La représentation différée des réfugiés de guerre dans les médias : exemple de la Syrie et de l’Ukraine
Si aucun média n’a pu passer à côté de la situation urgente en Ukraine et que l’Europe entière s’est mobilisée pour aider les réfugiés fuyant l’invasion russe, les réactions n’ont pas toujours été si efficaces et bienveillantes envers l’ensemble des réfugiés de guerre. En effet, d’après Matthieu Tardis, responsable du Centre migratoire et citoyennetés de l’Ifri, « On parle des conséquences migratoires des guerres lorsqu’elles sont susceptibles de nous concerner en Europe ». Face à la question d’une représentation différée des réfugiés de guerre dans les médias, l’exemple de la Syrie confronté à celui de l’Ukraine nous semble cohérent.
Une couverture médiatique inégale
Les Européens se sentent davantage concernés par des invasions touchant leur territoire. Néanmoins, il est important de rappeler que la France a joué un rôle important concernant le conflit syrien et qu’elle est donc concernée par ce dernier. Fin 2012, sous le mandat de François Hollande, la France fournit des armes lourdes à l’opposition syrienne avant d’envoyer les premières frappes aériennes françaises en Syrie le 27 septembre 2015, sous l’Opération Chammal. La responsabilité de la France face à un conflit d’une telle importance ne semble pas préoccuper les médias qui n’accordent pas une couverture médiatique à ce sujet aussi importante que celle du conflit ukrainien qui se retrouve au cœur de l’actualité. Cependant, il est plus compliqué pour les journalistes de se rendre en Syrie et donc de couvrir les évènements sur place, notamment à cause des enlèvements qui ont eu lieu ainsi que des autorisations compliquées à obtenir. L’intérêt pour ce conflit se perd donc et les médias finissent par se lasser d’une guerre qui dure trop longtemps. La plupart des informations que nous avons sur le sujet viennent des citoyens reporters et photographes présents à l’intérieur du territoire. L’absence de connaissance concernant la guerre en Syrie pousse les Français à se désintéresser de ce sujet. « Si le conflit est invisible, il n’existe pas » et les journalistes l’ont bien compris. En Ukraine nous pouvons compter sur une forte présence de reporters français envoyés pour couvrir les évènements. En ce sens, l’Ukraine connaît une couverture médiatique plus rapide et plus importante. Dès les premières heures de l’invasion par l’armée russe, des articles ainsi que des lives apparaissaient sur Internet et les médias passaient en édition spéciale. Pour permettre aux auditeurs de suivre en continue l’actualité des évènements, Grégory Philipps va jusqu’à lancer le 7 mars pour Radio France un podcast quotidien « Guerre en Ukraine, le podcast quotidien ». D’autres raisons participent à cette médiatisation inégale. La « loi dumort-kilomètre » veut que « vous ayez beaucoup plus de chances d’entendre parler d’un mort à proximité de chez vous que de 10 000 à plusieurs milliers de kilomètres », comme le souligne François Robinet, membre du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines. Enfin, du point de vue européen, le conflit ukrainien semble être simple à comprendre notamment dû au fait que la Russie représente le mauvais côté « facile » pour la France, contrairement à la Syrie dont l’histoire est moins connue.
Une empathie différée
Les réfugiés ukrainiens sont dépeints comme nos voisins, n’ayant aucune autre solution que de fuir leur pays en guerre contrairement aux Syriens. Comme Philippe Corbé, chef du service politique de BFM TV, l’a souligné « On ne parle pas de Syriens qui fuient des bombardements. On parle ici d’Européens qui partent dans leur voiture, qui ressemblent à nos voitures, et qui prennent la route pour tenter de sauver leur vie, quoi ». Les journalistes n’hésitent donc pas à jouer du pathos quand il s’agit de représenter les Ukrainiens dans les médias. Ils cherchent à appuyer sur la ressemblance d’un mode de vie commun et d’une culture européenne partagée afin de susciter de la compassion chez les Français. D’après Jean-Louis Bourlanges, président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, sur les Ukrainiens : « ce sera sans doute une immigration de grande qualité […]. Ce seront des intellectuels ». Dès le début de l’invasion russe, les médias français, et notamment à travers les réseaux sociaux, se sont emparés de moments de vie mettant en avant le courage des réfugiés ukrainiens ainsi que leur intégration. En effet, Nicolas Delesalle déclare à Paris Match : « Les tweets informatifs sont une mise à distance. J’écris de manière très émotionnelle. Je raconte des histoires humaines, je donne une ambiance, une atmosphère. L’émotion est une information ». De surcroît, les réfugiés eux-mêmes se servent des réseaux sociaux pour mettre en avant leur quotidien, notamment sur Twitter ou bien TikTok, dont @valerisssh sur TikTok qui cumule jusqu’à 48 millions de vues sur ses vidéos documentant ses journées ainsi que la séparation avec sa famille. Néanmoins, il est rare que la question des réfugiés syriens soit abordée sous le prisme de l’affect. En France, les Syriens sont décrits comme des « migrants », servant de statistiques ou bien pour alimenter un débat sur l’immigration. La distance ainsi que l’absence d’identification des Européens aux réfugiés syriens réduit considérablement l’intérêt porté à ces derniers ainsi qu’à leur situation. L’évènement médiatique faisant suscitant une empathie mondiale envers les Syriens ne s’est fait que le 2 septembre 2015, lors de la publication de la photo d’Aylan Kurdi, l’enfant de trois ans retrouvé mort sur une plage de Turquie. Ce n’est qu’en posant un visage sur les réfugiés et en faisant abstraction des chiffres des victimes publiés par les médias que l’opinion publique s’est retrouvée émue. C’est l’incarnation du phénomène migratoire qui rend la migration visible aux yeux des Européens.
Une vision orientaliste
La montée de l’extrême-droite en France, notamment au cours des dernières élections présidentielles, ainsi que l’importance des médias accordée à la question de l’immigration nous prouve que c’est un sujet controversé. En effet, les médias ont tendance à diaboliser l’immigration en France et à la placer sous le signe de l’insécurité et de la violence. Cependant, cette vision diffère selon l’origine des migrants. Les Ukrainiens sont davantage définis comme des « réfugiés » que comme des « migrants », ce dernier étant un terme péjoratif. La différence d’appellation est importante ici. Les termes ont un rôle performatif et en vue de l’importance des médias sur notre société, les mots employés donnent une conception pré-mâchée que nous devrions avoir sur ces questions. Les médias jouent un rôle primordial dans la réception et la compréhension des conflits étrangers et l’association des journalistes arabes et moyen-orientaux dénoncent une couverture « orientaliste, raciste ». Pour Smaïn Laacher, sociologue et professeur de sociologie à Strasbourg, « il est en train de s’installer une hiérarchie dans les migrations, qui risque de rendre l’Europe encore plus hostile aux réfugiés ne venant pas de son continent ».
Eva Salomon
Sources :
Xavier Eutrope (2022, 21 mars). Les 7 facteurs qui favorisent la médiatisation d’un conflit. La Revue des Médias.
Maya Elboudrari (2022, 03 mars). Réfugiés : d’Ukraine ou du Moyen-Orient, un double traitement médiatique et politique ? TV5 Monde.
Jean-Loup Delmas (2022, 1er mars). Guerre en Ukraine : Des « réfugiés ukrainiens » mais des « migrants syriens » … Le conflit va-t-il changer notre regard sur les populations déplacées ? 20 minutes.
Hala Kodmani (2021, mars). Évolution de la couverture médiatique du conflit syrien depuis dix ans. Canal U.
Illustration : © Bilal Berkat