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#Hashtag My Ass

Depuis la mise en application de la réforme orthographique annoncée par le gouvernement, des voix s’élèvent pour défendre l’accent circonflexe. Le succès du hashtag « #JeSuisCirconflexe » révèle la polémique que suscite cette réforme. Mais pourquoi utiliser un hashtag pour réagir ou se battre ? Sait-on exactement ce que cela engage ? En réalité,  beaucoup de personnes utilisent le hashtag sans le comprendre. Alors #utile ou #insupportable ?
#Késako
Le hashtag est composé d’un signe typographique, le croisillon, accompagné d’un ou plusieurs mots-clés. Appelé mot-dièse ou mot-clic au Québec, il est un marqueur de métadonnées. Autrement dit, c’est une donnée qui permet d’en organiser une autre.  En effet, cet outil a un rôle centralisateur sur les réseaux sociaux : il trie les publications en fonction de leur thème.
Dans le cas du #JeSuisCirconflexe, si un utilisateur le place dans un tweet, ce dernier sera reconnu comme faisant réaction à la nouvelle réforme. De cette manière, le hashtag permet de relier entre eux des tweets relatifs à un sujet donné pour former l’équivalent d’une conversation. Cela permet de transformer des évènements disparates en résumé des réactions. Il y a dans cet outil une volonté d’unification et de rassemblement. Grâce à son affiliation, ce tweet sera ensuite susceptible d’atteindre un public virtuellement infini.

A l’origine, le croisillon sert à référencer des conversations sur IRC (protocole de communication textuelle sur internet) qui sont de cette manière retrouvables. Suite à la suggestion de l’un de ses utilisateurs qui voulait améliorer le filtrage de contenu, twitter a intégré cette fonction en 2007.

Il aura fallu attendre 2009 pour que Twitter commence à renvoyer le croisillon en liens hypertextes qui mène à une liste exhaustive des messages contenant le même hashtag. Facebook a suivi en 2013 et a été ensuite rejoint par Google+ ou encore Instagram.
Dans sa documentation,  Facebook donne la définition suivante : « Les hashtags permettent de transformer des sujets de discussion et des locutions en liens « cliquables » dans des publications sur votre journal personnel ou votre page. Ils permettent de trouver plus facilement des publications sur des sujets précis. ».
Le choix du symbole est intéressant parce qu’il fallait en trouver un qui puisse être produit par n’importe quel appareil : il ne restait plus qu’à choisir entre l’astérisque et le croisillon. L’usage s’étant rapidement répandu sur Twitter, un autre utilisateur propose de nommer ce signe hashtag ( que l’on pourrait traduire par “étiquette marquée par le signe dièse”).
 #Pourquoi ?
Aujourd’hui, le hashtag est devenu banal mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas un simple élément de décoration. La définition du Journal Officiel de la République Française insiste sur les fonctions de ce hashtag : « suite signifiante de caractères sans espace commençant par le signe #, qui signale un sujet d’intérêt et est insérée dans un message par son rédacteur afin d’en faciliter le repérage ».
C’est la fonction essentielle du hashtag. Suivant cette définition, il devient évident que ce hashtag est intéressant dès que l’on souhaite faire de la veille sur internet ou dialoguer autour d’un sujet important. Mais ce n’est pas son unique fonction. Chirpify en a par exemple fait un système d’achat : en récupérant les informations sur ses utilisateurs, la plateforme disposait d’une base de données pour envoyer des échantillons aux intéressés. Le hashtag peut donc s’avérer très utile mais un néophyte aura de grandes difficultés à le comprendre et à rentrer dans cette communauté d’intérêt.
De surcroît, il ne faut pas confondre le hashtag avec les détournements ironiques auxquels il est sujet. Un hashtag repose avant tout sur sa capacité d’indexation. Quand une personne utilise le croisillon pour désigner une humeur, une situation ou un contexte, on ne peut plus parler de hashtag : le symbole est utilisé de manière humoristique ou informative mais ne peut plus être désigné comme un hashtag car il perd sa fonction première. Autrement dit, on utilise le mot hashtag à n’importe quelle sauce comme l’illustre parfaitement cette vidéo de Jimmy Fallon & Justin Timberlake.

Toutefois, cela n’empêche pas de manier le hashtag suivant différents desseins. L’expression « hashtag activism », d’abord utilisée par The Guardian, désigne de façon péjorative l’utilisation militante de cet outil. Cette expression est née du décalage qui existe entre les réalités pour lesquelles se battent certains militants et l’a priori futilité de leurs actions virtuelles, ou plutôt, de leur utilisation prétendument utile du hashtag.
La manifestation n’est pas importante en soi, ce sont les rencontres humaines et réelles qu’elles provoquent qui le sont. Or, avec le « hashtag activism », il ne reste généralement que la manifestation. Dans d’autres cas, il n’est pas impossible que ce genre d’action mène à une médiation numérique. Il est trop facile d’accepter le raccourci habituel qui oppose « internet »/ « réalité » et « concret »/« virtuel ».

Pour ne citer que lui, le #BringBackOurGirls faisait écho à l’enlèvement de 200 écolières de Chibok au Nigeria par le mouvement insurrectionnel et terroriste d’idéologie salafiste djihadiste, Boko Haram. Utilisé par 2 millions de twittos dont Michelle Obama, ce hashtag avait pour but d’attirer l’attention internationale et d’empêcher cette histoire de subir l’amnésie médiatique.
Mais une question subsiste. Est-ce le signifiant ou le signifié qui reste dans les mémoires ? Est-ce le #JeSuisCharlie qui reste dans les mémoires en tant qu’objet ou bien les idéaux qu’il est censé porter ?  
 #Métamorphoses
Auparavant, le croisillon était immédiatement associé au dièse en musique ou à d’autres utilisations comme aux échecs. Mais le hashtag a vite pris le pas sur les usages antérieurs du croisillon en se démocratisant sur internet. Par le passé, le symbole est donc passé du hors-ligne à l’online.

Aujourd’hui, force est de constater que le symbole rebrousse chemin. Avec sa nouvelle e-réputation, il revient sous une nouvelle forme dans le réel. Ainsi, le croisillon est souvent utilisé hors-ligne pour faire référence au symbole numérique même s’il perd sa fonction d’indexation. Il devient ainsi un symbole qui renvoie au monde d’internet et des réseaux sociaux. Il revient vers le réel avec une nouvelle forme : on le retrouve sur le packaging de certains produits et même sur la devanture de magasins.

Le hashtag n’est pas un seulement un mot-clé, il est aussi le nouveau symbole de la culture Internet remplaçant le arobase et montrant par là même la prépondérance des réseaux sociaux. Au demeurant, l’American Dialect Society (société étudiant la langue anglaise) a fait du mot « hashtag » le mot de l’année 2012.
Il est devenu un outil de langage propre à une culture sociale et médiatique. Par ailleurs certains hashtags, tout comme les expressions de la langue, ne sont pas éphémères. Par exemple, le #FAIL est utilisé pour indiquer une erreur tandis que le #NSFW indique que le message contient des liens inappropriés aux mineurs. Grâce à ce symbole, on peut aussi identifier des Trending Topics récurrents avec le #TT.
Mais le hashtag a aussi pris d’autres formes puisqu’il est passé d’internet à la télévision. Les émissions utilisent le hashtag pour permettre aux téléspectateurs d’entrer en interactivité avec leur programme et d’interagir entre eux. « Réagissez sur Twitter » est aujourd’hui un leitmotiv pour rappeler la dimension participative de la télévision. Le hashtag s’organise ici en objet médiatique. Il est une nouvelle fois privé de sa fonction première : le couple hashtag-hyperlien n’existe plus. La télévision utilise le même symbole  pour renvoyer à un imaginaire participatif sur les réseaux sociaux.
De cette manière, la télévision crée un lien avec les smartphones, les tablettes et les ordinateurs. Cette stratégie cross-média permet d’attirer le téléspectateur-internaute : une part non négligeable de téléspectateurs regarde la télévision en restant connectée à internet. Cette stratégie permet donc d’inclure cette  part dans le processus télévisuel.
Le téléspectateur peut donner son avis et même parfois participer directement à l’émission. En effet, cet outil permet de répertorier facilement les participations et les contributions des téléspectateurs qui deviennent de cette manière acteurs de ce qu’ils voient. Le téléspectateur vote mais peut aussi proposer des changements dans son émission favorite.
Il y a un autre intérêt au hashtag. Le spectateur internaute promeut de manière indirecte le programme en live sur les réseaux sociaux. De cette manière, les émissions trouvent une publicité gratuite sur internet et augmentent leur exposition. Dans son émission quotidienne, Cyril Hanouna promet aux spectateurs de gagner des cadeaux en s’inscrivant à des tirages au sort via un hashtag. Ainsi, les spectateurs ont l’impression de toucher de près l’émission puisqu’ils doivent twitter pour participer, c’est-à-dire réaliser un acte effectivement. Avec leur post, ils peuvent également amener de nouveaux spectateurs en live.
Finalement, le hashtag nous montre comment un objet peut prendre différentes formes, fonctions et détournements tout comme les parties de la langue. Pendant combien de temps coulera t-il des jours heureux sur nos réseaux sociaux ? Telle est la question.
Bouzid Ameziane
Linkedin 
Sources :
« Savez-vous parler le hashtag ? Les 20 hashtags à connaître sur Twitter », Giiks, Franck Lassagne, 7 mai 2014 
 » Hashtag et militantisme, entre existence en ligne et hors-ligne « , (Dis)cursives [Carnet de recherche], Anne Charlotte Husson,22/06/2015, consulté le 10/02/2016
 #JeSuisCirconflexe, le hashtag qui agite la toile », GQ, Chloé Fournier, Pop Culture / Actu Culture, 04/02/2016
 » Le hashtag, un outil au service des stratégies social média », CultureCrossmedia, Kevin
 » Intégrer le hashtag dans campagne de communication », Comingmag.Ch, Renee Bani, 18/11/2014
 » Comment le hashtag est devenu le symbole d’Internet », Le Figaro, Florian Reynaud, 04/08/2014
Crédits images :
– Twitter
– Westernjournalismcom.c.presscdn.com
– Nutribe
– Zakokor / Getty Images/iStockphoto

