Politique

Sport et politique, une frontière illusoire ?

Tifo des supporters parisien en soutien à la Palestine, le 6 novembre 2024 (L’’Équipe) Le 7 novembre dernier, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a condamné le déploiement d’une banderole en soutien à la Palestine par les supporters parisiens lors du match de ligue des champions face à l’Atletico Madrid. Le ministre de l’Intérieur s’est exprimé sur X, en affirmant « Je demande au PSG de s’expliquer et aux clubs de veiller à ce que la politique ne vienne pas abîmer le sport, qui doit toujours rester un ferment d’unité. (…) ». Séparation entre sport et politique : un lieu commun ? Cette déclaration de Bruno Retailleau s’inscrit dans un discours assez répandu soutenant que sport et politique doivent être strictement séparés, car l’ingérence politique nuirait à l’esprit du sport. Comme en témoigne, le mécontentement de certains supporters parisiens outrés par ce tifo, promettant de ne plus remettre les pieds au stade dans ces conditions. L’un d’entre eux, interrogé par le journal l’Équipe, soupçonne le Qatar d’être à l’origine de ce message politique. Le sport discipline noble ? On présente le sport comme une discipline noble, chargée de valeurs positives comme le mérite, le respect, l’humilité, la santé, le dépassement de soi… Toutes ces valeurs créent les conditions pour une compétitivité saine. Le sport est donc vecteur de partage, d’universalisme, d’inclusion…; et constitue une pratique bénéfique pour le corps et l’esprit. Tous ces éléments confèrent une connotation extrêmement positive au sport. La politique néfaste par nature ? En revanche, la politique porte avec elles une série d’images négatives. Étant relative à l’exercice du pouvoir, il est commun d’entendre que la politique divise, crée des tensions, renforce les conflits. Il est vrai que la politique demande de l’engagement et des prises de position. Le fait de prendre parti, implique nécessairement des désaccords, exacerbés par la volonté de faire triompher son modèle de pensée. Ceux qui défendent une totale séparation du sport et de la politique, basent leur raisonnement sur une soi-disant volonté de préserver la discipline sportive des effets jugés négatifs de la politique. Autrement dit la politique apparaît comme un nuisible qui entache la pureté du sport. Focus historique Ce discours qui prône une séparation nette entre sport et politique, se nourrit d’un historique profond et peut ainsi être appréhendé grâce à l’Histoire. Alors, à travers trois exemples, faisons un petit retour historique pour savoir s’il est pertinent de dissocier ces deux arènes de pouvoir. Tommie Smith et John Carlos, lors de la remise des médailles du 200 mètres aux JO de Mexico en 1968 (Wikipédia) Tommie Smith et John Carlos, figures de la lutte raciale par le sport Le 16 octobre 1968, lors de la finale du 200 mètres aux Jeux olympiques de Mexico, les sprinteurs américains Tommie Smith et John Carlos, obtiennent respectivement la médaille d’or et de bronze.Ils montent sur le podium en chaussettes noires, symbole de la pauvreté des Afro-américain, vêtu d’un foulard symbole de l’oppression. Les deux athlètes américains baissent la tête et lèvent le poing ganté de noir, couleur des Black Panthers. Les différents signes réunis sur la photographie symbolisent un ensemble de revendications que prônent les afro américains. Ce geste de contestation apparaît dans des États-Unis marquées par les tensions raciales, et l’assassinat de Martin Luther-King Jr quelques mois plus tôt. Smith et Carlos, en profitant de la visibilité des