Le Thigh Gap par Eleonore Péan
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Jacques a dit : Et mon thigh gap, tu l'aimes mon thigh gap ?

 

Le thigh gap, il y a celles qui l’ont… et celles qui le veulent. Véritable raz de marée depuis quelques mois sur les réseaux sociaux, on ne finit pas, sur la toile et ailleurs, de voir s’étaler photos, conseils, exercices minceur, mises en garde, ou encore bashing de la fameuse pratique. Chez les adolescentes, depuis plusieurs mois déjà, il est l’objectif suprême, le saint Graal. Les réseaux sociaux en sont le terrain de jeux privilégié : Facebook, Twitter, Instagram, Tumblr, Pinterest, aucun n’échappe à la vague.

Le thigh gap dans son plus simple appareil

Communément décrit comme l’écart qui sépare le haut des cuisses en position debout (les pieds joints), on pourrait le placer sans céder aux raccourcis comme le descendant glamour de la lignée pro-ana, aux côtés de ses amis #Thinspiration, #Fitspiration ou encore #Ana-mia (comprenez Anorexia-Boulimia). Seulement voilà, derrière ce thigh gap se cachent des techniques qui relèvent, disons le clairement, de la torture. Parce qu’effectivement, manger des cotons imbibés de confiture ou des glaçons pour tromper la satiété, c’est donner une toute autre dimension au mot « originalité » ; pour autant, ça n’en reste pas moins une pratique qui mériterait d’être remise en question, de par sa singulière ressemblance avec les « astuces » des pro-ana. Sur Twitter, @Chiboui a beau dire qu’ « une fille anorexique c’est horriblement moche mais le thigh gap c’est trop beau », le chemin pour y arriver reste le même. On découvre d’ailleurs avec stupéfaction sur le même réseau que certaines continuent d’arborer leur poids en pseudo, tout en martelant des encouragements… dont elles sont les uniques destinataires.

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Les réseaux sociaux, des nids d’épidémies ?

Sur Internet, plus question de se comparer à ses copines ; aujourd’hui sur Tumblr, c’est avec le mannequin le plus en vue du moment que vous entrez en rivalité. Cara Delevigne, Snejana Onopka, autant de comptes Twitter qui ont de quoi faire rêver des ados complexées à l’ère numérique de l’obsession de soi. Difficile alors de ne pas faire le rapprochement entre la publication régulière de ses photos (très) personnelles et l’exhibitionnisme. Non sexuel, peut être, mais un exhibitionnisme de groupe qui ancre un mouvement et imprime sa norme au reste des utilisatrices. Parce que toutes ces photos sont autant de potentiels déclencheurs pour les non initiées. Au début, il y a une photo, un idéal peut-être, une comparaison. Puis un complexe, une humiliation, une adhésion. Une adhésion qui pour certaines se révèle adopter une maladie comme mode de vie, une vie où l’on comptabilise chaque calorie ingérée, où l’on se pèse 10 fois par jour, où l’on s’enferme dans une quête dont le moteur ne tient qu’à un nombre de followers ébahis devants les résultats, mais incapables de vous raisonner. Un programme somme toute assez ahurissant, d’autant qu’il séduit des filles de plus en plus jeunes, n’excédant pas les 11 ou 12 printemps.

Et les réactions de la plèbe dans tout ça ?

Dans les médias, la pratique se retrouve largement décriée par les médecins, qui voient en cette quête de la minceur une porte ouverte à l’anorexie mentale. Ils rappellent d’ailleurs que cet attribut dépend en réalité de la morphologie de chacune – certaines, aussi minces soient elles, ne pourront jamais obtenir le précieux écart ! –
Sur les réseaux sociaux, rien n’y fait : ni les détracteurs, ni les tentatives des plateformes d’interdire certains hashtags ou mots clés, comme #anorexia ou #thinspiration. Un engagement qui mérite pourtant d’être salué, qu’il s’agisse d’une action sociale, ou simplement de la volonté de se protéger de l’image peu valorisante qu’apporte une telle publicité. Malheureusement, ces mesures n’auront su arrêter le phénomène, Internet ayant cette précieuse faculté de donner libre champ aux opprimés sur les forums périphériques, blogs perso, ou autres espaces difficiles à surveiller.
Chez les stars, Robyn Lawley, la célèbre mannequin australienne taille 42, a tiré la sonnette d’alarme cette semaine. Elle monte au créneau alors qu’il y a un peu moins d’un an, une photo d’elle en lingerie s’est retrouvée sur une page Facebook « Pro thigh gap ». Commentaires humiliants, insultes, autant de mots inacceptables qu’elle condamne dans une interview fin octobre 2013. Elle y déclare vouloir « des cuisses plus grosses et musclées […] nous voulons toutes des choses différentes, mais les femmes ont déjà suffisamment de pression pour avoir à subir en plus la pression d’avoir un thigh gap ».

La photo du mannequin publiée sur un site "Pro thigh gap" avait atteint le millier de commentaires.
La photo du mannequin publiée sur un site « Pro thigh gap » avait atteint le millier de commentaires.

Endiguer le phénomène, mais comment ?

Face à la dangerosité d’une telle mode et surtout à la vitrine que constituent les réseaux sociaux pour la diffuser, de quels outils disposons-nous ? En 2008, pour tenter d’enrayer le courant de l’anorexie, le Ministère de la Santé a signé une charte d’engagement volontaire et d’interdiction de l’apologie de l’anorexie sur Internet, sans plus d’effet que la campagne de pub qui avait mis en scène Isabelle Caro (décédée depuis) sous l’objectif d’Oliviero Toscani. Cette campagne de sensibilisation avait suscité un vif débat (publicité retirée de l’espace public à Milan car son affichage coïncidait avec la semaine de la Fashion Week), mais sans notable changement des mentalités.
En 2010, le CNRS s’est intéressé à son tour à l’incidence du réseau social sur l’épidémie des troubles alimentaires, en effectuant une étude sociologique comparative de sujets ana-mia en France et aux Etats Unis, à travers une restitution de leurs réseaux sociaux en ligne et hors ligne, en vue de la conception de campagnes d’information et de politiques d’intervention en matière de santé publique.

Quand on sait qu’en mars 2013, The Lancet a publié une étude prônant la stimulation cérébrale profonde – en d’autres termes, des électrodes dans le cerveau – comme traitement de l’anorexie, on redoute la suite. À mode extrême, solutions extrêmes ?

 
Eléonore Péan
Sources :
L’étude de l’Institut Interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain sur la sociabilité « Ana-Mia »
TheDailyBeast – Interview de Robyn Lawley
La Nouvelle Edition du Grand Journal du 29/10
L’étude parue sur The Lancet, revue scientifique médicale britannique
Photos :
Une – Journald-unerondeastucieuse
Photo Robyn Lawley – The Daily Beast

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