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Des paroles et des pactes

L’interdépendance entre langage et société relève aujourd’hui de l’évidence tant les liens entre ces deux notions paraissent intrinsèques. Néanmoins, on assiste à un vrai regain d’intérêt pour la parole sur le long terme, la parole qui s’étale et qui prend le temps de prendre le temps. À contre courant du mouvement actuel qui tend à l’hyper-rapidité et à la consommation à vitesse grand V de contenu, la société renoue avec le langage et devient à nouveau éprise de ses (beaux) parleurs.
Questions pour mon champion
Comme chaque année, le journal La Croix vient de publier son baromètre annuel visant à étudier la relation entre Français et médias. Le résultat est sans appel : le désamour est bien réel et le panel médiatique subit un véritable discrédit par la population. Une nécessité de renouvellement s’impose et par conséquent de nouveaux formats apparaissent. Ces derniers tendent à remettre au goût du jour cette importance de la parole, et la pertinence du discours. Effectivement ce processus n’est qu’un retour à la pratique originelle de l’interview à la télévision mais dans une époque marquée par l’instantanéité des messages, pourquoi s’entêter à vouloir permettre la pérennité de tel ou tel discours ?
Ces formats déclenchent l’adhésion puisqu’il nous font la promesse d’une expérience nouvelle face aux médias. Poussez la porte de n’importe quelle boîte de production et vous verrez que la notion de “promesse” est quasiment obsessionnelle : proposer un concept au public c’est promettre une forme de contenu particulière qui correspond ou qui va créer une attente chez le spectateur.
Ce nouveau type d’émission recoupe un large panel de programmes : de la baignoire de Jeremstar, au café avec Michel Denisot en passant par le canapé de Mouloud Achour, il y a une véritable plongée dans l’intimité de la personne interviewée ;  c’est la promesse. Le succès de ces émissions réside en une équation très simple : voir sans être voyeur ; vous êtes intégrés dans la confession sans ressentir de gêne puisque le programme vous y autorise implicitement. De surcroît, la parole est au centre de ces programmes, décor minimaliste, mise en scène simpliste, tout est fait pour que le langage devienne l’épicentre de l’émission à tel point que l’on se permet le format long : 37 minutes de discussion entre Omar Sy et Mouloud Achour, 42 minutes entre Christiane Taubira et Michel Denisot. Cela en dit long sur la mutation actuelle et sur la tribune accordée à ces influenceurs contemporains : (presque) sans filtres on laisse libre court à la parole sans couper court à la pensée.

Regarder par le trou de la serrure
En prenant de la hauteur de vue sur nos écrans, des hypothèses peuvent expliquer le succès de ce retour au “free speech”. Il semble pertinent de parler de panoptique inversé ; concept inventé par Bentham afin de décrire la structure architecturale d’un pénitencier qui permet au gardien – situé au centre – de surveiller sans être vu, de tout entendre sans rien faire (cf schéma ci-dessous). Ce concept est si subtilement pensé qu’il engendre la création d’un sentiment de surveillance encore plus fort que la surveillance elle-même. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault ré-actualise cette théorie et l’étend à des champs autrement plus vastes en parlant notamment de captation de l’intime. Le parallèle peut alors être fait entre la télévision et ses programmes de TV-réalité dans lesquels le gardien est symbolisé par la caméra ; l’oeil panoptique peut alors être associé aux médias en général, qui nous observent, nous surveillent, nous captent.

Dans ces nouveaux formats qui visent à libérer la parole, le téléspectateur devient à son tour le gardien. Tout est surveillé, certainement analysé, commenté et c’est cette complicité avec la caméra qui permet le succès de tels programmes. Emmanuelle de Champs, maître de conférence à Paris VIII affirme alors que : “Le panoptique, c’est avant tout le regard, un dispositif qui permet de « tout voir », mais c’est aussi l’écoute : pour Bentham, il faudrait également s’assurer que le gardien puisse « tout entendre », tout écouter, sans être lui-même entendu”. Le téléspectateur peut tout voir, en toute tranquillité et jouit à son tour de ce sentiment de surveillance qu’il ressent traditionnellement à son détriment comme le confirme un peu plus le baromètre de La Croix évoqué ci-dessus. Le temps d’une émission, les bras croisés, on décortique la parole d’un personnage bien souvent présenté les bras ballants, dans son plus simple appareil : la vérité.
L’impact d’un pacte
La confession impose l’instauration d’un pacte qui fait écho à la promesse dont nous parlions plus tôt dans cet article. À l’image des récits autobiographiques la notion de vérité semble être le moteur de ce type de programmes, il y a donc nécessité de certifier l’authenticité de la parole prononcée. Rousseau lui-même dans ses Confessions prononçait ceci : “Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi”, à l’heure où les hommes politiques sont pointés du doigt pour leur manque de transparence, intervenir dans ce genre d’émissions comme l’ont fait Manuel Valls ou encore Christiane Taubira, apparaît comme une occasion de paraître dénué de filtres. Toute la subtilité des programmes TV apparaît clairement au travers de cette mécanique : ce pacte, dont ni vous ni la TV ne parle, n’est pas formel ni officiel, et pourtant vous signez et vous l’acceptez au moment où vous regardez le programme : captation de votre intime.

Le succès de ces longs formats réside donc dans la création d’un pacte avec le spectateur. On se prend à adhérer à ces dévoilements psychologiques même si certaines séquences comme celle de Jean-François Copé sur le divan de “Marco” au bord des larmes frôlent le risible. Quoiqu’il en soit la parole reprend sa place dans le débat public et fort de son succès, ce nouveau type de format tend à se généraliser. Cela peut être considéré comme une façon intéressante de rebattre les cartes du jeu médiatique : certes ces interview peuvent être taxées d’opération communication mais elles ont le mérite de procurer le sentiment d’accessibilité à des personnages médiatiques justement caractérisées d’inaccessibles. Il est vrai que les présentateurs prennent parfois des allures de psychologues médiatiques mais en ces temps où la parole peine à être crédible, qui n’a pas besoin d’une bonne thérapie ? 
Jordan Moilim
Sources: 
TNS-Sofres/ La Croix; Baromètre 2016 de confiance des français dans les médias, 02/02/2016 
Michel Foucault, Surveiller et punir, 1975
Jean-Jacques Rousseau, Confessions, 1782
Crédits images: 
CLIQUE TV
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Les bloqueurs de pubs, sauveurs en toc ?

L’une des choses qui nous insupporte le plus lorsque l’on navigue sur Internet, outre les temps de chargement et les bugs, c’est la pub. Omniprésente, sa surabondance et son trop récurrent manque de pertinence ont conduit à un ras-le-bol généralisé des internautes. Des concepteurs de logiciels ont alors décidé de s’engouffrer dans la mode du do not track pour y proposer leurs services.
Le plus connu, Ad Block, créé en 2006 par Wladimir Palant, suscite la polémique. Accusé par certains de violer la propriété intellectuelle des producteurs de contenus gratuits en ligne en leur coupant leur unique source de revenus, il est encensé par d’autres le voyant comme un service pro-consommateur et libertaire. Mais où est la vérité dans tout cela ? Les bloqueurs de pub sont-ils réellement pro-consommateurs ou ne s’agit-il que d’une imposture ? Pour le découvrir, il nous faut d’abord comprendre comment circulent les publicités sur Internet.
La pub sur Internet : marchés automatisés et ciblage
Auparavant, deux grands problèmes contrariaient les affaires des annonceurs sur Internet : les modalités du dispositif d’achat et de vente d’espace publicitaire, et le manque de ciblage des annonces.
Le dispositif d’achat et de vente d’espace publicitaire
Avant 2010, le marché de la publicité sur Internet est entièrement calqué sur le modèle simple et institué des médias traditionnels, composé de trois acteurs : des éditeurs (un site d’information par exemple) qui vendent de l’espace publicitaire, des annonceurs qui achètent ces espaces, et des agences (telles que Havas ou Publicis) servant d’intermédiaire entre les deux parties. Ce modèle est encore utilisé sur Internet, mais concerne surtout les échanges entre éditeurs et annonceurs qui se connaissent bien, qui ont l’habitude de traiter ensemble.
Il a en effet le défaut d’être assez mal adapté au fonctionnement d’Internet. Sur le web, tout va plus vite, et l’audience d’un site internet proposant des contenus gratuits a moins de valeur que celle d’un média matérialisé, car on s’attarde plus sur un magazine ou une émission TV que sur une page Internet. C’est donc le dispositif de l’échange entre éditeurs et annonceurs qui doit être modifié, selon deux critères : l’instantanéité de la transaction et la faiblesse des coûts.
C’est pour cela qu’à partir des années 2010 est arrivé l’achat programmatique, appelé de manière générique Ad Exchange. Les ad exchanges sont des plateformes de marchés automatisés où s’achètent et se vendent des espaces publicitaires en moins de 120 millisecondes par page et par internaute, sous la forme d’enchères en temps réel. Dans ce système on retrouve le triptyque éditeur/agence/annonceur, mais s’y ajoutent d’autres intermédiaires, chacun spécialisé dans un type de format de publicité précis (vidéo, display, native advertising ou autre) : d’un côté les SSP (Supply-Side Platform), qui vendent l’espace publicitaire des sites, et de l’autre les DSP (Demand-Side Platform), qui offrent une interface pour gérer les campagnes des annonceurs.
En moins de 120 millisecondes, cinq opérations sont réalisées sur ces plateformes : l’internaute arrive sur une page web, l’impression de publicité pour cet internaute est mise aux enchères, des acheteurs proposent une enchère, l’enchère la plus élevée gagne l’impression, et le gagnant sert sa publicité.
Le succès de ces Ad Exchanges est tel que la plupart des grandes sociétés informatiques ont développé leur propre plateforme : Microsoft avec App Nexus, Yahoo! avec Right Media, ou encore Orange avec Ad Market. La rapidité et la faiblesse des coûts sont au rendez-vous, mais reste à proposer des annonces pertinentes, c’est-à-dire en adéquation avec les goûts de l’internaute présent sur la page.