Jeux, brisent le mythe d’un sport dépolitisé, et inscrivent leur combat dans l’histoire. Le Comité international olympique radie les deux sprinteurs des JO à vie. Preuve que l’institution tente d’imposer l’illusion d’une neutralité sportive. Aujourd’hui, cet acte est reconnu comme un moment clé du combat pour l’égalité raciale. Nelson Mandela brandissant la flamme olympique, aux JO de Barcelone en 1992 (Sport et société) Le sport outil de coercition pour les nations dissidentes Pendant des décennies, l’Afrique du Sud a instauré l’apartheid, un système de ségrégation raciale profondément ancré dans toutes les sphères de la société, y compris dans le sport. Les athlètes noirs sud-africains étaient systématiquement écartés des compétitions officielles, le pays envoyait uniquement des délégations blanches aux Jeux olympiques. Face aux pressions internationales et aux appels au boycott de plusieurs nations africaines, le CIO a fini par exclure l’Afrique du Sud des Jeux de Tokyo en 1964, suivie d’une interdiction permanente de participation aux JO à partir de 1970. Cet isolement sportif a constitué un levier symbolique contre le régime sud-africain, contribuant à son affaiblissement sur la scène internationale. Ce n’est qu’à partir de la fin officielle de l’apartheid en 1991, que l’Afrique du Sud réintègre les JO. Lors des Jeux de Barcelone en 1992, Nelson Mandela assiste en personne au retour de la nation arc-en-ciel dans la compétition, incarnant l’idée que le sport peut aussi être un moteur de réconciliation. La présence de Nelson Mandela, victime de l’apartheid et incarnation de la lutte contre le racisme, renforce le poids de la réhabilitation de l’Afrique du Sud au sein du Comité olympique. Cette sanction historique prouve bien que le sport peut être utilisé comme un outil diplomatique, capable de sanctionner un régime politique et d’engendrer une dynamique de changement. Contredisant ainsi frontalement, l’idée que le sport devrait rester à l’écart des conflits politiques. Kathrine Switzer lors du marathon de Boston en 1967. Kathrine Switzer la première marathonienne de l’histoire Le sport a également joué un rôle dans l’émancipation des femmes. Pourtant, le père des JO modernes, Pierre de Coubertin, s’opposait à leur participation aux compétitions sportives. Aux débuts du sport moderne, une multitude de préjugés entourait la pratique féminine, allant de la perte de féminité à une silhouette jugée trop masculine, en passant même par une supposée menace pour la fertilité. Ainsi, lors des premières compétitions, les femmes étaient systématiquement exclues.La lutte pour l’intégration des femmes dans le sport a été longue, mais elle a accompagné certaines évolutions sociales . En 1967, passionnée de course à pied, Kathrine Switzer décide de participer au marathon de Boston. Avec le soutien de son entraîneur, elle réussit à s’inscrire en ne renseignant que son nom de famille. Munie du dossard 261, elle prend le départ, mais après quelques kilomètres, un organisateur tente de l’arrêter en pleine course, donnant naissance à une photo devenue historique. Malgré cette tentative d’exclusion, elle devient la première femme à boucler les 42 kilomètres du marathon. En représailles, la fédération américaine d’athlétisme la radie, mais son geste marque les esprits. Propulsée en une des journaux du monde entier, elle devient une figure de l’émancipation féminine. Son acte de résistance contribue à changer la perception des femmes dans le sport et à ouvrir la voie à leur participation aux courses de fond, et plus largement, à leur reconnaissance