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Nouvelles rhétoriques des corps en temps d’épidémie

On ne vous apprend rien: la crise sanitaire est venue bousculer nos habitudes d’interactions sociales. Distanciel, positionnement des corps dans l’espace, nouveaux rituels de socialisation… à la lumière des interactionnistes et autres penseurs en sciences de la communication, FastNCurious vous propose un tour d’horizon d’une sémiotique corporelle 2.0.

Un maître-mot : la distance

Distanciation sociale. Au schéma de la proxémie1 d’Edward T. Hall, qui proposait, en 1963, une échelle classifiant les relations sociales en fonction de la distance des individus entre eux, on pourrait adjoindre aujourd’hui la fameuse “distance sanitaire”, ce “1 mètre de sécurité” que l’on a si bien intégré pour éviter les contagions. Ce mètre institué régit désormais files d’attentes et premières rencontres, établissant automatiquement un lien social basé sur la crainte de l’autre, le rejet du contact et de la proximité.

Schéma de la distance proxémique de Hall, que l’on peut désormais reconsidérer en introduisant la distance du mètre “sanitairement acceptée”.

Fini, donc, les concerts, les parades, les marées humaines, dans lesquels nos corps se rencontraient en une masse unie, ballottée, où l’on sentait son âme prise dans le mouvement de la foule. Fini la chaleur des espaces sociopètes2 qui venait provoquer, jadis, la rencontre fortuite, le baiser volé, l’étreinte spontanée. 

D’un point de vue politique; confinement à domicile, marquages au sol et contraintes de placement des corps dans l’espace social régissent désormais nos sociétés. Ces nouvelles normes établies par les gouvernements rappellent ce que Foucault nommait, en 1967, le “biopouvoir”3;  le pouvoir par le contrôle des corps mis en place aujourd’hui par des dispositifs de sécurité sanitaire. Des contraintes socialement acceptées qui nous forcent à nous auto-discipliner et rationalisent de plus en plus nos comportements.

Enfin, la communication non verbale, celle des mimiques, des interjections ou des expressions faciales, est désormais brouillée par le masque, cette main symbolique qui vient censurer nos visages et perturber le schéma de la communication. Vous souvenez-vous du modèle “émetteur – canal – récepteur » de Shanon et Weaver? Le masque intervient dans l’interaction comme un bruit ; un obstacle à la communication entre les deux sujets. De plus, la présentation de soi n’est plus la même dès lors que la moitié de notre visage est cachée. C’est ainsi que nos rapports sociaux se normalisent à mesure que les masques se revêtent : ils anonymisent les visages et « faussent l’échange social en nous empêchant de donner sens sereinement à la situation de face-à-face » (H. Mazurel4).  Ce que Goffman appelait nos “rites d’interactions”5 – ces gestes automatiques qui faisaient cohésion sociale – s’uniformisent, se perdent, voire se remplacent…

La poignée de mains devrait être le premier geste à revenir après la crise sanitaire. Le 1er octobre 2020, le président du Conseil européen et le chancelier autrichien se saluaient avec les coudes.

La bise mise à mal

Adieu accolades, bises et grandes embrassades, la crise de la COVID-19 a laissé place au coude à coude. Lorsque l’on sait qu’une poignée de main ou une bise transmettent trois fois plus de bactéries qu’un simple check, on est tenté de penser que dans nos sociétés désormais hyper-aseptisées, la bise pourrait définitivement disparaître. Ce contact physique de salutation est porteur de sens, de tradition et de culture depuis des siècles. En effet, cette coutume est devenue un véritable rituel dans nos sociétés. Le baiser est apparu dans la Grèce Antique, sous trois formes différentes : l’oscolum (le baiser solennel), saevium (l’acte suave et délicieux) et baesium (un mélange des deux). Ces gestes de salutation s’échangeaient exclusivement entre les membres de la famille pour des occasions exceptionnelles, telle qu’une absence prolongée. La bise a ensuite connu des évolutions au fil de l’Histoire, pour devenir une marque de courtoisie dans chacune de nos rencontres. 