Le ciblage des annonces
C’est Google qui a trouvé la solution – et ce bien avant la création des ad exchanges – avec une fonctionnalité permettant aux annonceurs d’afficher des publicités correspondant aux mots-clés tapés par les utilisateurs dans leurs différentes recherches : Ad Words. Grâce à cela, un internaute aura l’agréable surprise, après avoir visité un site commercial, de voir des petits encarts lui présentant des articles consultés ou bien en étroit rapport avec ceux-ci s’afficher sur tous les autres sites sur lesquels il se rendra.
Ces deux phénomènes concomitants – le ciblage des publicités pour chaque internaute et leur diffusion ultra-rapide et surabondante – ont pourtant eu un effet que les annonceurs, pris dans leur appétit insatiable de ventes et de notoriété, n’ont pas vu venir : un ras-le-bol généralisé. Les consommateurs, las d’être envahis de publicités, ont commencé à se plaindre, et ont été entendus par des sociétés proposant de bloquer les publicités intrusives. Reste à savoir si ces services sont aussi désintéressés et efficaces qu’ils prétendent l’être.
Les bloqueurs de pub, une imposture ?
La mode du blocage de pub a certes démarré avec la création d’Ad Block en 2006, et sa pérennisation en entrant dans le groupe Eyeo en 2011, mais c’est en 2013 qu’elle atteint une ampleur jusqu’alors inégalée en France quand Free annonce le blocage automatique de toutes les publicités Google pour l’ensemble de ses clients, à l’occasion de la mise à jour de sa Freebox Revolution. D’autres ont alors suivi, comme Microsoft avec une fonctionnalité dans Internet Explorer 10, et Mozilla Firefox, avant de se rétracter.
Cela peut sembler assez paradoxal pour ces groupes de bloquer la publicité, mais ce blocage est en réalité plus stratégique qu’éthique. Le vrai objectif de Free en faisant cette annonce est double : obtenir un accord de trafic payant avec Google, et renforcer son image de marque proche de ses clients, soucieuse de leur « expérience de navigation ». Les bloqueurs de pub ne sont donc pas désintéressés, encore moins Ad Block.

Le logiciel, dont le slogan est « Surfez sans désagréments ! », se positionne du côté des consommateurs, dont il veut améliorer les conditions d’accès aux contenus sur le web. Pourtant son action n’est pas tout à fait morale. En supprimant les publicités dites « intrusives », il supprime l’unique source de revenus des éditeurs et des producteurs de contenus en ligne, ce qui est potentiellement illégal. En effet, cela peut être assimilé à de la violation de la propriété intellectuelle puisqu’on considère que sur une page web la publicité fait partie intégrante du contenu, tant parce qu’elle y a sa place, délimitée spatialement, que parce qu’étant une source de revenus, elle permet au contenu d’être édité. Mais Ad Block n’informe à aucun moment ses utilisateurs de ce problème.
Le logiciel se défend pourtant de mettre en péril le modèle économique d’Internet, fondé sur la gratuité de l’accès aux contenus en échange du visionnage de publicité. Il ne filtre en effet que les publicités dites « intrusives », et laisse passer celles qui appartiennent à sa « liste blanche ». Cette dernière est quelque peu controversée, car c’est elle qui permet à Ad Block de gagner de l’argent : les pubs whitelisted ne peuvent rester sur cette liste que moyennant finance.
En outre, les critères permettant à une publicité d’intégrer la « liste blanche » sont assez indulgents pour laisser passer une grande partie de la publicité. Ils sont basés sur trois éléments : la position sur la page (une publicité ne doit pas interrompre la lecture), le fait qu’on les distingue clairement du contenu naturel de la page, et la taille. On arrive ainsi parfois à des situations où le bloqueur de publicité devient une vraie passoire. Pour exemple, sur la page d’accueil du site ask.com, la pub whitelisted représente 30% de l’espace, et le contenu de l’article lui-même 13%, ce qui revient à 2,3 fois plus de publicité que de contenu.

Les ennemis d’Ad Block lui reprochent ainsi deux choses. D’une part, d’effectuer une sélection hypocrite et arbitraire des publicités intrusives, et d’autre part de menacer le modèle économique d’Internet sans proposer de solution alternative. C’est ainsi que deux Français ont pris l’initiative en 2014 de créer un logiciel permettant aux sites de contrer Ad Block ayant pour nom Secret Media.

La publicité sur Internet est un vrai problème. Omniprésente et intrusive, il est normal de vouloir la bloquer, ou du moins la réguler. Mais cela remet en question le fonctionnement économique du web en bloquant l’une des uniques sources de revenus des éditeurs de contenus. Les pureplayers sont plus directement menacés, car les médias disposant également de formats physiques ont d’autres sources de revenus publicitaires. Dans tous les cas, le blocage de la publicité crée un manque à gagner pour des groupes médiatiques traversant actuellement une crise, et pourrait devenir un frein à l’innovation et au développement de petites structures web. La publicité sur Internet deviendrait-elle de plus en plus une question éthique ? Ce qui est sûr, c’est que dans notre monde ultra-connecté, elle ne laisse pas indifférent.
Clément Mellouet
Sources :
– Andréa Fradin, Rue89, « On a pisté la publicité sur Internet » (30/03/15). http://rue89.nouvelobs.com/2015/03/30/a-piste-publicite-internet-258354
– Jérémie Bugard,, Le Monde, « A qui profite le blocage publicitaire sur Internet ? » (30/05/14). 
– Frédéric Montagnon, frenchweb.fr, « Adblock Plus : ce qu’ils prétendent faire et ce qu’ils font réellement » (31/03/15). 
Crédits images :
1- SouthPark
2- Rue89
3- castle33.com
4- frenchweb.fr
5- secretmedia.com

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Les réseaux sociaux: le Panthéon 2.0 ?

Janvier 2016…Hécatombe parmi les célébrités. Personne n’a pu échapper au calendrier funèbre de ces dernières semaines : 12 morts en deux semaines !
La musique perd l’incontestable ponte, David Bowie, mais aussi des membres de groupe de rock tels que Lemmy Kilmister (Mötorhead), et Glenn Frey (The Eagles), ainsi qu’une figure nationale avec Michel Delpech. Le monde de la mode s’émeut du décès d’André Courrèges et la littérature française de celui d’Alain Tournier. Le cinéma salue les carrières de Michel Galabru, acteur français populaire, du réalisateur italien Ettore Scola, et de l’acteur anglais Alan Rickman (Severus Rogue dans Harry Potter). La presse people, quant à elle, rend hommage à René Angelil, célèbre époux de Céline Dion.
D’ores et déjà, l’énumération de ces décès implique une typologie forte que l’on retrouve sur les réseaux sociaux, articulés autour de deux valeurs évidentes : la proximité et la notoriété. Elles déterminent toutes deux l’importance de la couverture médiatique. Plus un artiste est ancré nationalement, plus les médias nationaux vont relayer son décès. Et plus un artiste est mondialement connu et reconnu, plus sa mort va susciter de fortes réactions. La mort d’une personnalité célèbre peut donc être perçue comme un tremblement de terre médiatique dont les répliques sont essentiellement visibles sur les réseaux sociaux.
Le buzz médiatique
La mort d’une personnalité publique a, depuis que les médias existent, une importance sociale majeure. Les médias se chargent de l’annonce du décès et saturent les espaces médiatiques d’articles, de reportages et de témoignages en tout genre. Fort de leur étymologie, ils assurent le relais entre l’audience et les hommages rendus par les personnalités publiques. Un deuil national est comme amorcé par les médias au moment-même où l’information du décès est catapultée au sein de la population. Il y a quelques années encore, le buzz médiatique était provoqué par les journaux et la télévision (on se souvient de la retransmission à la télévision d’enterrements spectaculaires, comme celui de Claude François)

Les obsèques de Claude François – Archive INA par ina
 
De nos jours, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux poursuivent cette trajectoire d’interpénétration entre public et intime, en faisant du décès des célébrités un évènement collectif dont on ne peut échapper et auquel tout le monde peut participer. Deux chercheurs américains, Horton et Wohl, ont dans les années 1960 tenté d’expliquer la relation privilégiée créé par le média (télévision notamment) entre la célébrité et l’audience grâce à la théorie des « interactions parasociales ». Les réseaux sociaux n’ont fait qu’amplifier ce phénomène puisqu’à travers le profil faussement spontané des stars, nous avons l’impression d’entretenir avec eux une relation de face-à-face. Il n’est donc pas étonnant que leur mort suscite un trouble chez certains. Mais l’effet de buzz est intéressant car l’émotion est rapidement déplacée de l’annonce du décès aux réactions engendrées par ce décès. On est touché de voir les autres touchés. Il y a comme une injonction dans ce tapage médiatique : « Toi aussi, tu dois te sentir concerné ! » La mort engendre une amplification de l’échange et du social sur un même thème commun. La facilité avec laquelle on peut liker, approuver, partager un hommage ou une pensée sur les réseaux sociaux conduit inévitablement à un buzz médiatique important. Ainsi, les réseaux sociaux, Facebook en tête de liste, ont permis aux internautes de n’être plus
seulement spectateurs mais aussi acteurs de ce buzz. Les hommages affluent, les Fandoms (communautés de fans) produisent de la matière médiatique et la population se fait auteur de l’information. La viralité des trois sigles « R.I.P. » (Rest In Peace/Repose En Paix) témoigne de cette nouvelle forme de deuil collectif, apparemment consensuel. Pour David Bowie, ce n’est pas moins de 3 millions de tweets comptabilisés en 4h !
Le tweet ou l’épitaphe 2.0