dans le monde sportif. Séparation du sport et de la politique, un raisonnement absurde ? Ces exemples illustrent l’incohérence de l’idée selon laquelle, une séparation stricte entre le sport et la politique serait nécessaire. La politique englobe tous les enjeux, environnementaux, sociaux, économiques…; qui façonnent notre monde, et le sport n’y fait pas exception. Il ne se déroule pas dans une bulle hors du temps, exempte de toute influence politique. Dès lors, comment pourrait-on affirmer, comme l’a fait le communicant Franck Tapiro sur CNews en décembre dernier, que la politique « tue le sport » ? Ou un simple contre-sens ? Les personnalités politiques adoptant cette position tendent parfois à confondre un message de soutien contre une injustice ou une prise de position en accord avec les valeurs du sport, avec une instrumentalisation du sport à des fins politiques. Ou bien perçoivent très bien la nuance mais tentent seulement de satisfaire le plus large éventail de personnes, en reprenant les idées les plus répandues. Si le sport est utilisé comme un outil de propagande par des régimes fascistes, comme ce fut le cas lors des JO de Berlin en 1936, alors évidemment que la politique pervertit le sport. En revanche, lorsqu’il sert à combattre les inégalités et à promouvoir la paix, à l’image de la vision de Nelson Mandela, illustrée par sa présence aux JO de Barcelone en 1992, ce n’est plus la politique qui dénature le sport, mais bien le sport qui contribue à améliorer la politique. Aliénation par le sport ? Comme le soutient John Hargreaves dans Sport, Power and Culture, le sport présente cet avantage de divertir, de détourner le temps des matchs et des compétitions, la population de sujets plus graves qui polarisent la société. Le sport participe donc à détourner les individus des sujets politiques qui se répercutent nécessairement sur leur quotidien. Mais les grands événements sportifs peuvent également, être perçus non pas comme des facteurs d’aliénation, mais comme des moyens d’atténuer les tensions sociales et politiques, à l’exemple des JO de Paris 2024. L’effervescence de ces Jeux a quasiment fait oublier aux français la large victoire de l’extrême droite aux élections européennes du 9 juin dernier, ou l’absence prolongée de gouvernement durant cette période. C’est peut-être ici que se trouve le véritable enjeu qui nourrit les polémiques entre sport et politique. Sources : https://www.lequipe.fr/Football/Article/Le-tifo-free-palestine-a-fait-fuir-du-parc-des-princes-certains-supporters-du-psg/1523685 https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Nathan-supporter-du-psg-s-est-desabonne-apres-le-tifo-free-palestine-on-ne-remettra-plus-les-pieds-au-parc/1523669 Compte Twitter (X) de Bruno Retailleau Tommie Smith et John Carlos (Wikipédia, Brut, France TV) https://www.lefigaro.fr/sports/scan-sport/actualites/exclu-des-jo-pour-avoir-leve-le-poing-john-carlos-reclame-plus-de-liberte-d-expression-au-cio-1005926 Nelson Mandela (Site du CIO, Wikipédia) https://www.olympics.com/cio/news/nelson-mandela-une-voix-au-service-du-sport Kathrine Switzer (INA, France Info)
Histoire de la femme et du mouvement olympique
https://www.olympics.com/cio/pierre-de-coubertin/pourquoi-pierre-de-coubertin-etait-il-oppose-a-la-participation-des-femmes-aux-jeux-olympiques Nelson Mandela (Site du CIO, Wikipédia) https://www.olympics.com/cio/news/nelson-mandela-une-voix-au-service-du-sport Marcus Alexandre
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Révolution industrielle américaine : la genèse du mythe du milliardaire providentiel