Cependant la signification de la bise représente bien plus qu’un simple rite. Selon Dominique Picard, psychologue sociologue et auteur de l’ouvrage, Politesse, savoir vivre et relations sociales: “La bise est un geste de salutation important car il marque l’ouverture et/ou la  fermeture d’une rencontre. Et, on ne salue pas seulement pour se souhaiter une bonne journée. Le sens est plus profond”. Conformément aux idées de cet auteur, la bise est un geste de politesse et de reconnaissance des autres. En embrassant quelqu’un, nous le reconnaissons comme un membre de notre sphère de relations et de connaissances. Et cette acceptation d’autrui, nous permet de nous sentir vivant et existant aux yeux des autres. 

Ces nouvelles lois et obligations abolissant les poignées de mains et les bises entraînent une déconstruction des habitudes liées à nos relations sociales.  Pour un bon nombre de citoyens français, ces accoutumances journalières représentent les symboles de la proximité, de l’éducation et des bonnes manières. Les Français ont donc bien du mal à se plier aux nouvelles règles puisque selon une étude de l’IFOP réalisée en mars 2020, 85% des français continuaient à se faire la bise. Malgré tout,  ces nouvelles normes tendent à devenir habituelles et pérennes au sein de la société française. 

Fâcheuse ou bonne nouvelle ? Si pour certains, ces nouvelles prérogatives gouvernementales sont détestables, pour d’autres bien au contraire, elles sont une aubaine. Ciao, les mauvaises haleines, les trois bises à Marseille et une bise à Brest, la barbe hirsute de tonton Claude irritant la peau et les traces de rouge à lèvres laissées par la bise de mamie Gisèle. Aller positivez, en cherchant un peu, vous trouverez sûrement des bons côtés à cette généralisation des gestes barrières ! 

Une jeunesse 2.0

En 2020 : la jeunesse se réinvente ! “C’est dur d’avoir 20 ans en 2020 parce que ce sont ceux qui vivent un sacrifice terrible” a confié Emmanuel Macron dans son allocution du 14 octobre. En effet, les jeunes sont des victimes collatérales de cette crise, que l’on oublie bien souvent. Et pourtant, à l’heure où ils devraient se créer les plus beaux souvenirs de leur jeunesse, ils se retrouvent assignés à domicile, et privés de contact social. Pour beaucoup, la situation est préoccupante, selon une enquête IPSOS publiée le 28 janvier 2021, 40 % des jeunes font état d’un trouble anxieux généralisé et 30 % avouent avoir déjà eu des idées suicidaires ou songé à se mutiler. Par ailleurs, les récents témoignages d’étudiants publiés sur les réseaux sociaux tel que celui de Gaspard Guermonprez sont particulièrement inquiétants et sont révélateurs d’une triste réalité. 

Mais la nouvelle génération n’a pas dit son dernier mot ! Nous assistons aujourd’hui à un renouveau de la sociabilité juvénile. Place à une vie sociale 2.0, pour un bon nombre d’étudiants ! Cette année, les virées shopping entre amis ont une toute autre saveur, et pour tenter de recréer l’univers et le plaisir de ce moment, la start-up Squadded Shopping Party a lancé une toute nouvelle extension Chrome activable sur les sites de cinq grandes marques de prêt-à-porter, telles que Asos, Boohoo ou encore Na-kd. Cette fonctionnalité permet de discuter en temps réel avec ses amis des produits proposés sur des sites de vêtements en ligne, de débattre autour d’idées de looks ou encore de demander l’avis d’autres internautes sur certaines pièces.