«Je n’ai jamais imaginé un monde sans lui. Il est monté dans le cosmos, d’où il venait. Au revoir David Bowie»
Des nouveaux héros collectifs
Il semblerait que le décès d’une personnalité publique conduise à une résurgence de l’Histoire : dans un premier temps parce que l’on prend conscience que, non, cette célébrité de mon enfance n’était en fait pas immortelle et dans un second temps, parce que sa mort s’immisce dans notre temporalité intime à travers un passé désormais consacré comme souvenir. La mort d’une personnalité semble donc secouée nos repères et peut-être est-ce l’une des raisons pour laquelle le buzz émotionnel paraît consensuel. La mort d’Alan Rickman a suscité de vives émotions, essentiellement pour son rôle de Rogue dans Harry Potter qui est non seulement la source de multiples Fandoms mais aussi la fiction de toute une génération. Les réseaux sociaux, à travers les hommages rendus, paraissent intronisés unanimement la personnalité décédée en vantant ses mérites et ses qualités aux yeux de tous. On assiste à la création de nouveaux mythes par les médias et par les internautes, chacun se relayant l’un l’autre. Libération a, par exemple, pointé du doigt l’emballement médiatique autour de prétendus dons posthumes de David Bowie à un organisme contre le cancer. Il s’est avéré que c’était une fausse information née du buzz médiatique. Le réseau social apparaît alors comme un nouveau Panthéon 2.0 dans lequel la personnalité publique est louée par une communauté nouvelle et universelle.
Une démocratisation de l’hommage ?
Cette nécrologie et cette cérémonie funèbre 2.0 reprend ainsi les codes des rites funéraires qui entouraient déjà les célébrités (2 millions de Parisiens avait suivi le cortège funéraire de Victor Hugo en 1885 !), c’est un mouvement de foule systématisé et amplifié sur les réseaux sociaux. Elle donne l’illusion d’une cohésion autour du deuil dont internet se fait l’exutoire. Mais, pourtant, les internautes ne sont pas tous touchés au même degré, ils ne sont même pas forcément tous touchés, simplement l’adhésion est en quelque sorte forcée ou induite par le « réseau ». Via le buzz, il pousse à jouer de l’émotion, mais il donne aussi la parole aux hommages plus privés et personnels. En cela, l’hommage est fortement démocratisé. Mais démocratisation ne rime pas nécessairement avec unanimité, ainsi, les hommages ne touchent véritablement que les initiés, et bon nombre de gens échappent au buzz médiatique engendré par le décès. D’autres profitent de ce buzz pour s’en amuser, comme un retour du réseau social sur lui-même. L’hécatombe de Janvier, puisque quasi absurde, a ainsi amusé beaucoup d’internautes :


On le savait : la vie d’une personnalité publique appartient un peu à tout le monde. Désormais sa mort aussi, puisqu’elle crée un consensus médiatique plus important encore que lorsque la célébrité était en vie. Exposé à tous, le décès devient une nouvelle et dernière occasion aux internautes de commenter, saluer, critiquer, examiner l’existence d’une personne qu’ils auront souvent admiré. Peut-être est-ce en connaissance de cause que la mort de David Bowie a été annoncée en premier sur sa page Fan Facebook, comme si lui-même s’adressait une dernière fois directement à ses fans du monde entier.
Emma Brierre
Linkedin
Sources :
http://communication.revues.org/3530
https://questionsdecommunication.revues.org/2631?lang=en#tocto2n2
http://www.topito.com/top-tweet-hecatombe-people
 
 

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Ça se sent, ça se sent…: odorat et branding

« L’odorat, le mystérieux aide-mémoire, venait de faire revivre en lui tout un monde ». Dans Les Misérables, Victor Hugo soulignait déjà les facultés mémorielles de l’odorat, sens souvent délaissé, pourtant si déterminant dans notre manière d’appréhender et de se représenter notre société. Alors que notre vue est sans cesse sollicitée, saturée voire brouillée par un flot d’images en tout genre, entreprises, organisations, marques et collectifs misent sur un nouvel appât : notre nez.
À la découverte du marketing olfactif
Qui n’est jamais entré dans une boulangerie après avoir senti l’odeur de pain chaud et doré qui en émanait ? Quel citadin n’a jamais éprouvé une sensation de profond dégoût dans le métro puant à 9h du matin ? Notre odorat guide inconsciemment nos humeurs, nos affects, certains de nos actes : les professionnels du marketing olfactif l’ont bien compris. Depuis les années 1990, les marques ont développé une nouvelle manière de promouvoir leur univers ainsi que d’attirer et de fidéliser leurs clients. Elles utilisent une véritable signature olfactive, générant une odeur qui leur est propre et qui renforce l’identité singulière de leur enseigne. Nous avons tous à l’esprit l’exemple de la marque Abercrombie&Fitch, qui diffuse jusqu’à l’écœurement son propre parfum (Fierce n°8) dans chacune de ses boutiques. Le but étant principalement d’euphoriser le client et de stimuler l’achat étant donné que « les gens dépensent de l’argent quand ils se sentent bien », faisait remarquer Walt Disney.
La rationalité est alors laissée de côté pour faire place à la perception et à la subjectivité de l’être humain qui est interpellé de manière intrusive par le biais de ses sensations. Parce qu’il met l’accent sur le vécu des individus, le marketing olfactif joue sur le déclenchement d’un processus émotionnel à des fins commerciales. Dans le cadre de ces expériences, le consommateur, qui réclame une offre de plus en plus personnalisée, intègre des informations affectives et développe plus facilement de la sympathie pour la marque en question.
Cette stratégie de marketing sensoriel est souvent utilisée pour favoriser l’expérience client. De nombreuses marques y ont recours pour se classer dans la top liste des « originaux ». En 2014, par exemple, Burger King créait la surprise en mettant en place sa première opération de street marketing, alléchant les babines des passants. L’odeur du hamburger Whopper était diffusée dans un abribus de Madrid par nébulisation (diffusion d’un nuage sec, volatile et écologique).

Le marketing olfactif joue non seulement la carte de l’étonnement, mais aussi celle de l’interaction. L’individu n’est plus le simple spectateur de ce qui lui est donné à voir mais devient l’acteur même de la mise en situation du produit. Ce n’est pas uniquement son esprit mais bien son corps qui est intimement appelé à prendre part au processus communicationnel. En témoigne la création d’un guide touristique olfactif par la ville de York (Angleterre), qui recense les parfums emblématiques de la région. Chacun est invité à découvrir des senteurs de thé, de chocolat, de champs de lavande de rues ou encore de crottin de cheval en plongeant son nez dans le livret.

Le cas du parfum
S’il existe un secteur qui a su mettre à profit notre sens olfactif, c’est bien celui de la parfumerie. Tantôt accessible, tantôt hors de prix, le parfum est associé à un produit de luxe dans l’imaginaire collectif. Il renvoie le plus souvent à un idéal fascinant, que chaque consommateur est désireux d’approcher. Guerlain a su jouer sur cette ambivalence et cerner son client, tiraillé entre volonté d’affirmation de soi et désir de ressembler à cet autre qui n’existe pas.

Dans ce cas précis, le marketing olfactif est la condition même de l’existence du produit et se mêle jusqu’à notre peau. La diversité des flacons, des senteurs, des appellations pourrait nous faire croire qu’un des produits peut correspondre à notre identité et renvoyer aux autres le caractère unique de notre personnalité. Or, la seule odeur qui ne soit vraiment nous, c’est la nôtre.
Kalain, une entreprise normande, s’est emparée de ce constat afin de produire des parfums qui porteraient des odeurs corporelles uniques. L’idée est née du manque que la créatrice a éprouvé, suite au décès d’un être cher. Sur son site, la start-up propose des coffrets pour « combler une absence temporaire » ou bien « définitive ». La commercialisation de nos propres odeurs (le flacon est vendu à la modique somme de 560 euros) semble en dire long sur notre rapport au temps.
Nos sens sont alors quelque part instrumentalisés au profit d’actions communicationnelles et commerciales. Les marques ne vont-elles pas trop loin lorsqu’elles font de notre corps un nouvel outil marketing ? Gare à votre nez !
Émilie Beraud
LinkedIn
Sources :
France Culture, La Philosophie de l’odorat, 2010
Marketing Professionnel, Branding sensoriel, le nouvel atout des marques, 2009
Midis, Burger King diffuse l’odeur de son Whopper dans un abribus, 2015
http://www.visityork.org/first-smellyork.aspx
Huffington Post, Reconstituer l’odeur d’une personne décédée ou absente sous forme de parfum, le projet d’une entreprise normande, 2015
Crédits photo :
http://www.guerlain.com/fr/fr-fr
http://www.visityork.org/first-smellyork.aspx
http://www.midis.com/blog/burger-king-diffuse-odeur-de-son-whopper-dans-un-abribus
 

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Les singes: les meilleures égéries ?