Les États-Unis, au crépuscule du XIXe siècle, s’affirment comme un géant économique en pleine ascension. Cette période expose autant les vertus que les dérives de l’ultralibéralisme. Le capitalisme, dans sa forme la plus brute, enfante des magnats dont la domination s’étend bien au-delà de l’économie. Les monopoles qui naissent alors concentrent richesses et influence entre les mains d’une poignée d’oligarques, leur pouvoir s’avérant parfois supérieur à celui du gouvernement, dictant ainsi un nouvel ordre socio-économique où l’économie privée supplante progressivement l’autorité publique. Les acteurs clés Dans cette ébullition socio-économique, trois figures s’imposent. John D. Rockefeller, à la tête de la Standard Oil Company, tisse un monopole impénétrable, phagocytant ses rivaux et modelant les prix du marché pétrolier à sa guise. Andrew Carnegie, maître de la sidérurgie, fait de laCarnegie Steel Company un colosse de l’industrie de l’acier, révolutionnant la production grâce à des procédés innovants et à une rationalisation du travail. Enfin, J.P. Morgan, stratège financier, orchestre la consolidation industrielle en créant, en 1901, l’United States Steel Corporation, premier empire sidérurgique intégré verticalement aux États-Unis, établissant ainsi une mainmise inédite sur l’industrie américaine. Mais leur emprise ne s’arrête pas à l’économie. Ces milliardaires, loin d’être de simples hommes d’affaires, s’immiscent dans la sphère politique, orientant les décisions et bridant l’intervention de l’État, tout en modelant à leur avantage les structures légales et fiscales du pays. Déviance de l’État par la philanthropie La philanthropie, du grec philos (amour) et anthropos (homme), désigne l’ensemble des actions menées volontairement pour le bien public, généralement par le biais de dons financiers ou d’initiatives sociales. Elle se veut l’expression d’un altruisme désintéressé, mais dans le contexte du capitalisme américain, elle se mue en instrument d’influence et de préservation des privilèges. Aux États-Unis, elle devient un levier de pouvoir. Refusant l’idée d’un État providence, ces industriels préfèrent investir directement dans des initiatives sociales, contournant ainsi les institutions publiques et imposant leur vision du progrès. Andrew Carnegie, dans son essai La Richesse, théorise la redistribution éclairée des fortunes, préférant l’action privée à l’impôt. Toutefois, cette générosité est loin d’être désintéressée. Au-delà des avantages fiscaux, elle permet à ces bienfaiteurs autoproclamés de façonner la société à leur image, influençant l’éducation et les valeurs collectives. Ils ne se contentent pas de donner : ils orientent, ils modèlent, ils pérennisent leur suprématie en s’assurant que la vision qu’ils défendent se perpétue au fil des générations. Derrière cet élan apparent de générosité se cache une stratégie savamment orchestrée. Les philanthropes, en finançant des institutions académiques et culturelles, assurent la transmission de leur idéologie et maintiennent un pouvoir intellectuel sur les générations futures. Ce contrôle discret, ce dispositif, renforce un ordre établi où les ultrariches conservent leur position dominante, en instillant un modèle de société conforme à leurs propres intérêts. Ainsi, la philanthropie ne se limite pas à une simple redistribution des richesses, elle est une architecture complexe servant une finalité bien précise : garantir la pérennité d’une aristocratie financière sous couvert d’humanité et de bienfaisance. En façonnant l’éducation, en dictant les codes culturels et en influençant la recherche scientifique, ces mécènes modernes perpétuent un système où la charité se substitue insidieusement à la justice sociale. Un héritage contemporain Cette défiance à l’égard de l’intervention étatique perdure aujourd’hui. Les États-Unis restent une terre de milliardaires omnipotents, où les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) s’inscrivent dans la lignée des tycoons du XIXe siècle. Leur influence ne se limite pas l’économie numérique ; elle s’étend à la politique, aux médias et à l’éducation, façonnant insidieusement l’avenir. Comme Rockefeller et Carnegie avant eux, certains prônent un libéralisme exacerbé, une vision politique, à l’image d’Elon Musk, tandis que d’autres s’emploient à construire un empire philanthropique, à l’instar de Bill Gates. Si les formes évoluent, le principe demeure : une mainmise économique habilement enveloppée dans un discours salutaire, justifiant et perpétuant l’ordre établi. Rousseau et la critique de la philanthropie Jean-Jacques Rousseau fustige la philanthropie dans Discours sur les Richesses, dénonçant l’illusion d’une générosité qui ne sert qu’à masquer l’oppression économique : « Quelle étrange route, pour aller au bien, que de commencer par mal faire, et de tendre à la vertu par tous les vices qui la détruisent. » Pour lui, seule la main visible de l’État peut réguler les inégalités, car elle s’affranchit des intérêts particuliers, a priori. Si l’action philanthropique est tributaire des valeurs et des ambitions de ses bienfaiteurs, elle demeure une stratégie plutôt qu’un réel engagement démocratique. En revanche, une politique publique structurée tend à réduire les inégalités sans privilégier une caste au détriment du reste de la société (dans une vision pure du Contrat social)*1. Ainsi, sous ses atours de vertu, la philanthropie s’inscrit comme un mécanisme de conservation des privilèges plutôt que comme une remise en cause du système inégalitaire qu’elle prétend combattre, ancrant ainsi l’ordre établi dans une narration habilement élaborée. 1* : En l’espèce, l’espace politique démocratique est lui aussi constitué d’intérêts propres, de déterminismes sociologiques favorisant une certaine classe et d’influences externes ou privées. Fabien Vernat
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Cartographie des flux migratoires : mode d’emploi pour faire paniquer l’Europe.