Cette initiative commerciale entraîne la construction de nouvelles logiques de consommation et s’inscrit dans une tendance plus globale. En effet, en mars 2020, la plateforme de streaming Netflix a proposé une extension de ses services avec Netflix Party qui permet de regarder des séries simultanément, à distance avec ses amis. La compagnie aérienne ANA a également développé des “robots touristiques”, pour voyager depuis chez soi. Le virtuel et la visioconférence ont connu une explosion dans nos vies, nous permettant de recréer du lien et des échanges sociaux en ces temps sanitaires compliqués. 

Zoom, dispositif des temps modernes

Amphithéâtres, salles de réunions et espaces à huis clos ont été troqués contre des mosaïques de visages éclatés en deux dimensions sur nos petits écrans. Si les dispositifs de visioconférences tentent tant bien que mal à recréer les conditions de mise en relation, l’expérience nous a montré les limites de l’interaction à distance. 

Car avec cette distance – qui aussi un autre temps, celui du distanciel – se sont installés de nouveaux modes de faire corps : salles de cinéma, théâtres et musées dématérialisés, réunions, cours, et cafés imposent des publics fragmentés et nous laisse croire que nous allons vers une télé-société.Alone Together” dixit l’essai de Sherry Turkle: nous concevons ensemble, mais seuls, dans un environnement cloisonné. Ainsi, fait-on encore unité, à distance ? La technologie, qui avait pour vocation de nous rapprocher, à annihiler la distance, ne nous sépare-t-elle pas encore plus ?  

Par ailleurs, Zoom est le responsable d’une exacerbation de la frontière poreuse existant entre la vie privée et professionnelle des travailleurs. On assiste impuissants à l’apparition de chats devant les caméras, aux bruits assourdissants de la machine à café ou encore à  la vision de la bibliothèque plus que mal rangée du prof d’anglais. Mais bien heureusement, les fonds d’écran Zoom peuvent devenir de véritables alliés pour que le papier peint licorne de votre chambre d’enfant reste un secret bien gardé !

Un des plus grands inconvénients de la visioconférence porte sur la communication non verbale. Rien ne remplace malheureusement la présence physique. La technologie ne permet guère la transmission de certains gestes, regards ou intonations de voix. Les émoticônes proposés pour réagir en direct à un propos, sans pour autant couper la parole à son interlocuteur, tentent de recréer et de rétablir les enjeux de la communication non verbale. Même si les émojis tentent de remplacer le langage corporel à distance, rien ne vaut une réunion en chair et en os pour recréer un semblant d’alchimie humaine ! 

On vous laisse avec une sélection des meilleurs néologismes inspirés par nos nouveaux modes de socialisation en temps d’épidémie ! Élus mots de l’année, par le Robert:

Louise Bajeux et Colombe Freynet

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Sources:

1Proxémie: Dans La dimension cachée , Edward T. Hall, 1966. Ce néologisme désigne d’après lui « l’ensemble des observations et théories que l’Homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique »

2Espace sociopète: espace favorisant le contact social de par sa configuration, par opposition aux espaces sociofuges.

3Michel Foucault, Surveiller et Punir, 1975 http://1libertaire.free.fr/Foucault.html

4À bout de souffle ? La Société du masque, Hervé Mazurel, 02/02/21, AOC.media

5Ervin Goffman, Les Rites de l’interaction, 1959

Yves Winkin, la Nouvelle Communication, 1981

Aux origines de la bise : une tradition en suspens, Maxime Tellier, 07/03/2020, franceculture.fr

Le toucher face au Covid-19 : nos corps plongés « dans une zone de turbulences » après la crise sanitaire , Maïwenn Bordron, 13/11/2020, franceculture.fr

Après le confinement, la télé-société ? , Valentine David, 21/03/2021, master-celsa-mines.fr

Coronavirus : les jeunes, victimes silencieuses de la crise sanitaire , Philippe Rioux, 10/12/20, ladepeche.fr

https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/pandemie-ce-qui-a-deja-change-25-les-relations-humaines

« Dicovid » du Robert

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