Le roucoulement des pigeons : entre victimisation et légitimation
Nés le 28 septembre sur Facebook, les Pigeons, Mouvement de Défense des Entrepreneurs Français, n’ont eu besoin que de quelques jours, de quelques roucoulements médiatiques et de beaucoup de clics pour obtenir du gouvernement qu’il abandonne son projet de taxation de 60,5% des plus-values en cas de revente des parts d’une société. Le mouvement a été rapidement relayé dans la presse et sur le Web. Il a séduit début octobre 42 000 internautes sur Facebook et le hashtag #geonpi est passé en tête des plus utilisés en France sur Twitter, soulignant le succès médiatique de cette fronde 2.0. Une mobilisation rapide ainsi que de bons relais dans la presse (irrémédiablement liés) auront suffi à faire reculer le gouvernement.
La « Saison de la colère » ou la rhétorique légitimante
Malgré ce succès, on peut interroger la stratégie communicationnelle du mouvement, sur laquelle repose son envolée médiatique. Il semble que la rhétorique des pigeons était destinée à légitimer tant la révolte digitale de ses membres que leur rôle économique dans la société française. Cette fronde entrepreneuriale s’est déroulée dans une période de crise économique et sociale au cours de laquelle se sont déjà épanouis plusieurs mouvements sociaux tels Les Indignés. Leurs revendications, ainsi que la défense de leurs intérêts individuels (plus que collectifs…), restent donc solidaires de la tendance de l’époque. La reprise du slogan du mouvement Anonymous dans leur propre slogan, « We are Pigeons », participe également de cette recherche de légitimité, avec la volonté d’être identifiés à un mouvement de contestation.
Le plumage ne fait pas le pigeon
Mais la nature de cette rhétorique conserve une certaine ambivalence : pourquoi s’appeler les Pigeons, un terme qui, contrairement aux Indignés, n’a aucune connotation noble et citoyenne mais est associé à la naïveté et à la bêtise ? Choisir ce nominatif peut être compris comme une volonté de se défaire de toute fierté, que proclament les mouvements contestataires, pour jouer davantage sur l’humour et l’auto-dérision. Cette rhétorique est dans ce sens paradoxale : quand elle dévalorise, elle légitime. Son caractère subversif est très fort ici : la légitimation passe d’habitude par la dévalorisation de l’adversaire plutôt que de soi-même. La dévalorisation, qui aboutit dans ce contexte à une rhétorique de la victimisation, est destinée à légitimer les revendications des pigeons. La Présidente du Medef a évoqué dans un interview à L’Express le « racisme anti-entreprise » (bien qu’il n’y ait jamais eu ni diffamation, ni injure, ni discrimination), on parle dans la presse de « patrons-martyrs », ces entrepreneurs qui payent le coût de la crise économique pour les autres. Dans l’édition du Téléphone sonne consacrée au mouvement des Pigeons sur France Inter, on a pu entendre des termes comme « sanctionner », « fustigés », « condamnés ».
Le slogan « Ils ne se syndiquent pas. Ils ne manifestent pas. Ils ne menacent pas. Ils ne posent pas de bombes. Ils préfèrent créer de la richesse» (notez la belle allitération en « ss » du roucoulement du pigeon) témoigne bien de cette volonté de légitimer à la fois la révolte, dans les quatre premières phrases, et le rôle économique des entrepreneurs, dans une conclusion détachée visuellement et symboliquement des quatre négations. La rhétorique de légitimation devient ainsi un exercice de communication intimement lié à la reconnaissance d’une utilité sociale dans l’espace public. Les entrepreneurs souffrent en effet de la réputation qu’ils ont d’entretenir davantage une vision spéculative qu’une réelle volonté d’entrepreneuriat durable. Avec ce mouvement contestataire, les chefs d’entreprise ont eu l’occasion de démentir ces préjugés pour rappeler leur rôle majeur dans l’innovation et la création d’emplois en France. Les Pigeons se sont également défendus en invoquant la « réalité européenne », qui montre que l’imposition des plus-values en France (34,5% à la fin du quinquennat de Sarkozy) est une des plus élevées d’Europe et du monde (0% en Belgique et en Suisse, 26% en Allemagne, 22% en Angleterre). Jouer la carte européenne alors même que l’Union traverse une crise économique et politique qui remet en cause sa propre existence n’est pas inintéressant : dans ce mouvement fédérateur qu’insuffle l’Union Européenne, la comparaison avec la législation des autres pays membres donne une certaine légitimité aux revendications des Pigeons…ce qui donne en même temps une légitimité à la poursuite de la construction européenne !