Eté 2015. Depuis 4 ans, le Nord de l’Afrique et le Moyen-Orient sont en proie à des mouvements insurrectionnels violents qui nourrissent les flux migratoires vers le vieux continent. Au sein de l’Union européenne, c’est la cacophonie : tandis que la chancelière allemande Angela Merkel semble ouvrir ses bras aux demandeurs d’asile, les pays en première ligne comme l’Italie ou la Grèce développent une rhétorique de l’invasion qui finit par innerver l’ensemble des positions politiques de l’Union. Dans les médias, les expressions “crise migratoire”, “crise des réfugiés” ou “tsunami migratoire” se développent. Dans ce contexte, des cartes en tous genres se multiplient pour tenter de comprendre et représenter la gravité de la situation. Or, en s’appropriant l’objet cartographique, certaines institutions et acteurs de la société civile modifient en profondeur la réalité des phénomènes migratoires. Car la carte est un objet complexe ; outil scientifique à part entière, elle est surtout une production humaine qui demande à faire des choix et qui ne peut donc totalement s’extraire de celui ou celle qui la conçoit. A travers cet article, il s’agira de comprendre que la carte ne peut qu’offrir une vision subjective de la réalité, celle de son auteur. Par de multiples exemples et analyses sémiologiques approfondies, on tentera d’expliquer comment la carte peut alors devenir un objet communicationnel, véritable outil de propagande au service d’une idéologie particulière. Enfin, pour sortir de l’impasse, il faudra esquisser une “cartographie de l’attention” pour représenter les phénomènes migratoires à des échelles bien plus fines. La Carte ne peut offrir qu’une vision subjective des territoires qui déforme la réalité et influence nos représentations.  La carte ne peut par définition être qu’un outil d’interprétation du monde. Si elle se propose en effet de représenter la réalité des territoires à différentes échelles sur un support facilitant son étude, elle ne peut cerner dans toute sa complexité et sa diversité l’essence même de l’espace. Oeuvre d’un cartographe-géographe, elle est donc le produit de ses choix et offre la vision d’un territoire sous le prisme de son auteur. Prenons une carte du monde ; on y voit l’Europe en son centre. Est-ce à dire que l’Europe est le centre du monde ? Au contraire, le modèle eurocentré selon la projection Mercator ne permet-il pas de légitimer un discours de domination de l’Europe sur le monde en affichant une place de centralité sur de nombreux planisphères ?  Un détour par la Chine permettra de mieux fixer notre réflexion. Le pays cherche en effet depuis plusieurs décennies à devenir une véritable puissance en Arctique comme en Antarctique. Mais la tâche est difficile, l’Empire du milieu se situant à 4 500 kilomètres du pôle Nord et plus de 11 000 kilomètres du pôle Sud. Il s’agit donc avant tout de légitimer sa place dans la gouvernance de ces régions. Pour ce faire, la Chine a développé le concept d’Etat du “proche arctique” et propose, par des représentations cartographiques, une vision à son avantage de la réalité. Le travail de Hao Xiaoguang (Figure 1) permet ainsi d’afficher la Chine dans une position de centralité mais surtout en proximité directe avec les pôles, le pays faisant graviter l’Arctique et l’Antarctique autour de lui. Les routes commerciales passant par l’Arctique apparaissent même beaucoup plus courtes que celles plus traditionnelles passant par le canal de Suez ou le canal de Panama. La réalité est ici exagérée par une projection qui agrandit les distances en périphérie de la carte.       