En novembre dernier le groupe américain Coldplay révélait le clip de son dernier single « Adventure of a Lifetime ». Cette vidéo est issue d’une collaboration avec la marque Beats, qui promeut ici son dernier modèle d’enceintes. Le clip et la publicité représentent d’ailleurs la même séquence, une spécialité de la marque qui effectue régulièrement des partenariats de la sorte avec des artistes musicaux. Réalisé en motion capture, on peut y voir des singes danser sur le titre de Coldplay. Si ce choix de figurants a beaucoup fait réagir les internautes et les fans du groupe sur le web qui se sont amusés à démasquer derrière chaque singe un membre, il n’en demeure pas moins nouveau. En effet, nos confrères les primates sont bien loin de leurs premiers pas dans la pub.
Des primates mythiques
Dans les années 1990, la marque de lessive Omo introduit dans ses publicités des singes habillés de vêtements humains. Elle se démarque des autres vendeurs de lessive en mettant en scène des animaux, qui ne sont par ailleurs pas réputés pour être très propres, et invente également son propre langage : le « poldomoldave ». C’est du jamais vu et le succès est immédiat. Même sans comprendre la totalité des phrases prononcées par les singes, les récepteurs – quelque soit leur âge – saisissent le message. Car, avec cette publicité décalée, le but d’Omo est aussi de toucher un public plus large que les simples ménagères : elle amuse les plus grands comme les plus petits.
On joue ici sur l’humour et l’autodérision, on ne parle plus de l’efficacité du produit.
Sébastien Genty analyse pour Le Figaro : « Les concepteurs-réalisateurs de la saga des chimpanzés ont été les premiers à avoir créé un territoire et un langage induisant un attachement à la marque. »
Mais pourquoi des singes ? Car prononcé par des humains, le poldomoldave donnait un ton moqueur à la vue du public lors des tests, les publicitaires ont alors inséré les primates, qui rendent insolite une scène très ordinaire de la vie quotidienne.
Les singes d’Omo et leur poldomoldave deviennent mythiques et donnent à la marque une réelle identité. Mais en plus d’avoir fait rire des générations avec ses petits personnages, Omo a aussi grâce à eux rajeuni son image, gagné en notoriété et augmenté ses ventes de 25%.

Outre manche on peut citer deux exemples devenus légendaires : PG Tips et Cadbury.
Les chimpanzés de PG Tips ont placé leur marque au premier rang des vendeurs de thé en Grande Bretagne pendant plus de 30 ans. Même si derrière ces publicités se cachent des campagnes de communication de dizaines de millions de livres, les petits singes devenus Al et Monkey (un homme et une singe en peluche) en 2007 y sont pour beaucoup en ayant fait l’unanimité dans le cœur des consommateurs pendant plusieurs décennies.  
 

Pour Cadbury, son Gorille a aussi été le sauveur de la marque qui souffrait, avant le lancement de cette publicité en 2007, d’une importante perte de vitesse à cause d’un scandale de salmonelle. Avec ce singe plus vrai que nature, la marque joue la carte de l’entertainement sans aucune référence au produit. Le succès est immédiat : des centaines de milliers de personnes intriguées par l’agilité de l’animal, qui joue dans ce spot de la batterie au son de Phil Colins (« In the Air Tonight »), se ruent sur internet pour en percer les secrets se demandant même s’il s’agit d’un réel gorille.
Augmentation des ventes de 9% par rapport à l’année précédant le lancement, hausse de 20% d’opinions favorables quant à la marque, première place au « Gun Report 2008 » (un classement annuel des campagnes, des réseaux de communication et des agences les plus primés au monde)… Bref encore un singe qui fait le boulot.

Dans ces trois exemples les singes sont personnifiés en étant mis dans des situations humaines ou assimilés à des personnes réelles. Le singe étant l’animal qui se rapproche le plus de l’homme, il est donc facile de le faire passer pour une personne le temps d’un spot. Il est aussi un animal amusant, attendrissant et attachant tout comme insolent et malin, qui est donc susceptible de conquérir le public rapidement.
Mais il n’apparaît pas toujours ainsi à l’écran. Les publicitaires utilisent aussi de vrais animaux, comme lors d’une publicité Ikea lancée en 2015 où, au milieu de leur environnement naturel, des singes testent la fonctionnalité d’une cuisine. En s’amusant avec les meubles et les ustensiles, les petites bêtes incarnent le slogan employé par l’enseigne suédoise, « Redécouvrez les joies de la cuisine ».
Pour la publicité Peugeot 308 GTi, c’est le célèbre petit singe du film à succès Very Bad Trip qui est mis au centre d’une course poursuite tout au long de la réclame.
D’autres égéries animales
Mais les singes ne sont pas les seuls animaux utilisés dans les publicité, on connaît également les animaux sauvages aux formes humaines d’Orangina, ceux utilisés pour représenter des marques de céréales, les lapins Duracell ou bien la Vache qui rit.
Alors pourquoi utilise-t-on les animaux en publicité ? Pourquoi une marque peut-elle s’appuyer sur l’un d’eux pour en faire son image dans le temps comme la vache Milka ?
L’utilisation d’animaux est un basic, parfois même une valeur sûre pour assurer le succès ou la sympathie d’une annonce. Outre une raison économique, car l’emploi d’un animal coûte souvent moins cher qu’un figurant, il est parfois plus facile de faire passer un message avec un animal par exemple pour des messages délicats ou controversés qui seraient mal perçus venant d’une personne.
Aussi, le spectateur peut avoir une meilleure confiance en un animal, qui serait un être fidèle et honnête.
Selon le ton du message et de la publicité, les annonceurs qui souhaitent jouer la carte de l’émotionnel peuvent y arriver plus facilement avec un animal, par exemple des hommes s’occupant de bébés animaux pour le site adopteunmec.com en 2013, ou des histoires d’amitiés entre des animaux d’espèces différentes pour Samsung et Android en 2015.
Ce n’est donc pas un hasard si selon le classement des publicités les plus virales de 2015 réalisé par Unruly, les quatre premières vidéos arrivant en tête mettent en scène des animaux.

Capucine Olinger
Sources :
Le Figaro, 20 ans de spots TV: Omo singe la pub, 14/10/2007
Ionis Brand Culture, Cas n°46: Omo « les singes »
La libre, Un gorille au secours de Cadbury, 3/12/2007
Le Figaro, Pub:  » le gorille » de Cadbury emporte tous les suffrages, 12/11/2008
Planète GT, Peugeot 308 GTi: la pub qui va vous surprendre !, 15/12/2015
La Réclame, Des singes se déchaînent dans une cuisine IKEA en pleine jungle
Capital, Publicité: pourquoi les animaux font vendre, 10/04/2014
La Réclame, Musique de la pub Beats Pill 2015 
Crédits images :
Tuxboard.com
Dailymail.co.uk
The Guardian
Lareclame.fr

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Quand les éléments de langage se déchaînent

Fin 2014, le gouvernement lançait le Kit Repas Famille, un pense-bête expliquant les actions du gouvernement pour chaque sujet politique qui pourrait naître d’un repas en société. Les vignettes sont destinées à prouver que la politique gouvernementale fonctionne et à discréditer les phrases toutes faites. À défaut de vérifier les réalités qui se cachent derrière chaque thème, il est intéressant de voir que les acteurs politiques prennent au sérieux les « éléments de langage » qui émanent de la doxa. Qu’en est-il de ceux des politiques ? En quoi se distinguent-ils ?
De simples poli-tics de langage ?
A priori, l’élément de langage est une formule ou un message reproductible par chaque membre d’un gouvernement. La clarté est de rigueur. Il est un ressort de la communication politique qui fonctionne sur la continuité et la synchronisation. Quel que soit l’intervenant, grâce à l’élément de langage, c’est l’entité décisionnelle et le choix du groupe qui s’expriment à travers lui. De cette manière, les divergences pouvant exister au sein d’une famille politique sont masquées.
Si l’on s’en tient à la définition de Jacques Séguéla, les éléments de langage sont des « petites phrases préparées à l’avance par l’entourage d’un homme politique ou par les communicants pour servir soit de répartie, soit de point d’ancrage dans un débat. ». Bien évidemment, le publicitaire en écrivait pour François Mitterrand mais il n’était pas le seul à mettre la main à la pâte : Jacques Attali, Laurent Fabius et bien d’autres faisaient passer des petites notes avec leurs suggestions. Aujourd’hui, les choses se sont légèrement professionnalisées. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les méthodes du conseiller en communication du Président de La République, Gaspard Gantzer. Ses pratiques furent révélées par Un Temps de Président, un documentaire réalisé par Yves Jeuland.

Les téléspectateurs furent étonnés de voir Gaspard Gantzer dicter à une journaliste de TF1 les mots-clés de son reportage. Pour qualifier cette relation entre les journalistes et leur sources, Eugénie Saitta, spécialiste des sciences de la communication, parle d’une « rhétorique du cynisme » : les journalistes finissent par s’y faire ! Les communicants cherchent la saillie, l’homme politique tranche et les journalistes l’utilisent. Les politiques ont trouvé comment influencer les médias discrètement.
En politique, l’improvisation n’est pas conseillée. D’après Séguéla, lorsque les résultats tombent, le politique sait de quelle manière il doit réagir : il y a des éléments de langage pour une éventuelle victoire comme pour une éventuelle défaite. En plus de fournir du texte, les éléments de langage présentent le double avantage d’assurer une cohérence entre les prises de parole mais aussi d’augmenter l’efficacité et l’exposition d’une idée par la répétition. Entre une gauche divisée et des Républicains qui cherchent encore un ténor, l’élément de langage paraît être un outil parfait pour feindre l’unité. L’efficacité d’un argumentaire est plus forte si tout le monde martèle la même chose à l’unisson. Une idée répétée est aussi efficace qu’un slogan placardé.