En révisant son projet de loi, le gouvernement a reconnu la légitimité des revendications et la contribution à la richesse du pays du corps patronal français. Et quand Pierre Moscovici, Ministre des Finances et du Budget, déclare au JT de 20 heures de France 3 : « Il ne s’agit pas de reculer mais de bouger, quand ça va dans le bon sens et quand une revendication légitime s’exprime il faut l’entendre. C’est ce que nous avons fait. », il proclame et sacralise cette légitimité.
Du plomb dans l’aile
Mais celle ci pose plusieurs problèmes. Il semble étrange de constater que ce mouvement n’a pas été arrangé par les organisations patronales, comme le Medef par exemple. Cet intermédiaire lui aurait sans doute donné plus de légitimité que l’agence de communication digitale YOOPS, qui s’est chargée de la création du site « defensepigeons.org ». Cette forte mobilisation sur les réseaux sociaux qu’a suscitée le mouvement (72 282 internautes sur Facebook aujourd’hui) interroge alors la nature de cet engagement et donc sa légitimité : il semble plus facile de rassembler 72 000 personnes sur Facebook que dans la rue. Certes, Internet et la révolution numérique redonneraient le pouvoir de la démocratie directe aux citoyens internautes. Mais la possibilité d’un débat 2.0 annonce également l’appauvrissement de l’engagement citoyen, qui se réduit à quelques clics. A terme, cette “République des réseaux” serait un progrès quantitatif du débat démocratique mais sûrement pas qualitatif.
Margaux Le Joubioux
Sources :
Site du mouvement des Pigeons
Les entrepreneurs sont-ils à plaindre ? France Inter – Le téléphone sonne
Pourquoi est il si difficile de plumer le capital ? Du grain à moudre – France culture
La République des réseaux de J.Rognetta J.Jammot et F.Tardy.
Gleeden ou l'affichage de la rhétorique trompeuse
La dernière campagne pour le site de « rencontres extraconjugales » Gleeden vient s’ajouter à une série d’affiches qui, depuis un an environ, s’imposent dans l’espace public (et notamment métropolitain) avec un effet de très grande cohérence publicitaire, et disons-le d’emblée, de très grande cohérence rhétorique.
En affichant moins la transgression que l’idée de transgression, sa réussite ne réside pas dans un quelconque engagement moral, idéologique ou féministe, mais dans un jeu communicationnel subtil : celui du vacillement et de la suspension.
Gleeden, un couple lexical à trois
Premier enjeu de suspension : le lexique. Surdéterminant le sémantisme de la jouissance, Gleeden se présente comme un mot-valise composé de deux lexèmes à la fois détachés (typographiquement) et fondus : « Gle(e) »/ « Eden ». Produit de la liaison des deux premiers, un troisième terme apparaît comme nom de marque et promesse d’utopie : « Gleeden ». La signifiance l’emporte sur le sens, et permet plusieurs lectures superposées qui ne se substituent pas les unes aux autres. De manière mimétique, chaque lexème se présente comme un partenaire linguistique apte à s’unir potentiellement avec chacun des deux autres.
Jouir de la syllepse
Puisant dans une autre source d’équivoque sémantique et syntaxique, Gleeden multiplie les effets de « syllepse », c’est-à-dire cette forme de jeu de mots qui consiste à maintenir un trouble interprétatif entre deux significations coprésentes et concurrentes :
De manière redoublée, la syllepse de prédilection du site est celle qui porte sur le verbe « tromper » et « se tromper » :
« Tout le monde peut se tromper. Surtout maintenant »
Formule qui devient de manière plus « événementielle » lors des dernières élections présidentielles :
« Parce qu’il ne faut pas se tromper le 6 mai, notre site sera exceptionnellement fermé »
La syllepse permet de conjuguer – et d’extra-conjuguer, si l’on peut dire – des relations sémantiques multiples et parallèles. Du point de vue rhétorique, les significations sont d’abord dédoublées, puis sous-entendues et, finalement, suspendues. En exhibant ainsi la polysémie, la syllepse amorce la mise en publicité d’une argumentation ostensiblement « trompeuse »…
Le paradoxe comme art de vivre
En jouant sur les gammes de la polysémie (et sur les sèmes de la polygamie), la rhétorique suspendue multiplie les effets de retournement, de paradoxe, de coq-à-l’âne et de tête-à-queue :
« Et si cette année vous trompiez votre amant avec votre mari ? »
« C’est parfois en restant fidèle qu’on se trompe le plus. »
Recourant à la forme de la maxime, Gleeden emprunte la voix d’un moraliste, qui prend un malin plaisir à suspendre et à surprendre le sens commun, pour finalement mettre la doxa cul par-dessus tête : « tromper son amant » ou « être infidèle (se tromper) en étant fidèle ».
