong. Les candidats aux élections de 2017 seront préalablement choisis par le comité électoral chinois avant d’être présentés à la population de l’ex-colonie britannique. Indignés par cette disposition jugée profondément liberticide et contraire aux « standards internationaux du suffrage universel », les premiers manifestants sont descendus dans les rues dès le 22 septembre. Principalement d’origine étudiante, le mouvement de contestation n’a cessé de grandir. Le ralliement du mouvement de désobéissance civile Occupy Central le 28 septembre a permis aux manifestations d’acquérir une plus grande visibilité. Fondée en 2013 par Benny Tai Yiu-ting, professeur de droit, cette organisation pro-démocrate a offert à la révolution des parapluies d’Hong-Kong une couverture médiatique sans précédent, notamment sur Instagram.
Plus de 60 000 publications mentionnant le tag #occupycentral ont été recensées au 15 octobre. La plateforme de partage d’images était un des seuls lieux du cyberespace qui donnait à voir la violence des répressions policières, dont les attaques aux gaz lacrymogènes. Chaque mois, Instagram regroupe plus de 150 millions d’usagers. Les statistiques officielles quant aux utilisateurs chinois demeurent inexistantes, mais le fondateur Kevin Systrom a déclaré qu’en 2011, l’application était téléchargée près de 100 000 fois par semaine en Chine. L’intérêt que portent les internautes à ce réseau social paraît donc difficilement contestable.
Une question reste pourtant sans réponse : cette décision est-elle définitive ? Les autorités chinoises, en l’interdisant, ont voulu parer à une éventuelle propagation du « virus démocratique » en Chine continentale. Si l’on se tourne vers les événements antérieurs, la réponse est claire. Cinq ans plus tôt, en 2009, les émeutes ethniques survenues dans la région du Xinjiang ont entraîné la fermeture immédiate de Facebook et de Twitter, qui restent aujourd’hui inaccessibles pour l’internaute chinois moyen. Assimiler les politiques autoritaires de Pékin seulement à une idéologie liberticide semble toutefois réducteur pour comprendre la situation.
En effet, le comportement sectaire de la Chine sur le plan digital paraît tout à fait logique du point de vue économique. Il s’agit moins d’une opposition aux Américains que d’une profonde envie de la part de la Chine d’apposer son empreinte sur l’Internet mondial. L’enquête de terrain menée chez les géants du net chinois par Frédéric Martel en avril 2014 permet d’y voir plus clair. En théorie, rien n’interdit à un site américain d’être présent sur l’Internet chinois, mais les autorités ont réussi à bloquer une bonne partie de ses concurrents grâce à des accidents politiques. La fermeture précédemment évoquée de Facebook et de Twitter en 2009 coïncide plutôt bien avec le lancement des premiers « weibos » (sites de micro-blogging) par Sina, le plus grand portail de divertissement du pays. De nombreux équivalents aux autres services connus en occident sont disponibles, Renren (équivalent de Facebook), Youku (YouTube), QQ (MSN), Meituan (Groupon), Weixin (WhatsApp), et le plus connu, Baidu (Google). Ces sites, qui reposent sur des fonctionnalités identiques aux originaux, ressemblent plus à des clones qu’à des innovations dignes de ce nom.
Comment échouer quand on imite un modèle qui marche mondialement ? Avec plus de 630 millions d’internautes, le cyberespace chinois représente un marché particulièrement fructueux, où les enjeux économiques s’avèrent être tout aussi importants que les autres. L’Internet chinois mérite peut-être son surnom de « Great Firewall » (grande muraille virtuelle) mais comme l’a expliqué Frédéric Martel suite à ses investigations dans ce qu’on pourrait appeler « la silicon valley chinoise », il est nécessaire de passer au-delà du simple constat de censure généralisée pour comprendre les agissements des autorités. Il ne s’agit pas seulement d’une alternative à l’internet occidental mais d’un patriotisme qui se décline sur le mode économique.
Le comportement de la Chine paraît presque pathologique. La grande puissance mondiale serait-elle atteinte du syndrome “Docteur Jekyll et Mr Hyde” ? À la fois omniprésente dans la mondialisation des échanges productifs et hyper-protectrice dans le secteur digital… Si la qualité de la croissance est assurée au détriment de la parole, la liberté de communiquer est une illusion bien cher payée !
Karina Issaouni
Sources
lemonde.fr
kriisiis.fr
SMART, enquête sur les internets – Frédéric Martel, éditions Stock, 2014
Crédits Photos :
The Lord of the Rings, The Fellowship of the Ring, 2001, Peter Jackson