Figure 1. Source : Hao Xiaoguang, http://www.hxgmap.com/imag3/1106north.jpg Ainsi, la carte devient un véritable outil de communication au service d’une politique particulière. Afin d’asseoir sa domination ou toute autre idéologie, la représentation d’un certain espace sur la carte permet d’influencer nos représentations et de légitimer certains discours. Faire une carte, c’est donc avant tout faire des choix. Opter pour une projection, une échelle particulière, un type de figuré ou même un titre, c’est produire une vision d’un territoire, non sa stricte représentation. En érigeant la carte comme un objet scientifique et institutionnel, à l’image de celle de Hao Xiaoguang reprise notamment par l’armée populaire de libération comme carte militaire officielle, la Chine fait valoir une réalité déformée à son avantage. Elle rend acceptable ce que Jack Goody appelle la “distorsion de l’espace”, soit les déformations engendrées par la représentation cartographique et les différents modèles de projection. De fait, la projection Mercator, centrée sur l’Europe, déforme les territoires aux latitudes les plus hautes : si le Groenland semble plus gros que l’Afrique, il est en réalité 14 fois plus petit que le continent. En affichant des modèles de représentation du monde, la carte influence notre conceptualisation de ce dernier, sa perception dépendant de l’outil cartographique. Comment alors faire comprendre que l’Europe n’est pas le centre du monde quand toutes les représentations de notre monde en font son centre ? Et Si d’autres projections plus fidèles existent, le rôle communicationnel de la carte reste encore lui très prégnant, comme le montre la cartographie des flux migratoires en Europe. Un “tsunami migratoire” vers l’Europe ? Ainsi, à partir de 2011 et du déclenchement du Printemps Arabe, l’Union européenne se trouve en proie à l’une de ses failles institutionnelles : la gestion et l’accueil des réfugiés et des migrants. Les tentatives de législation sur le sujet sont fortement critiquées à la fois par des Etats qui souhaitent garder la main sur leur politique migratoire mais aussi par les pays qui se retrouvent en première ligne face à la hausse du nombre de demandeurs d’asile, notamment ceux du pourtour méditerranéen. En 2015, ce sont 1,2 millions de demandes d’asile qui sont enregistrées en Europe, un chiffre deux fois plus élevé que l’année précédente. Devant l’ampleur du phénomène, les discours se durcissent et la carte devient le symbole d’une anxiété généralisée pour illustrer la situation. Or ces cartes sont souvent trompeuses, voire délivrent de fausses informations dont les partis anti-immigration tirent profit. En qualifiant cette hausse subite de l’immigration de “crise migratoire” ou “crise des réfugiés”, les partis politiques et médias européens utilisent l’objet cartographique comme illustration d’un phénomène dramatique à résorber. Maniant à leur guise échelle de représentation, code couleur ou encore types de figuré, il produisent une version déformée de la réalité et véhiculent un sentiment de peur au profit d’une idéologie politique particulière : celle de la fermeture des frontières.  L’étude sémiologique des deux cartes suivantes, publiées pendant la prétendue crise, permet de mettre en lumière certains des arguments mis en évidence plus haut et lève ainsi le voile sur l’outil de propagande que peut être la carte. La première carte (Figure 2), au titre évocateur, a été réalisée par Alberto Lucas Lopez en octobre 2015 et récompensée par plusieurs prix. Elle se veut être une représentation de l’exode syrien, véritable “marée de réfugiés” selon les dires de l’auteur. Si la carte a le mérite de représenter des flux migratoires en dehors de l’Europe, elle délivre au premier coup d’œil une vision erronée de la réalité. En effet, si la légende indique une multiplication par 24 de l’échelle des flux vers l’Europe par souci de visibilité, la taille et l’emplacement de la notation la rendent quasiment illisible. Il semble alors qu’un pays comme la France a accueilli plus de réfugiés que la Jordanie alors même que cette dernière a effectivement accueilli 630 000 exilés en provenance de la Syrie en 2015 contre seulement 30 000 pour la France. Notons également l’importance du bleu, tant dans la représentation des mouvements migratoires que dans le graphique au bas de la carte. En faisant écho à la “marée” du titre, le cartographe laisse présager un tsunami migratoire vers l’Europe. En voulant produire un document pédagogique devant faciliter la lecture de la réalité, l’auteur contribue à la création d’une appellation erronée, celle de “crise des réfugiés”. Ainsi, des études ont montré que les ressortissants syriens constituent 0,13 % de la population des 28 en 2016, contre plus de 16 % au Liban par exemple. L’appellation de crise semble donc largement exagérée au regard des situations extérieures.   