Dans le prolongement de la syllepse et de la sentence, Gleeden feint de prôner une sagesse, qui va dans sa dernière campagne jusqu’à évoquer la pratique antique du syllogisme.
Syllogismes de la faute et faux syllogismes
Sauf qu’il s’agit alors d’un syllogisme lui-même trompeur, et surtout – voilà le cœur de la campagne – d’un syllogisme affiché comme tel. Gleeden aime à émettre des sophismes assumés, tout comme il y a des lapsus volontaires :
Car, contrairement au sophisme, ce faux syllogisme cherche moins à tromper, qu’à montrer qu’il est trompeur. C’est la puissance du faux raisonnement qui est mise en exergue comme une mise en scène de la suspension de la visée persuasive elle-même.
Les syllogismes de la mauvaise foi
Au fond, la neutralisation rhétorique avoue alors son fonctionnement proprement dia/bolique. Il s’agit pour Gleeden d’incarner la mauvaise foi.
D’un point de vue communicationnel, la bonne foi consiste en un pacte de sincérité avec soi-même. Faire œuvre de bonne foi revient à exposer aux yeux des autres, son éthique à ne pas se tromper soi-même et à déployer un raisonnement exempt d’arrière-pensées. La mauvaise foi, c’est la rupture de ce contrat. En s’affichant aux yeux de tous sur les quais du métro (la scène sociale par excellence), Gleeden rend publique la jouissance qui consiste à user de la mauvaise foi. Etymologiquement, la « foi » se dit fides en latin. Le contraire de la foi, c’est donc un défaut de fidélité à un principe supérieur (la religion, la morale, et ici la logique et l’argumentation).
Jouir de la mauvaise foi aux yeux de tous, c’est assumer un tromper honnête, un fauter juste, que l’on pourrait rapprocher du « mentir vrai » de la fiction.
Mais ne nous trompons pas, à notre tour. La mauvaise foi étalée par Gleeden, ne promet pas une libération anarchique de désirs eux-mêmes débridés. Loin de promouvoir quelque abandon dionysiaque que ce soit, la mauvaise foi a pour fonction d’exposer l’« autre scène » du fantasme, la fiction de la suspension en tant que telle ; bref : le fantasme du fantasme.
Jouir par la tête
Car, en effet, cette para-doxa n’ouvre pas proprement sur une libération des corps, des jouissances ou des pulsions. Il n’y a aucun débordement physique visible sur ces affiches. Ce qui est montré dans la sobriété de ces maximes, c’est une jouissance froide. Tout au plus, s’agit-il de jouir par le haut, avec la tête :
« Gleeden, le premier site de rencontres extraconjugales pensé par les femmes. »
Evidemment, le terme qui choque en apparence est « extraconjugales », mais le terme qui compte vraiment est « pensé » (souligné dans les affiches elles-mêmes). Gleeden nous plonge dans un univers intellectuel, un trompe-l’oeil argumentatif, une « fiction mentale ». Autrement dit, dans l’idée d’une fantasmatique et d’un vertige des références par pure contamination cérébrale.
Si le référent permanent de « Gle/Eden », est le péché (la pomme croquée) d’une Eve primordiale, cette Eve est « satanique », au sens que Baudelaire réserve à ce terme pour désigner Madame de Merteuil dans les Liaisons dangereuses, c’est-à-dire un être métallique, un être de paroles, en refus du corps pour le corps ; citons les paroles de la Merteuil évoquant sa « nuit sexuelle » (Pascal Quignard) : « Ma tête seul fermentait. Je ne désirais pas de jouir. Je voulais savoir. ».
Reproduire l’étonnement premier
La stratégie publicitaire de ce site renvoie bien à un objectif rhétorique suspendu. Il ne s’agit pas d’exposer le plaisir ou le désir physiques pour eux-mêmes. Il s’agit de viser la tête du passant, pour réimprimer à chaque fois le choc cognitif d’une logique paradoxale.
Au fond, il s’agit de reproduire à chaque fois la stupeur de la découverte d’un univers fantasmatique, d’une fiction mentale : celle d’une monde-marque appelé Gleeden, où les pensées féminines se livrent sans arrière-plan (les fameuses arrière-pensées) ni avant-plan (le surmoi freudien). C’est un univers où toutes les pensées sont étalées sur une surface (l’affiche comme écran psychique) sans profondeur. En un mot, Gleeden c’est l’utopie d’une fantaisie sans plis.
Olivier Aïm
Maître de conférences au Celsa Paris – Sorbonne