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Clics et déclics du clip interactif

« Il n’y aura pas le moindre spectateur. Tout le monde sera participant. La performance exige des gens spéciaux, des artistes spéciaux et une culture complètement nouvelle. »
– extrait d’une lettre du compositeur russe A. Scriabine

La place du spectateur: une question romantique

Si l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), déjà pensée par Richard Wagner au milieu du XIXe siècle, projette avant tout une fusion des arts sous l’égide de la synesthésie révélatrice, elle se veut aussi novatrice dans la conception-même de l’œuvre et particulièrement dans son rapport avec un public non plus conçu comme ob-jet, mais comme réel partenaire artistique.
Ainsi Wagner et à sa suite les avant-gardistes allemands et russes mettront un point d’orgue à révéler l’œuvre d’art comme un véritable acte social, « en donnant à la représentation des possibilités jusque-là inédites » (M. Lista) qui associent le spectateur à l’élaboration artistique.

Une problématique au cœur du clip actuel

Grace aux avancées numériques, la place du spectateur de clips musicaux est plus que jamais questionnée, et sa participation est rendue possible grâce aux interfaces que sont l’écran, la souris et le clavier, ou encore le micro.
Avec comme toile de fond les réflexions avant-gardistes des XIXe et XXe siècles, la participation du spectateur toujours plus ludique et interactive semble aujourd’hui s’imposer comme une nouvelle norme dans le domaine de l’audio-visuel.
La réception de l’œuvre se veut façonnable par le récepteur même, et ce nouveau paramètre devient un élément essentiel à prendre en compte dans l’élaboration et le format des clips musicaux.

Comment insérer le spectateur: nouveaux (en)jeux créatifs

Même s’il surprend toujours (et toujours agréablement), le clip interactif n’en est pourtant pas à sa première jeunesse ! Quelques-uns de ses grands succès remontent au crépuscule des années 2000, avec King of Dogs de Iggy Pop dans son album « Préliminaires » paru en 2009, ou encore I’ve Seen Enough signé Cold War Kids l’année précédente.
Le mythique rocker propose à l’auditeur de choisir l’un des trois personnages du clip qui incarnera un bulldog : ouvrier, cadre d’entreprise ou motard aventureux. De son côté, CWK s’associe au développeur Nikel Media pour proposer un système très interactif : en cliquant sur une barre supérieure, le spectateur peut changer l’instrument des membres du groupe, voire les stopper ou les ajouter successivement.  A chaque visionnage sa version du morceau !
A l’occasion de la sortie de leur nouvel album « Rendez-Vous Rose » (2010), le vidéoclip interactif du groupe québécois The Lost Fingers se place davantage du côté du défi, et propose au spectateur de gagner un album en cliquant sur les membres du groupe pour trouver la bonne combinaison musicale.

Cependant avec les Naive New Beaters, on est récemment passé d’anecdote audio-visuelle à véritable happening.
Pour la sortie de leur album « A la folie » en 2016, les NNB proposent à un public médusé deux versions d’exception du clip interactif autour de déclinaisons originales : le clip à 360° (Heal Tomorrow, feat. Izia) et le clip à scénarios multiples (Words Hurt).
Avec 3,1 millions de vues pour le premier titre, et un article des Inrocks dédié au second, les Naive New Beaters sont en train de surfer sur la pente automnale d’une vague apo-cliptique.

Mimer le live, ou la mise en scène d’une proximité avec le public

Si l’interactivité du clip réjouit le spectateur, elle contribue de surcroît à créer une proximité virtuelle avec l’artiste.
Dans le clip à 360° de Heal Tomorrow, les Naive New Beaters donnent à voir par écran interposé une ambiance de live.
En quelques coups de souris, on visite l’intégralité de la salle où se déroule le vidéoclip, du sol au plafond (où là encore, il y a des surprises…). La scène est désacralisée : le clip offre la possibilité de s’en extraire et même d’y tourner le dos. Ainsi, on peut visionner le clip sans s’intéresser une seule seconde aux déhanchés de la belle Izia sur scène, mais plutôt suivre David Boring, le chanteur des NNB à travers la pièce et du côté des back stages. Car c’est bien de ce côté que le spectateur gagne à voir, lieu ô combien sacré car d’ordinaire inatteignable voire inexistant dans le cadre d’un vidéoclip.

Un atout marketing

Au-delà des nouvelles dimensions créatives tout comme de la nouvelle place du spectateur accordées par le clip interactif, il convient toutefois de souligner un constat frappant.
L’interactivité avec le public demande certes un format plus lourd, mais également plus long. Et c’est sur cette question de la longueur d’écoute d’une musique que transparaît tout l’avantage marketing des clips interactifs.
Chez les NNB, le clip à scénarios multiples de Words Hurt se présente comme un jeu de piste pour un spectateur-scénariste qui peut choisir les différents tours de l’histoire (« Triche »/« Ne Triche Pas », « Devient président »/« Vend des cacahuètes » etc.). L’envie d’épuiser toutes les ressources du clip entraîne l’auditeur à passer 10 fois plus de temps avec le tube des NNB dans les oreilles. Impossible d’oublier le morceau, pour son aventure visuelle comme pour sa répétition auditive. L’argument marketing est sans failles, capital sympathie du groupe décuplé et musique retenue : c’est un coup double.
Le dispositif audio-visuel du clip musical arpente donc de nouvelles voies techniques et artistiques pour offrir au public une part d’interactivité. Se voulant plus immédiat que media, il tente ainsi de recréer une ambiance de live propre au concert musical, ou de faire du simple vidéoclip un spectacle audio-visuel largement inspiré du cinéma. En tous les cas, ce nouveau format ne laisse pas indifférent. Le jeu du synthétiseur n’est qu’une mise en abîme du jeu ludique et amusant offert par le clip tout entier.
Zoé CASSARD
BIBLIOGRAPHIE
Articles :

Ouvrage :

  • Lista, Marcella. « L’œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes (1908-1914) ». IHNA. Janvier 2016. ISBN : 2735505456

Liens :

  • Site web Cold War Kids :

http://www.coldwarkids.com/iveseenenough/

CRÉDITS PHOTOS (dans l’ordre)

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