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"Mariés au premier regard", le laboratoire de l'amour

Alors qu’en ce mardi 8 Novembre les électeurs américains se ruaient aux urnes pour élire leur futur chef d’état, les experts de l’émission « Mariés au premier regard », diffusée ce même jour sur M6, s’affairaient pour trouver la moitié de célibataires français.
Sur les écrans de télévision pour la première fois, l’émission regroupait déjà plus de 3 millions de téléspectateurs impatients de savoir si M6 après « L’Amour est dans le pré » réitérerait l’exploit d’unir deux âmes en mal d’amour.
Le principe, quoi qu’osé, est simple. Des scientifiques, à l’aide d’une batterie de tests « scientifiques » établissent la compatibilité de célibataires qui, sur les bases des résultats obtenus, se voient attribuer un candidat du sexe opposé avec lequel ils devront se marier sans jamais l’avoir rencontré. Pour établir un couple, les participants hommes et femmes vont devoir passer par les filets d’un processus de sélection rigoureux : test olfactif pour définir l’odeur de leur futur partenaire, test sonore pour la voix, questions sur le biorythme (car il est impossible d’unir deux personnes n’ayant pas la même horloge biologique…) et enfin un questionnaire à choix multiples afin de mieux cerner les personnalités et les désirs de chacun. Le futur couple né de cet algorithme sentimental se marie puis passe six semaines de probable idylle en lune de miel avant de décider de rompre ou de conserver cette union.
Pour crédibiliser cette expérimentation scientifique de la rencontre amoureuse, M6 a réuni ses petits chimistes de l’amour. L’équipe est constituée de Catherine Solano, sexologue et andrologue (andrologie : spécialité médicale s’occupant de la santé masculine, en particulier pour les problèmes de l’appareil reproducteur masculin et les problèmes urologiques particuliers aux individus mâles ), Pascal de Sutter, docteur en psychologie et enfin Stephane Edouard, sociologue de couple (néologisme désignant un « conseillé de séduction » diplômé de… l’école de la vie).
Ce n’est pas la première fois que la chaine joue aux entremetteurs. En effet, durant onze saisons, la présentatrice de l’émission, Karine Lemarchand avait prouvé ses talents de madame Irma permettant à des agriculteurs français de rencontrer l’amour avec un grand « A ». Mais le traitement de la rencontre dans « Mariés au premier regard » est une innovation majeure dans le domaine de l’audiovisuel.
Alors que Stendhal, des années plus tôt, nous rendait la vision d’une scène de première rencontre passionnée et onirique entre Madame de Rênal et Julien Saurel, M6 nous donne à voir une expérience audiovisuelle froide et sans saveur, tentative illusoire d’une alchimie amoureuse.
La chaine part d’une hypothèse simple : qui se ressemble s’assemble. De là, elle établit son système de sélection pseudo scientifique. M6 met au point un véritable traitement médical audiovisuel du « virus célibat ». Les candidats sont traités comme des patients venant consulter docteur M6 dans l’espoir d’être soignés de l’épidémie de solitude amoureuse qui semble s’abattre depuis quelques années sur la population française. En effet, l’effervescence des applications de rencontre en ligne comme Meetic ou eDarling va dans le sens d’une difficulté croissante des célibataires à trouver l’amour par les voies « conventionnelles » de la rencontre physique. Les conditions plus traditionnelles de formation du couple se redéfinissent et bouleversent l’économie et le traitement audiovisuel de la rencontre. Surfant sur la vague des applications de rencontres organisées comme Tinder ou Happen, l’émission est ironiquement le fruit de ce triste constat de l’échec des rencontres traditionnelles et de la brièveté des unions maritales.
Mais alors que Tinder repose encore plus ou moins sur le principe de l’aléatoire et du hasard, M6 les nie fondamentalement. La première rencontre est cadrée, organisée, orchestrée minutieusement. De l’intimité de la sphère privée elle devient publique et construite à travers le prisme de l’écran. Déjà exploité par la chaine dans « l’Amour est dans le pré », ce système de mise en spectacle de la formation du couple conduit à la création d’un monde des sentiments illusoires. Cette lumière dirigée vers les mécanismes de la construction du couple (découverte des affinités, des odeurs, des goûts) fait office d’un aveu : celui de l’absence assumée de spontanéité de la construction audiovisuelle. Cette révélation brise l’enchantement télévisuel et trahit les intentions piégeuses, déjà largement soupçonnées par les téléspectateurs, de ce média. Le spectateur ne cède plus à la « suspension consentie de l’incrédulité » (Coleridge), et ne s’abandonne pas dans l’illusion de l’émission. Cet échec de l’enchantement se confirme dans la réception désastreuse de l’émission par les autres médias qui se complaisent de ne pas être « dupes » face à cette supercherie outrageante.
Pour le résultat de cette magnifique expérimentation rendez vous ce soir sur M621h.

Céline Jarlaud

Source et crédit photo:
M6 replay
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One thought

  • Heureuse d’avoir lu cet article que je trouve très bien construit.
    J’ai personnellement tenu à regarder un épisode de cette émission pour avoir une forme de légitimité à critiquer ce que je pense être la bêtise contemporaine.
    Hier soir, j’ai assisté au désenchantement, à l’illusion, à la décadence du divertissement audiovisuel d’aujourd’hui. C’est la néantisation des relations humaines. On regarde passivement et on en ressort sans rien. Peut-être simplement avec la déception de voir que les médias puissent exalter l’ignorance des personnes à croire à des « vrais » sentiments qui seraient provoqués, calculés et moqués. Quel beau futur préparé aux très jeunes… Pas besoin de romantisme pour souffrir à l’image imposée d’un amour désacralisé et maitrisable.
    Parez-vous tous, lisez vos livres, nos classiques, qui nous réconcilient sans cesse avec la beauté de la vie et l’impalpable mystère des sentiments. Si tout se calculait, où serait l’excitation ? Protégez-vous de ce dégueulis de superficialité et de gêne, éloignez-vous, boycottez ces machines à audience qui se légitimisent sous couvert de divertissement et d’enquête sociologique. Elle arrive… progressivement, mais sûrement… Elle arrive… L’ère du Rien.

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