Figure 2. Source : The tide of refugees, Alberto Lucas Lopez Mais la grande majorité des cartes produites n’ont même pas le mérite d’étendre leur schématisation de l’espace et des dynamiques migratoires au-delà de l’Europe, participant ainsi d’une invisibilisation totale des autres flux migratoires, pourtant plus importants. C’est le cas de la deuxième carte sélectionnée (Figure 3), produite par Frontex, l’agence de surveillance des frontières extérieures de l’Union européenne. Conçue en 2015, la carte représente l’origine des personnes entrées de manière irrégulière en Europe entre juillet et septembre 2015. Le jeu des couleurs est une nouvelle fois révélateur : au bleu symbolisant le havre de paix qu’est l’Europe se superpose le rouge représentant les flux migratoires vers le continent, couleur associée au mal et à la peur dans notre imaginaire collectif. La grosseur des flèches laisse à penser l’importance du phénomène, renforcée par l’absence d’échelle ou de flux migratoires autres que vers l’Europe. Enfin, comme dans la carte précédente, le choix des flèches fausse la réalité des trajectoires migratoires et laisse imaginer un voyage facile et direct, d’un point A à un point B. Ici, la production d’une telle carte répond à des objectifs politiques ; les institutions européennes cherchent à se légitimer par l’émission de cartes. En véhiculant une image faussée de la réalité et eurocentrée, Frontex produit un tableau anxiogène de la situation et contribue ainsi de la création d’une panique morale complètement déconnectée de la réalité. Elle parvient de par cette occasion à justifier l’importance des fonds qui lui sont alloués : contre la menace que représente la migration, Frontex entend bien mettre un terme à ce qu’elle considère comme une invasion. Figure 3. Source : Frontex Ainsi, on l’a vu, la cartographie obéit à des logiques contradictoires qui rendent flous ses objectifs et les motivations de son auteur. Si la carte semble être un objet scientifique de description des territoires, elle peut aussi devenir un véritable outil de propagande au service d’intérêts divers. L’enjeu contemporain des migrations permet de révéler les dérives de l’utilisation de cartes à des fins politiques afin de légitimer des institutions particulières au détriment d’une vision claire et limpide de la réalité. Parfois, au contraire, c’est la trop grande simplification de cette réalité qui amène à une distorsion du réel. Pour faire face à ces écueils et sortir de l’impasse, une autre cartographie est possible, celle de “l’attention”. Il s’agit d’appliquer la méthode cartographique à des échelle bien plus fines afin de mieux cerner certains phénomènes en privilégiant une “prise en compte du singulier” (Olivier Clochard). Ainsi, représenter les trajectoires individuelles des migrants ou des réfugiés permet de resserrer le lien entre la carte et la réalité. En faisant apparaître les détails du parcours, les arrêts ou les détours, le cartographe peut produire un véritable travail scientifique et dépasser les attributs communicationnels de la carte qui peuvent lui nuire.  Pour aller plus loin et étayer notre réflexion, on conseille l’excellent ouvrage de Camille Schmoll Les Damnées de la mer qui centre sa réflexion sur les femmes dans les migrations et insiste sur la nécessité de rendre visible les phénomènes migratoires dans toute leur complexité aux échelles les plus fines. On conseille également les excellents articles suivants qui ont contribué à la réalisation de cet article et qui sont disponibles sur Géoconfluences : Comment cartographier les circulations migratoires ? Quelques pistes de réflexion à partir du cas des exilés syriens (David Lagarde) ; Le concept de troisième pôle  : cartes et représentations polaires de la Chine (Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre). Enfin, pour mieux cerner le contexte de la dite “crise des migrants” en Europe, on recommande le dossier Comprendre la crises des migrants en Europe en cartes, graphiques et vidéos disponibles sur Le Monde (Les Décodeurs). Martin Clavel
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Politique

