L'euroscepticisme à l'heure du selfie
Le 23 septembre dernier, après avoir fait peau neuve, le billet de 10€ est mis en circulation. Afin d’en assurer la promotion, la Banque Centrale Européenne (BCE) lance une campagne sur les réseaux sociaux. Elle invite les internautes à se prendre en photo avec cette nouvelle coupure. Les changements apportés sont minimes : une couleur qui tend davantage vers le orange et une matière plus résistante sont les seules nouveautés à signaler. Rien de bien révolutionnaire, en somme. Rien qui puisse expliquer le déchaînement des internautes et la manière dont Twitter et Instagram se sont enflammés. Pire, la BCE n’a pas su mobiliser les foules et a essuyé un échec cuisant ; le hashtag créé : #mynew10 n’a été repris que 1600 fois. A l’échelle européenne, c’est une catastrophe et un désaveu explicite. Néanmoins, ce drame communicationnel aurait pu être évité.
Une campagne marketing qui prend l’eau
Alors oui, il y a bien quelques personnes, quelques irréductibles Européens, qui ont pris l’initiative au sérieux, certainement attirées par la possibilité de remporter un des 5 iPads mis en jeu. Elles restent malgré tout marginales.
Ce jeu anodin à l’allure lisse a surtout permis de mettre en exergue le ressentiment des Européens à l’égard de leurs institutions. La BCE a sans doute vu dans cette opération le moyen de se moderniser, de toucher un public plus large et plus jeune. Elle désirait certainement surfer sur le succès des autres défis mettant à profit les internautes comme l’Ice Bucket Challenge qui permet de lever des fonds pour lutter contre la maladie de Charcot. Mais, cette attitude frivole dénote particulièrement dans le contexte économique ambiant et le moins que l’on puisse dire c’est que les Européens ne se sont pas privés pour le faire savoir à Mario Draghi. Les réactions sont souvent violentes : on se rappelle tous du geste contestataire de Gainsbourg qui brula un billet de 500 Francs à la télévision pour signifier ce qui lui restait après avoir payé ses impôts. Il semblerait qu’il ait suscité des vocations, certaines personnes se photographiant un billet en feu dans les mains.
L’Europe et ses institutions dans le collimateur des internautes
Les difficultés économiques sont réelles, les prix augmentent, les taux de chômage ne se résorbent pas et même si des pays comme la Grèce, l’Espagne ou encore l’Irlande sont plus touchés que d’autres, aucun n’est vraiment épargné. Difficile d’imaginer, dans ce contexte d’austérité généralisée, que les citoyens se prêtent docilement au jeu du petit selfie demandé par la BCE. Il était évident que les eurosceptiques, anti-européens et autres trolls profiteraient de cette estrade en or pour condamner son action et remettre en cause l’Union européenne. On pense à cette femme qui exhibe son porte-monnaie vide au lieu du billet exigé, ou cet internaute qui symbolise la baisse de son pouvoir d’achat : avec 10€ il ne peut se payer qu’un paquet de cigarettes et un demi. L’euroscepticisme est de plus en plus prégnant et de nombreux partis défavorables à l’Europe siègent au Parlement : c’est le cas de l’United Kingdom Independence Party et du Front National. L’un de leurs leitmotivs concerne l’abandon de la monnaie commune, l’Euro, et le retour à la monnaie nationale. C’est d’ailleurs ce qu’ont semblé demander certains internautes.
Europe, une princesse fédératrice ?
Et pourtant, ce nouveau billet symbolisait la volonté prononcée de la BCE de ne créer aucune polémique et même plus, de rassembler les Européens. En effet, vous l’aurez remarqué, les coupures sont désincarnées au sens où aucun illustre personnage n’est représenté. Cela contraste fortement avec les dollars américains où des figures tutélaires (Pères Fondateurs et Présidents) apparaissent. La BCE ne veut pas de « querelles de clochers entre Etats » (Libération) et opte pour un habillage plus neutre, moins identifiable, moins conflictuel : des constructions architecturales. Sur ces nouveaux billets de 10€, un visage apparaît, celui de la princesse Europe, celle-là même qui donne son nom au continent. L’appel du pied pour un sentiment d’appartenance partagé, pour une cohésion ne pouvait être plus explicite. Mais de fait, ce clin d’œil fédérateur en devient presque grossier. Il n’aura pas empêché la polémique d’enfler sur les réseaux sociaux.
Notons, pour finir, que la BCE s’est installée le 29 novembre dans ses nouveaux bureaux : une tour flambant neuve en plein cœur de Francfort. Selon Le Figaro, ce nouveau siège de la Banque Centrale est, de toutes les institutions, le plus spectaculaire. C’est aussi celui qui aura coûté le plus cher. Les bureaux auront vu le jour pour la somme d’1,2 milliard d’Euro (comme ils paraissent loin les 850 millions d’Euro initialement prévus !). Ces dépenses, que certains jugent déjà superflues, ne font que renforcer le sentiment de défiance à l’égard de l’Union Européenne.
La polémique aura néanmoins assuré la communication du lancement de ce nouveau billet, même s’il est difficile d’envisager pire publicité. Outre la crise et le climat austère qui règne actuellement, cette campagne a eu le mérite de mettre au jour l’humour que partagent les Européens ainsi que leur imagination débordante.
Jules Pouriel
Sources :
lesechos.fr (1)
lesechos.fr (2)
liberation.fr
lefigaro.fr
Crédits photos :
lci.tf1.fr