N’y-a-t-il pas un risque de vulgariser les idées ? Le wording politique est aseptisé. Le consensus droite-gauche qui existe depuis la fracture des grands clivages idéologiques autour de l’économie de marché a brouillé le monde politique de ses marqueurs sémantiques. Ainsi, la formule « J’aime l’entreprise », employée par le Premier ministre, aurait pu être prononcée par un centriste comme par un Républicain. Au sein du gouvernement de Manuel Valls, on peut aussi observer des divergences qui sont réprimées : ceux qui ne suivent pas la ligne décidée se font taper sur les doigts. Pour s’en rendre compte, il suffit de se souvenir des remontrances faites à Christiane Taubira après qu’elles se soit prononcé contre la déchéance de la nationalité. Dès lors que les avis ne peuvent plus s’opposer librement, il y a peut-être une défaite de la pensée.
Entre stratégie et démagogie : comment atterrir sur le bandeau de BFMTV ?
Généralement, les médias n’hésitent pas à critiquer les éléments de langage. Pour le voir, il suffit de regarder les compilations qu’en fait Le Petit Journal. À croire qu’il est l’ennemi numéro 1 de la communication politique moderne !
Ce bashing est compréhensible. Il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages : les gens prennent les éléments de langage pour ce qu’ils sont. Le disque semble rayé : on parle d’un discours fatigué qui émane d’une pensée énarchique qui s’est usée avec le temps. La doxa imagine que l’élément de langage est antinomique avec l’honnêteté.
Pourquoi peut-on être sûr que les politiques continueront à utiliser ce procédé ? Pour répondre, il faut d’abord revenir à la définition de l’élément de langage.
Selon le vice-président d’Havas, les années 80 ont constitué l’âge d’or de la publicité : tout le monde était séduit par le pouvoir du marketing et de la pub. Toutefois, selon Pierre Lefébure, maître de conférence en sciences politiques, les éléments de langage ne «[refont] surface [qu’]en 2008/2009 car il y a une volonté de la part de Nicolas Sarkozy et de ses équipes de rationaliser la communication et de maîtriser son environnement ». La seconde moitié des années 2000 est marquée par deux phénomènes qui changent radicalement les dispositifs d’information : l’émergence des chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux. Il serait faux de penser que l’utilisation massive d’éléments de langage est purement choisie. Il faut aussi les penser en termes de contraintes. Il y a une responsabilité des médias dans la massification des éléments de langage car les fenêtres d’expression sont plus courtes.

Quand on obtient 30 secondes d’antenne à la télévision, les éléments de langage sont indispensables. Ce sont des estocades : soudains et rapides, ils ont une forme parfaite pour la rhétorique politicienne. Tout comme sur Twitter, il faut réduire le nombre de caractères pour pouvoir accéder aux très convoités bandeaux de BFMTV.
Selon les études de Damon Mayaffre, chercheur au CNRS, le vocabulaire présidentiel se serait déprécié au fil du temps en raison de ces nouvelles contraintes médiatiques. Aujourd’hui, les politiques sont dans la performance : ils utilisent à outrance les phrases verbales et le pronom personnel « je ».
L’élément de langage : diable ou diabolisé ?
Si les éléments de langage sont diabolisés c’est parce qu’ils sont attachés à une définition simplificatrice : on les associe spontanément « aux petites phrases » pré-élaborées que l’on voit sortir de la bouche des politiques à chaque zapping.

Dans cette définition, on ne parle que de la partie visible des éléments de langage. On ne parle pas des argumentaires. Autrement dit, on n’essaye pas d’extraire la démonstration étayée qui se cache derrière et qui vise à soutenir ou à contredire un projet. Aujourd’hui, aller au combat sans communication est une faute professionnelle car c’est laisser son adversaire partir avec un avantage.
Mais il ne faut jamais abuser des bonnes choses ! Les éléments de langage seraient très utiles si on n’en créait pas en quantité industrielle. Dans un premier temps, ils font passer une idée complexe par un message simple : le travail d’un conseiller se résume à dégrossir la matière brute pour en créer une à la portée de l’opinion publique. Frank Louvrier, ancien conseiller de l’ex-président de la République, Nicolas Sarkozy, rappelle que « Quand vous êtes Ministre, vous ne connaissez pas tous les sujets. Si vous allez à une émission matinale d’une radio, on risque de vous interroger sur un sujet compliqué, qui n’est pas forcément votre domaine de compétence, et il faut pourtant répondre ».
Pour la majorité précédente, les éléments de langage étaient surnommés « le prompteur », aujourd’hui on les regroupe sous l’intitulé « l’essentiel ». Ce dernier rappelle qu’un élément de langage peut permettre d’échapper à une situation de crise en évitant de lourds dommages.
À ce niveau de responsabilité, tous les professionnels semblent d’accord pour dire qu’une improvisation est impossible. L’improvisation est un fantasme car il est impossible de priver le débat d’un cadre de pensée rappelé sans cesse par les éléments de langage. D’ailleurs, les politologues reprochent souvent au Président de se laisser guider par les communicants alors qu’il serait doué pour l’improvisation.
On confond souvent « éléments de langage », « formules », « petites phrases » et « argumentaires » : il n’y pas de définition fixe car il n’y pas une unique manière de créer des éléments de langage. Ces formulations font sens pour des acteurs du champ politique et du champ médiatique mais aussi pour ceux qui se trouvent à leurs intersections. Les communicants produisent des énoncés en anticipant leurs conditions de circulation médiatique et leurs conditions de réception. Ce sont pour ainsi dire des ingénieurs du symbole. Ils manient les signes comme des maîtres. Ces données nous permettent de mettre en relief la place prépondérante prise par la communication au sein du monde politique et du monde médiatique. On en viendrait presque à croire qu’ils contrôlent les foules.
Ameziane Bouzid
Sources :
« Le Langage politique malade de ses mots », Frédéric Vallois, Le Huffington post, 20/11/2014 : http://www.huffingtonpost.fr/frederic-vallois/langage-politique-malade-de-ses-mots_b_6190388.html
« Les Dix éléments de langage que vous entendrez ce soir », Le Service politique, Libération, 22/03/2015 : http://www.liberation.fr/france/2015/03/22/les-dix-elements-de-langage-que-vous-entendrez-ce-soir_1226056
« Les « petites phrases » Et « éléments de langage » : des catégories en tension ou l’impossible contrôle de la parole par les spécialistes de la communication », Dossier: Les « Petites Phrases » en Politique , Caroline Ollivier-Yaniv, 01/06/2011 : http://www.necplus.eu/action/displayAbstract?fromPage=online 
« Éléments de langage pour soirée électorale : mode d’emploi », Jacques Séguéla, Atlantico, 16/10/2011 : http://www.atlantico.fr/decryptage/elements-langage-primaire-ps-holland-aubry-mode-emploi-203608.html
« « Un temps de président » : la communication politique dans le collimateur », 08/10 /2015, France 24 : https://www.youtube.com/watch?v=yP9TfAWTVeA
« Doc Hollande : dictée d’éléments de langage (F3) », Arretsurimage.net, 29/09/2015 : http://www.arretsurimages.net/breves/2015-09-29/Doc-Hollande-dictee-d-elements-de-langage-F3-id19305
Crédits images :
– Le Monde, L’actu en patates, Martin Vidberg
– Ray Clid
– Kit Repas Famille : www.gouvernement.fr
– Chaunu

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Campagne Amesty International
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Le cas-tharsis

Pour vivre peureux vivons choqués, tel est l’adage qui pourrait résumer cette année 2015 malheureusement riche en événements plus dramatiques les uns que les autres. Néanmoins, ne jetons pas la pierre et apportons la notre à l’édifice : le choc dispose également de certaines vertus aujourd’hui assimilées par les publicitaires mais qui tendent à se généraliser. Cette mise à nu à l’image apparaît désormais comme la garantie d’un ancrage psychologique fort, assez délicat mais néanmoins efficace La question semble alors s’imposer  : devons nous tendre ou s’attendre à davantage de brutalité à l’écran ?
Aristote 2.0
Bien qu’il doit certainement se garder d’avoir un avis sur l’émergence de cette propension à choquer, le philosophe grec est à l’origine de cette notion de catharsis. La fameuse “purgation des passions”, cette notion élémentaire que l’on nous rabâche depuis ces belles années collégiennes. Choquer pour extérioriser en somme, les dramaturges classiques pensaient effectivement que représenter une certaine forme de violence sur scène était le moyen idéal de la répudier pour le spectateur.
Même processus mais époque différente, cette violence à l’écran se fait de plus en plus courante et le même débat émerge à chaque campagne publicitaire : vont-ils trop loin ? Comme le présageait Aristote, la notion de représentation est l’épicentre du débat suscité par le choc. Les campagnes de Sécurité Routière se sont emparées de cette notion afin de choquer pour sensibiliser. La communication se veut volontairement violente et la représentation en dit long, pour reprendre (en détournant) le titre de l’ouvrage d’Austin dédié à la communication : ici Faire c’est dire ; on montre pour démontrer. L’image devient alors le message et par conséquent, l’objet même de la reflexion ce qui explique l’importance du média. Comment mettre en exergue ce message et dans quelle perspective doit-il être exploité ?

Quand la TV veut vous show-quer
Jusque là rien de bien révolutionnaire, cette tendance au choc est intimement liée à la quête du buzz, même si le but diffère, les moyens sont vraisemblablement similaires. Aux États-Unis, terre de buzz par excellence, un programme s’est peu à peu imposé comme la méthode forte afin de favoriser la repentance des jeunes délinquants. Scared Straight! était originellement un documentaire (primé par un oscar en 1979) mettant en scène des jeunes considérés comme “difficiles” – comme on aime à les appeler dans les reportages d’une finesse journalistique exemplaire – face à des condamnés à perpétuité. Le concept a été repris et c’est désormais sous la forme d’une émission hebdomadaire qu’il est décliné.
L’idée : plonger ces ados dans un univers savamment hostile afin de créer ce fameux effet de choc. Évidemment, il y a une orchestration télévisuelle et une dramaturgie bien pensée afin de réunir les éléments d’un bon show à l’américaine ; cependant cela en dit long sur la perception et l’utilisation de l’image à l’état brut. Yves Winkin, éminent spécialiste de la communication, évoque encore aujourd’hui la nécessité de réhabiliter la pédagogie par l’objet, et même si ce ne sont certainement pas les méthodes auxquelles fait référence cet auteur, nous pouvons considérer que cette confrontation psychologique doit être créditée d’un certain degré d’efficacité.