La représentation différée des réfugiés de guerre dans les médias : exemple de la Syrie et de l’Ukraine

Si aucun média n’a pu passer à côté de la situation urgente en Ukraine et que l’Europe entière s’est mobilisée pour aider les réfugiés fuyant l’invasion russe, les réactions n’ont pas toujours été si efficaces et bienveillantes envers l’ensemble des réfugiés de guerre. En effet, d’après Matthieu Tardis, responsable du Centre migratoire et citoyennetés de l’Ifri, « On parle des conséquences migratoires des guerres lorsqu’elles sont susceptibles de nous concerner en Europe ». Face à la question d’une représentation différée des réfugiés de guerre dans les médias, l’exemple de la Syrie confronté à celui de l’Ukraine nous semble cohérent.
Politique

La cancel culture, entre liberté d’expression et non-communication

À la fois mouvement de révolte digital et débat philosophique, la cancel culture est sûrement l’un des sujets qui divise le plus l’opinion publique dans le monde entier. À moins d’une semaine du débat annuel des M2 médias & numérique du Celsa au sujet de cette nouvelle culture de la dénonciation, FastNCurious vient éclaircir une pratique paradoxale qui mêle libération de la parole et non-communication. 
Politique

Instagram est-il un tremplin politique? Quand les internautes dénoncent le scandale des Ouïghours

Le 1er octobre 2020, vous ne l’avez sûrement pas raté, Instagram est devenu bleu. Sous l’impulsion d’un eurodéputé français, des dizaines de milliers d’utilisateurs ont montré leur solidarité envers les Ouïghours, une minorité musulmane persécutée et déportée dans l’est de la Chine, dans la province du Xinjiang. Retour sur une manifestation en ligne qui a secoué le monde médiatique et politique.
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Contrer la désinformation: Trump VS. médias aux dernières heures de sa campagne

Y-a-t-il eu censure lors de la présidentielle américaine 2020 ? C’est à la télévision et sur son compte Twitter que Donald Trump a tenté, la semaine dernière, de remettre en cause sa défaite en criant au complot. Alors que ses accusations de fraudes électorales étaient en passe de mettre à mal l’intégrité du scrutin américain, des chaînes d’informations et réseaux sociaux ont tenté d’endiguer ces contre-vérités. À coup de fact-cheking, de modération, de signalements, quel rôle les médias ont-ils eu dans la préservation de la démocratie et du bon déroulement de l’élection ? 
Politique

Le politique influenceur : lorsque Emmanuel Macron investit Snapchat

Le 7 novembre 2019 dernier, Emmanuel Macron prenait la parole sur le harcèlement scolaire et ce de manière peu conventionnelle. Cravate au cou, veste fermée, regard droit, le président casse les codes de l’intervention publique et politique en investissant le célèbre réseau social au fantôme jaune : Snapchat. Une façon originale de réinventer le discours politique et de faire du politicien un véritable influenceur 2.0.

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Face au Sénat, l’attitude énigmatique de l’ex chargé de mission dans la sécurité du président de la République et mis en examen, Alexandre Benalla

La stratégie de Benalla a évolué.  Désormais, l’ancien collaborateur d’Emmanuel Macron admet une « erreur » dans l’utilisation de ses passeports diplomatiques. Cependant, il demeure tout de même flou sur ses relations avec l’Élysée et nie toujours son implication dans l’affaire d’un contrat qu’il aurait négocié avec un oligarque russe -réputé proche de Vladimir Poutine- alors qu’il travaillait encore à l’Élysée. L’ex collaborateur du président serait salarié de cette société russe, pour une somme de 12 000 € mensuels.