Société

THE DREAM GAP PROJECT : BARBIE, REINE DE L’APPROPRIATION

Janvier 2016. Le groupe Mattel annonce dans le Time Magazine la commercialisation de trois nouvelles silhouettes, « petite », « tall » et « curvy », pour la fameuse figurine de sa marque Barbie. L’objectif :  ne plus ancrer dans l’imaginaire des petites filles un idéal physique inatteignable. Au début du mois d’octobre 2018, dans la continuité de ce changement de positionnement et d’image amorcé par une diversification de ses produits, la marque passe au niveau supérieur en lançant le « Dream Gap project », une initiative mondiale visant à combattre les préjugés sexistes et à apporter aux filles dès le plus jeune âge les ressources nécessaires pour croire en leurs rêves. Initiative tout à fait noble, du moins, à première vue.

La science en renfort

Le Dream Gap, c’est « le fossé qui sépare les filles de leur réel potentiel. A partir de l’âge de 5 ans, les filles cessent de croire qu’elles peuvent être présidentes, scientifiques, astronautes, grands penseurs, ingénieures ou PDG » expose Barbie, par l’intermédiaire de plusieurs fillettes dans le spot «You can be anything » réalisé par l’agence BBDO San Francisco. La marque s’engage à mettre en œuvre des dispositifs variés pour remédier à cette « inégalité du rêve ». Spot de sensibilisation, contenus digitaux inspirants, nouvelles figurines ; jusqu’ici, rien de bien surprenant pour une marque qui a fait le choix de l’engagement.

La grande particularité du projet Dream Gap, au sein de ce repositionnement, est la volonté de créer une corrélation directe et concrète entre le monde fantaisiste qu’induisent les jouets, les imaginaires qui peuvent leurs être associés et la vie réelle, le quotidien et le futur des consommatrices de Barbie. La marque prend la décision de financer un programme de recherche de deux ans en collaboration avec Andrei Cimpian, professeur en psychologie à l’Université de New York et à terme, d’étendre cette coopération à d’autres centres de recherche. Pour la vice-présidente et directrice générale de Barbie, la vocation première du Dream Gap project est « d’exploiter les plates-formes mondiales de Barbie pour sensibiliser la société à la discrimination fondée sur le sexe et inciter les sympathisants des filles à se joindre à nous ».

Gare au gavage

Par ce projet de financement de la recherche, Barbie se positionne en nouvelle ambassadrice de la lutte contre les stéréotypes sexistes… cela résonnerait presque tel un oxymore. Bien que la marque ait mis en place depuis plusieurs années une stratégie de rebranding extrême, la représentation de la Barbie comme figurine longiligne, bien éloignée de la réalité des femmes et de leurs combats actuels, reste encore profondément ancrée dans l’imaginaire collectif et une tentative de changement de perception aussi radicale et même brutale pourrait s’avérer rapidement contre-productive. En souhaitant contrer les sous-entendus sémiotiques véhiculés par l’un de ses produits phares, Mattel sème le doute sur sa légitimité mais surtout sur sa sincérité ; d’autant que la santé économique de Barbie bat de l’aile, ce qui n’est plus un mystère.

L’engagement est un positionnement à utiliser avec précaution et davantage encore quand il tend à devenir, si ce n’est déjà le cas, LA « stratégie » privilégiée par les marques. Spots au pathos sur-travaillé sur fond de musiques prenantes ou émouvantes, images et tons graves, témoignages poignants, storytelling touchants … l’insufflation de questionnements éthiques et sociétaux dans les campagnes de communication n’en finissent plus. Car les marques l’ont bien compris, et peut-être un peu trop : les consommateurs évoluent dans une ère de revendications et de lutte. Depuis l’affaire Harvey Weinstein et le phénomène #MeToo, la bataille féministe revient sur le devant de la scène, plus puissante que jamais, au point de parfois être mise à toutes les sauces et pour n’importe quel prétexte.
En tant que grande tendance du moment, les « récupérations engagées » s’appliquent finalement à toutes formes et à tous les genres de combats. Souvenons-nous de la campagne « Dans les rues », réalisée par Glen Luchford en février 2018 pour la marque Gucci, faisant explicitement écho à mai 68 ; qui, rappelons-le, est une lutte principalement étudiante et ouvrière s’insurgeant contre le capitalisme et le consumérisme. Choix « intriguant » pour une marque qui commercialise des produits pour lesquels il faut débourser un SMIC…

Au-delà du fait que les marques qui font ces choix stratégiques s’exposent à des ambivalences abruptes (leur patrimoine, leur histoire ou leur image ne s’y prêtant pas forcément), le risque sur le long terme serait de discréditer l’essence même de ces luttes, à force d’appropriations mal placées.

Le Dream Gap project de Barbie interpelle nécessairement ; le fossé entre image perçue et image véhiculée semble si abyssal que l’on pourrait presque se demander si l’indignation n’était pas une réaction recherchée. Ou alors, serait-ce une impulsion désespérée, conséquence de l’instinct de survie d’une marque qui se rapproche lentement mais dangereusement du bord du précipice ? Mais prudence, les consommateurs ne sont pas dupes, la parade de l’engagement ne sera pas éternelle.

Elisa Le Breton

Sources :

Crédits photos :

  • Chicago Tribune
  • Life with my little

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