Droit au brut
Face à de telles positions au sujet de la violence à l’écran, nous pouvons nous demander s’il ne faut pas persister à aller dans ce sens afin de mettre un terme au flou artistique concernant tel ou tel sujet. Dans le cas du djihadisme, nous assistons à un véritable phénomène de mystification autour du sujet. Cela est justifié par la peur suscitée par cette idéologie qui est présentée comme à l’origine des attentats qui ont touché la France lors de la terrible soirée du 13 novembre. En cela réside le caractère délicat du choc évoqué précédemment et cela légitime une volonté d’apparaître comme plus brut, donc plus vrai. Force est de constater qu’un certain nombre d’interrogations ont émergé depuis ces attentats et qu’il réside en France un climat de questionnement dans lequel à peu près tout le monde y va de son avis, de la brève de comptoir à la longue de plateau TV.
Il apparaît donc nécessaire de montrer, de crever l’abcès psychologique face à ces ombres qui s’agitent au dessus de la conscience collective. L’image demeure un outil pédagogique comme le démontrent Lemine Ould M.Salem et François Margolin, les deux réalisateurs du film Salafistes. En salle en janvier 2016, ce film – d’une durée d’1h10 – apparaît comme une démarche à la fois claire et poignante ; les journalistes sont allés à la rencontre des acteurs majeurs de l’idéologie salafiste en essayant de comprendre et de remonter aux racines de l’extrémisme qui a frappé Paris. Les entretiens se font à visage découvert, la langue dénuée de filtres, la réalité est projetée dans sa pure vérité. Le film a nécessité trois années de tournage et il semble crucial de parvenir à abattre ces idées pré-conçues qui déconstruisent la réalité au profit d’une course à la peur.
La violence est indéniable mais ne doit-elle pas être reconsidérée comme catalyseur de vérité ? Si ce film permet à cette France qui a peur de ne plus soupçonner le barbu dans le métro et d’enfin pouvoir poser des mots sur ces obscurs mécanismes idéologiques, il semble que ce documentaire est un mal, pour un bien.
La multiplication de spécialistes qui viennent envahir le champ médiatique à coup de théories engendre un flou artistique conséquent et participe à la spéculation de la part du Grand Public. Le rapport à l’image évolue puisque la notion de choc connaît un ancrage de plus en plus fort dans nos sociétés modernes. Montrer pour démontrer, c’est peut-être ce qui était en déperdition à l’heure où l’instantanéité des messages est de rigueur. Avec des exemples allant des campagnes de la Sécurité Routière à la projection du film Salafistes, il transparaît peu à peu cette nécessité de reprendre le temps de regarder pour comprendre. Oui, il semble plus aisé de détourner le regard, mais puisque la peur nous sort par les yeux, il est temps de les ouvrir.
Jordan Moilim
Crédit photo : 
Amnesty International

Homepage Ashley Madison
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Le scandale Ashley Madison: révélateur du paradoxe entre vie privée et internet

En juin dernier, le sulfureux site de rencontres extraconjugales Ashley Madison a été la victime d’un piratage de grande envergure mené par « The Impact Team », un groupe de hackers expérimentés. Ce scandale soulève une interrogation plus globale quant à la sécurité de nos données personnelles sur Internet.
L’affaire Ashley Madison
Ce ne sont pas moins de 9,7 gigaoctet de données liés à trente-deux millions de comptes qui ont été mis en ligne par « The Impact Team », contenant des données très personnelles, allant des coordonnées aux préférences sexuelles des utilisateurs.
Ce scandale a fait trembler les Etats-Unis. On trouve en effet dans les données rendues publiques les coordonnées de membres de l’armée américaine et de la Maison Blanche. Il a également eu des répercussions humaines tout à fait regrettables : de nombreux cas de dépressions et de chantages, ainsi que trois suicides ont été répertoriés.
« The Impact Team » dénonçait des pratiques amorales menées par le site de rencontres, avec en premier lieu Established Men, autre site du groupe, qu’elle qualifie de « site de prostitution et de trafic d’êtres humains pour que des hommes riches s’achètent du sexe » (d’après un article du Monde). Venait ensuite une autre pratique d’Ashley Madison, symptomatique d’un phénomène plus global : le site propose une option payante pour qu’un utilisateur supprime toutes ses données du site, mais n’effacerait rien.
Suite à l’affaire Ashley Madison, treize sites de rencontres français ont été mis en demeure par la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), dont Meetic, Attractive World, et AdopteUnMec pour des manquements à la Loi Informatique et Libertés datant de 1978. Ces manquements consistant à ne pas totalement supprimer les données des personnes ayant clos leur compte. Le site américain Fusion explique dans un article que ce phénomène est enclin à se démultiplier, et qu’il ne se limite pas aux seuls sites de rencontre « dans un monde où les détails de nos vies sont stockés sur nos téléphones et dans le cloud, ainsi que dans les métadonnées de tout ce que l’on poste sur les réseaux sociaux ».
La sécurité sur Internet, une problématique double
Le problème de la confidentialité de nos données dépend de deux facteurs. D’une part la fiabilité technique des serveurs qui stockent une quantité colossale de données, à tel point que l’on parle de Big Data, difficilement contrôlables. D’autre part l’éthique des détenteurs de ces serveurs, qui peuvent utiliser nos données à des fins commerciales, voire politiques.
Le problème de la fiabilité technique
La sécurité de nos données sur Internet est une question qui touche l’ensemble de la population, à l’ère de l’hyper-digitalisation. Presque la moitié de la population mondiale est sur Internet (42%, soit 3, 025 milliards d’internautes), et concentre son usage sur un nombre extrêmement restreint de sites avec Google, Facebook, et YouTube en tête. Ces sites ont un point commun : chaque fois que nous les visitons, nous y laissons des traces. Or une étude de NetNames réalisée en 2013 estime le nombre d’internautes ayant effectué des piratages sur un mois à 432 millions, ce qui nous permet de nous inquiéter quant aux potentielles failles de ces systèmes. En effet Internet est à la base un canal non sécurisé pour l’échange d’informations. Les pare-feux de ces serveurs ne sont pas infaillibles, comme le prouve le cas d’Ashley Madison. Cela ne semble pourtant pas nous inquiéter, puisque ce sont chaque jour des millions de données qui sont digitalisées.
De plus en confiant nos données à ces sites, nous leur octroyons davantage de pouvoir, et augmentons le risque d’un piratage d’envergure. Aujourd’hui toutes les informations sont sur Internet, et ce même au plus haut niveau. Le cas d’Amazon est édifiant. La firme a remporté en février 2013 un marché en or contre IBM : son service de « cloud computing », Amazon Web Services, est en charge de construire un serveur visant à accueillir les données de la CIA.

Le problème de l’éthique des sites web
Quels genres de données sont collectés lorsque nous visitons ces plateformes ? La question est vaste, mais si l’on s’attarde sur les « Règles de confidentialité » de Google, on peut trouver quelques éléments de réponse.
Quatre grands types de données sont collectés par Google : des données relatives à l’appareil utilisé (le modèle, le système d’exploitation, le numéro de téléphone) ; des fichiers journaux (nos recherches, ainsi que la durée et les correspondants de nos conversations téléphoniques) ; des données de localisation ; des cookies, petits fichiers de texte stockés sur notre terminal contenant souvent des informations personnelles. Les cookies sont très controversés car ils sont souvent exploités par les sites à des fins commerciales. C’est en réponse à ce phénomène qu’une réglementation a été mise en place en 2002 par la Directive Vie Privée et Communications Electroniques, puis actualisée en 2009, mais elle ne parvient pas à être appliquée – les géants d’Internet possèdent bien trop de pouvoir pour être inquiétés.

Pourtant Google indique dans ses règles de confidentialité que ces cookies servent avant tout à son service d’analyse d’audience de sites web, Google Analytics¸ gratuit et utilisé par 80% des sites sur la toile. On pourrait s’étonner que ce service soit gratuit, mais Google le rentabilise avec sa régie publicitaire créée en 2000, AdWords. Fonctionnalité payante proposée aux sites utilisant Google Analytics, elle permet d’afficher des publicités correspondant aux mots-clés tapés par leurs utilisateurs.
Le moteur de recherche nous rassure, en affirmant ne communiquer « des données personnelles [nous] concernant qu’avec [notre] consentement ». Hélas notre consentement ne nous est demandé qu’une seule fois, et est quelque peu contraint (puisque nous ne pouvons utiliser le service sans cela), lorsque nous acceptons les conditions générales d’utilisation.
La puissance de tels sites est indéniable, ce qui peut parfois les amener à jouer de leur pouvoir. Les seigneurs de la Silicon Valley ont par exemple minimisé leur implication dans le scandale des écoutes de la NSA, déclenché par les révélations d’Edward Snowden en 2013, selon un article du Figaro. Voulant redorer leur blason, la publication d’un rapport rendant compte du nombre de requêtes judiciaires qu’ils ont reçu pour fournir des données sur des internautes suspectés par la NSA a été décidée par ces sites. On apprend ainsi que Yahoo ! a reçu des demandes pour trente mille comptes d’utilisateurs, Microsoft quinze mille, et Google neuf mille. Ce rapport ne révèle cependant pas le nombre de réponses positives à ces demandes.
La sécurité de nos données sur Internet relève par conséquent d’une problématique double, entre fiabilité technique des serveurs et éthique de ces sites, questionnant ainsi nos pratiques et nos usages quotidiens d’un outil qui nous dépasse. En effet peut-être devrions-nous, dans le doute, être plus attentifs aux données que nous laissons derrière nous sur la toile.
Clément Mellouet
Sources :
Le Monde, Le piratage du site Ashley Madison et la question de la moralité des « hackers », 19/08/2015
Le Figaro Tech, Les géants du web minimisent leur implication dans le scandale de la NSA, 4/02/2014, 
Crédits images :
Ashley Madison.
Google.
marketingdonut.co.uk

Agora, Com & Société

Le marketing immersif: plongez dans vos séries préférées !

