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La révolution numérique est-elle compatible avec le psychisme humain ?

Le droit à la déconnexion a dernièrement ouvert un débat dans la sphère publique : comment réguler les outils numériques de manière efficace ?

La révolution digitale, entamée dans les années 1990 par la création du World Wide Web, entraîne une connexion croissante des individus entre eux et un développement toujours plus rapide de la vitesse de traitement des données. Les smartphones et les ordinateurs se répandent, l’accès à Internet est facile et peu cher ; dans le même temps, les taux de burn-out et de dépression semblent exploser : et si la technologie numérique n’était tout simplement pas adaptée à notre psychisme ?

De l’importance de la déconnexion

Sur les 200.000 personnes interrogées par la CFDT début 2017, 36% déclarent avoir déjà fait un burn-out au cours de leur carrière. Le mal-être psychique au travail est, souvent, une conséquence directe de l’utilisation des outils numériques au travail (mails, messagerie SMS, mais aussi plannings mouvants en ligne, etc).

Pour contrer la connexion excessive des salariés à leur entreprise, la réforme de la loi Travail française, entrée en vigueur en janvier 2017, prévoit que « les entreprises auront le devoir de mettre en place des instruments de régulation de l’outil numérique. Ces mesures viseront à assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et familiale. »

En effet, le smartphone et souvent, l’ordinateur portable, accompagnent de plus en plus les salariés dans tous leurs déplacements. Pratique, quand il s’agit d’un déjeuner professionnel ; plus problématique quand il s’agit pour lui/elle de passer du temps avec ses enfants.

Ces outils installent une astreinte numérique permanente dans la vie des salariés : le brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie privée créé une injonction au travail constante à travers des interruptions numériques très (trop) régulières (comme la réception d’un message par exemple).

L’environnement numérique contraignant dans lequel nous évoluons (notifications qui surgissent à toute heure de la journée, obligation de répondre à tout le monde, tout le temps, impossibilité de se déconnecter) est à la source d’un nouveau mal du siècle, un phénomène psychique inédit : le « stress numérique. »

Comment et pourquoi en est-on arrivé là ?

Les outils numériques, moteurs d’une frénésie moderne ?

Du fait des avancées technologiques, les temps de transport, de communication et de traitement des données ont été incroyablement réduits depuis une vingtaine d’années, et continuent de l’être.

Le philosophe et sociologue H. Rosa, dans son ouvrage Accélération. Pour une critique sociale du temps, fait état d’un paradoxe saisissant. Alors que la technologie est censée nous faire gagner du temps, elle entraîne au contraire une multiplication des tâches à réaliser, et donc moins de temps pour tout faire. Exemple : de l’écriture à la réception d’une lettre postale, il faut compter environ 1 semaine, tandis qu’envoyer un message électronique prend une seconde. Le gain de temps engendré par la technologie est illusoire : le temps qu’une personne réponde à tous les messages reçus (mails, SMS, Facebook, etc), d’autres auxquels elle devra également répondre lui parviennent sans cesse… une sorte de tonneau des Danaïdes moderne.

Le numérique entraîne une augmentation du rythme de travail et, plus globalement, du rythme de vie : la technologie nous pousse en permanence à réaliser plus de choses en moins de temps.

Le serpent se mord la queue : pour aller plus vite dans des tâches qui nous submergent, nous trouvons des solutions à l’aide de nouvelles technologies. Mais il y a fort à parier que ces solutions entraîneront seulement une accumulation supplémentaire de choses à faire…

Selon H. Rosa, un des problèmes centraux de la modernité est la « désynchronisation » entre d’une part, le rythme imposé par la technologie, toujours plus effréné, et d’autre part le temps de réaction et de traitement des informations d’un être humain. Le tempo trop rapide imposé par les nouvelles technologies saturerait ainsi le psychisme humain, qui réagirait naturellement en déclenchant certains symptômes. Cela pourrait expliquer l’augmentation, de nos jours, du nombre de personnes atteintes de troubles psychologiques tels que le burn-out et la dépression (pour ne citer que les plus répandus).

Addiction au numérique et totalitarisme

Si les technologies sont trop rapides pour notre psychisme, pourquoi est-il si difficile de s’en détacher ?

Premièrement, parce que les outils numériques sont partout, et se sont vite rendus indispensables : en entreprise, pour communiquer avec ses collègues, dans la vie de tous les jours, pour parler avec un ami, pour organiser des évènements, pour s’orienter, pour écouter de la musique… H. Rosa parle d’un « totalitarisme de l’accélération » : on ne peut pas lui échapper, elle est omniprésente et il semble presque impossible de la combattre (ceci n’est pas seulement dû à l’essor d’Internet, mais il y participe fortement).

Un autre élément de réponse réside dans le caractère addictif au numérique. Certains neurobiologistes ont démontré une relation entre les mécanismes neurologiques de stress et ceux de l’addiction : le stress induit par le manque de temps permanent pourrait être à l’origine de l’incapacité à se détacher des outils numériques.

De nouvelles dénominations accompagnent certaines pathologies modernes : en 2013, 66% des personnes interrogées dans le cadre d’une étude anglo-saxonne ont déclaré être atteintes de « nomophobie », phobie liée à la peur excessive d’être séparé de son téléphone mobile. La FOMO (Fear Of Missing Out) caractérise quant à elle l‘anxiété sociale créée par la peur constante de manquer un évènement donnant une occasion d’interagir socialement.

L’incapacité de se détacher des outils numériques est ainsi à la source de nombreuses pathologies modernes, dont le burn-out et la dépression pourraient n’être que la partie émergée de l’iceberg.

L’incompatibilité entre outils digitaux et psychisme humain vient donc de l’injonction intériorisée à les utiliser en permanence.

Reconnaitre un droit à la déconnexion dans les entreprises n’est que la première étape d’une intégration saine du digital dans nos sociétés ; au-delà des mesures légales, il est nécessaire —et urgent— de développer un véritable savoir-vivre numérique.

Matéo Parent
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