La série TV est un phénomène qui a explosé au XXIème siècle, le support ne cesse d’évoluer et chaque année plusieurs centaines de nouvelles séries font leur apparition dans le champ médiatique. Pour le lancement de séries TV inédites ou de nouvelles saisons, les sociétés de production (HBO, Netflix, AMC, Showtime,… pour ne citer qu’elles rivalisent d’ingéniosité en offrant des campagnes de communication toujours plus insolites. L’engouement sans cesse démultiplié et renouvelé pour les séries TV, leurs succès – le cosplay, les COMI-CON (conventions de pop culture) et autres festivals en témoignent — suscitent d’intenses attentes au sein du public. Et les campagnes de communication jouent fortement sur les attentes des fans en proposant de rendre réel l’univers fictif de leur série préférée, ceci grâce à la publicité. Chaque série à succès a un univers très marqué, les équipes de production travaillent à ce que tous les détails fassent sens et renvoient à une entité fictive, un univers créé de toutes pièces, que les spectateurs peuvent s’approprier. La série ne se limite donc pas seulement à son contenu scénarisé, elle renvoie également à un ensemble de signes distinctifs qui l’identifient clairement. Grâce à son univers, elle devient une marque. La figure de Walter White (bouc, chapeau, lunettes), érigée en égérie de la très appréciée Breaking Bad, est révélatrice d’une sémiotique nouvelle de la série, où la construction des personnages et de l’espace fictif conduit à produire une identité forte. Les vêtements colorés, décalés et dépareillés des nerds de The Big Bang Theory  (notamment les boucles de ceinture d’Howard Wolowitz !) créent un visuel caractéristique de la série et facilement identifiable.

Street et Beach marketing: le marketing immersif sort la tête de l’eau
Cette logique de marque a poussé les productions à mystifier l’identité de leurs séries en lançant de grandes opérations de street marketing, où la fiction devient réelle le temps d’un happening ou d’une campagne de pub. L’univers de la série est parachuté dans l’espace public, impliquant une immersion jouissive et inattendue du fan.
Ainsi, en se baladant sur les plages anglaises du Dorset, les promeneurs pouvaient, à l’occasion de la sortie de la troisième saison de Game of Thrones, se retrouver nez à nez avec un crâne de dragon de trois mètres de haut.  

D’autres campagnes sont d’autant plus surprenantes qu’elles intègrent le spectateur à leur mise en scène, elles exposent un contenu, mais font aussi participer l’audience. Netflix, pour le lancement de la série Sense8 où tous les personnages sont psychiquement connectés, a par exemple collecté les données cérébrales de huit volontaires et les a converties en ondes musicales, créant une toute nouvelle symphonie.
Ces multiples campagnes reproduisent en temps réel les attentes qu’un fan peut avoir derrière son écran, deux exemples sont ici significatifs :
– Envie d’une frayeur sans danger ? En partenariat avec l’agence Relevent, AMC avait, pour le retour de la saison 4 de The Walking Dead, imaginé un stunt (un outil publicitaire créatif qui interpelle le consommateur quand il ne s’y attend pas) horrifique où les New Yorkais se faisaient surprendre de bon matin par des bras de zombies jaillissant d’une bouche de métro. Cette campagne accompagne l’effervescence autour de la Zombie Mania, sur laquelle surfe  The Walking Dead. Le phénomène urbain, véritable happening artistique, des Zombie Walks où des individus se retrouvent, maquillés et déguisés en zombies, pour marcher dans la rue, illustre le déplacement fantasmé de la fiction jusqu’à l’espace public et réel, et il est ici utilisé de façon inattendue par des annonceurs.

– Qui n’a jamais rêvé de se retrouver dans le passé ? Véritable machine à remonter le temps, HBO avait imaginé en 2010 pour la promotion de la saison 1 de Boardwalk Empire  (produite par Mark Wahlberg et dirigée par Martin Scorcese) une campagne aux allures rétro, en s’associant à une marque de whisky, et un hôtel-casino décoré pour l’occasion. La série se déroule pendant la Prohibition, à Atlantic City aux Etats-Unis : gangsters, dollars, et alcool sont donc au rendez-vous. Pour la saison 2, c’est avec la ville de New York qu’HBO s’était associée en remplaçant les actuels wagons de métro par des vieux modèles tout droit sortis des années 1920, à l’intérieur confortable et désuet.

Ces campagnes imaginatives invitent à plonger dans l’atmosphère d’une série. Loin de votre lit ou de votre canapé, l’univers de la série envahit votre rue et se confond avec la réalité. Déplacé du point de vente, le marketing immersif propose une expérience de vie qui mêle la fiction au quotidien du spectateur. L’espace public est alors gagné par la fiction, et renouvelle l’intérêt des fans. Le désir romantique de se voir totalement absorbé dans une fiction, voire confondu avec, est ici pleinement réalisé, jouant avec le plaisir de l’immersion.
Les limites du marketing immersif: la noyade d’Amazon
Cependant, cette immersion fantasmée semble avoir des limites éthiques. L’échec de la récente campagne de communication menée par Amazon pour sa série The Man in the High Castle, révèle que le désir d’immersion n’est pas toujours approprié…

Cette nouvelle série, adaptation du roman choral de Philip K. Dick Le Maître du haut château, est une Uchronie où les forces de l’Axe (Allemagne nazie, Japon) ont gagné la deuxième guerre mondiale et se sont partagés les Etats-Unis. Elle malmène l’Histoire en mettant en scène le quotidien de cette autre Amérique, totalitaire, où les systèmes de pensée et de valeurs occidentaux ont été totalement renversés.
La série invite à questionner, à travers la logique du “et si…?”, les définitions de liberté, d’Etat et d’obéissance dans un monde de terreur où tout est à repenser. Pour le scénariste Frank Spotnitz, l’enjeu de la série se résume à « Comment rester humain face à l’inhumain ? ».
Dans une démarche promotionnelle, et avec l’accord de la Metropolitan Transportation Authority (responsable du réseau new yorkais), Amazon a donc recouvert du drapeau impérial japonais et d’un drapeau américain fictif, où figurent l’aigle nazi et la croix de fer, les sièges d’une ligne de métro. Cette campagne s’inscrit dans la continuité de la publicité immersive en invitant les usagers à se projeter dans cet univers parallèle. Seulement, en essayant de maximiser l’effet de surprise, et en décontextualisant cette mise en scène, cette campagne s’est retournée contre son créateur. Amazon s’est vu interpellé à de nombreuses reprises sur les réseaux sociaux. Les usagers se sont indignés face à cette esthétique nazie qui leur était imposée, sans qu’il leur soit demandé leur avis. Certaines associations juives ont également appelé au boycott de la campagne, notamment la célèbre « Anti-Defamation League », association juive luttant contre l’antisémitisme mais contestée pour son lobbying pro-sioniste (elle a, par exemple, été condamnée dans les années 1990 pour espionnage, et a été reconnue coupable d’avoir collecté des informations sur les opposants au mouvement sioniste ?). Amazon a finalement demandé à la MTA de retirer sa campagne seulement quelques jours après l’avoir lancée. Pourtant, si le lynchage médiatique et effectif de cette campagne de communication paraît unanime et évident (le maire de New York Bill de Blasio lui-même a accordé son soutien aux opposants de la campagne), il révèle aussi l’ambiguïté du marketing immersif, qui peut faire du tort à l’image de marque. Certains brandissent l’argument selon lequel Amazon a, grâce au scandale, fait parler de sa série, à juste titre. Cependant, plusieurs internautes ont également exprimé leur dégoût à l’égard de la production, la considérant comme immorale, déplorant une utilisation commerciale du célèbre roman de Philip K. Dick et appelant au boycott de la série.  

 

La série, qui a par ailleurs reçue de bonnes critiques, se voit donc prise à son propre piège, celui d’une fiction dans laquelle l’immersion ne saurait se faire qu’à travers un écran. La population refuse de revivre une sombre période de l’Histoire du XXème siècle, qui, bien que savamment détournée, ne paraît pas  encore assez lointaine. On sait, par exemple, que New York, même si elle n’a jamais vécu d’occupation nazie, accueille une forte diaspora juive (Israël y recense deux millions de juifs). Elle questionne, au fond, le désir d’oubli des traumatismes de l’Histoire ; celui là en particulier. La série, et surtout sa campagne de communication, se retrouve prise dans une logique entre nécessité de mémoire et désir d’oubli. Ainsi la fiction doit rester fiction, et elle ne saurait pénétrer l’espace réel : devenir trop réelle. L’immersion marketing obéit donc aux lois, parfois sévères, du politiquement correct, et bien que voulant éthiquement questionner la place que nous aurions pu occuper dans cette alternative historique (qui ne s’est jamais demandé s’il aurait été résistant ?), cette campagne produit des effets trop forts.
L’immersion interroge également le pouvoir du symbole, car si la campagne est dérangeante, c’est bien plus en raison de l’aigle impérial et de la croix de fer, icônes nazies, que du drapeau japonais. Un pouvoir du symbole qui suppose une responsabilité éthique dans l’espace public. L’immersion est mise en échec par une réalité qui, même absolument détournée par la fiction, doit rester le choix de chacun de voir ou de ne pas voir.
Dans une Amérique qui imagine des campagnes de plus en plus insolites, poussant à une immersion absolue de l’audience, et où le premier amendement de la constitution autorise quiconque à porter la croix gammée, il est tout de même des sujets avec lequel on ne peut pas jouer. Si la campagne se voulait dérangeante et décalée, elle n’en échappe pas moins à ses créateurs en étant donnée à un public qui veut choisir d’y être ou de ne pas y être, de l’investir ou non. Le marketing immersif révèle ainsi, par ses audaces et ses limites, que la publicité est de plus en plus faite par et pour le consommateur, dont on ne saurait négliger le pouvoir de décision.
Emma Brierre
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Sources:
Deadline, Amazon has no regrets as « the Man on the High Castle » Ad campaign pulled from NYC subway, 24 novembre 2015
Ina global, l’expérience immersive du deep media, 12 août 2015
Télérama, La série « The Man in the High Castle » sonde les valeurs occidentales, 1 décembre 2015
Journal du geek, Amazon retire les pubs de « The Man in the High Castle » du métro de New York, 26 novembre 2015
Gothamist, Should the MTA allow these Nazi insignias on subway cars ?, 23 novembre 2015
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