Instagram est-il un tremplin politique? Quand les internautes dénoncent le scandale des Ouïghours
Le 1er octobre 2020, vous ne l’avez sûrement pas raté, Instagram est devenu bleu. Sous l’impulsion d’un eurodéputé français, des dizaines de milliers d’utilisateurs ont montré leur solidarité envers les Ouïghours, une minorité musulmane persécutée et déportée dans l’est de la Chine, dans la province du Xinjiang. Retour sur une manifestation en ligne qui a secoué le monde médiatique et politique.
Cela fait plus d’un an que Raphaël Glücksmann dénonce sur son compte Instagram les atrocités infligées à des millions de Ouïghours « pour ce qu’ils sont » et non pour ce qu’ils font. Il le crie haut et fort : le gouvernement chinois déporte et torture cette minorité depuis plus de deux ans et pourtant, presque aucun média n’en a fait le récit.
Dès septembre 2019, le député fraîchement élu Place Publique développe une stratégie rhétorique sur les réseaux sociaux, en multipliant les publications « choc » à ce sujet, avec, à l’appui, des vidéos de prisonniers, des témoignages d’experts, de rescapés et de proches des victimes.
Jouissant d’une visibilité grandissante, il lance des opérations concrètes de dénonciation de grandes entreprises internationales – comme Nike, Apple ou Volkswagen – qui « mettent en esclavage » les Ouïghours dans leurs usines de production. À la rentrée, il invite ses 24 000 abonnés à mener une semaine de mobilisation afin de « réveiller le monde » et rendre encore plus visible son combat. Au programme : distribution de tract, envois de mails simultanés à l’ambassade de Chine en Europe, opération auprès des maires de France et lancement d’une pétition à destination du président de la République (qui recense aujourd’hui presque 250 000 signatures). C’est le début d’un mouvement de solidarité en France.
Le 1er octobre, jour de la fête nationale chinoise, l’eurodéputé invite tous les utilisateurs d’Instagram a republier le carré bleu, en référence à la couleur du drapeau des Ouïghours. Son invitation reçoit près d’un million de likes et nos fils d’actualité sont submergés d’une vague bleue notifiée du hashtag #FreeUyghurs.
En une journée, près de 100 000 carrés bleus sont republiés ou ajoutés en photo de profil par les instagrameurs, et le hashtag #FreeUyghurs devient le plus relayé sur Twitter. Glücksmann est ainsi le principal porte-parole de la cause sur les réseaux sociaux, à la manière d’un lanceur d’alerte, et fait émerger ce sujet humanitaire au sein de l’opinion publique.
Les réseaux sociaux, nouveaux instigateurs de l’information ?
Raphaël Glücksmann n’avait pourtant pas le « profil type » d’un influenceur. Méconnu du grand public et des réseaux sociaux, il pénètre dans la sphère politique lorsqu’il fonde son mouvement en 2018. Mais peut-être est-ce sa casquette d’essayiste qui convainc, et non son engagement politique ? Les internautes ont-ils davantage été alarmés par la cause qui séduit que par la personne qui la soutenait publiquement ?
Quoi qu’il en soit, l’esthétisme de ses posts, aux formats courts et accrocheurs, ses phrases injonctives, incitant à l’action, et les vidéos chocs qui les accompagnent ont très certainement pesé dans la balance : c’est une stratégie de fast consuming adaptée aux comportements des utilisateurs d’Instagram.
Ce phénomène très actuel répond précisément à la logique de l’agenda setting – ou « mise à l’agenda » en français (M. McCombs et D. Shaw), théorie selon laquelle les médias de masse font émerger au sein de l’opinion publique des sujets précis et les hiérarchisent, en termes d’importance ou d’urgence. La sphère politique est alors obligée de porter son attention sur ces sujets et de les intégrer au sein des politiques publiques.
Dans le cas actuel du #FreeUyghurs, c’est un média au sens large – un réseau social – qui fait remonter ce sujet, jusque-là invisible au sein des débats sociétaux. Plus encore, ce sont les médias traditionnels, au même titre que les politiques, qui sont influencés par les diffusions d’information et de contenu d’un réseau social. On observe donc une mutation des tendances de l’agenda setting au-delà des médias traditionnels dès lors que la mobilisation est née sur un réseau social, ici Instagram.
C’est effectivement à partir de la vague des carrés bleus relayés le 1er octobre qu’on observe un pic de l’intérêt porté à la cause des Ouïghours sur le web :
Une stratégie numérique qui permet des résultats concrets
« Maintenant, ce mouvement doit sortir d’Instagram et des réseaux sociaux. Il doit se concrétiser »: défi réussi pour Glücksmann. La mobilisation des internautes a eu des effets concrets, d’abord sur le traitement médiatique des grands médias de masse. Si l’on effectue une revue de presse rapide, on remarque qu’avant le 25 septembre 2019, soit la date de la première publication de Glücksmann au sujet des Ouïghours sur son compte Instagram privé, Libération est presque le seul journal papier national à évoquer le sujet – et ce, ponctuellement. En revanche, depuis le début de l’année 2020, on constate que les grands groupes de presse, les médias numériques, ainsi que les médias audiovisuels s’emparent largement du sujet, avec des mises à jour plus complètes sur l’état de la situation en Chine plusieurs fois par mois, voire par semaine.
Quelque 83 entreprises ont été dans le viseur de Raphaël Glücksmann pour avoir fait travailler illégalement plus de 80 000 Ouïghours dans leurs usines. Certaines se sont empressés de réagir face au scandale qui les éclaboussait en déclenchant une communication de crise pour ne pas entacher leur image de marque à long terme. Adidas, H&M et Lacoste se sont engagés à ne plus travailler avec des fournisseurs et des sous-traitants impliqués dans l’exploitation des Ouïghours. En revanche, la firme Nike s’y est opposée tandis que Zara a tenté de dissimuler son implication.
Enfin, les dirigeants politiques ont, eux aussi, pris la parole pour évoquer les politiques humaines du gouvernement chinois dans leurs discours. Cet été, certains ministres français disaient déjà « condamner fermement » la situation et le 7 septembre, le président Emmanuel Macron a jugé « inacceptable » cette répression. Londres et Berlin ont également diffusé des déclarations dans ce sens.
En plus des dénonciations publiques, les organismes européens semblent vouloir prendre des mesures concrètes. L’Union européenne a proposé à la Chine d’envoyer des « observateurs indépendants » dans le Xinjiang et le Parlement européen a voté une résolution prévoyant des sanctions ciblées contre les dirigeants et les entreprises qui contribuent aux crimes contre l’humanité.
Au-delà de l’Atlantique, les États-Unis ont opté pour des sanctions économiques et proscrivent les importations de plusieurs biens originaires du Xinjiang. Ils ont également établi une « liste noire », forçant des entreprises comme Amazon à cesser ses collaborations avec des fournisseurs douteux, sous peine de représailles économiques. Raphaël Glücksmann espère qu’une telle liste pourra être adoptée en Europe prochainement.
Cette mobilisation numérique, qui s’est servie d’Instagram comme réel tremplin pour émerger au sein du débat public européen, est sûrement loin d’être terminée. Le gouvernement chinois persiste à nier les accusations et refuse de changer sa politique au Xinjiang. Lorsqu’un utilisateur de Twitter demande à Glücksmann : « Vous allez nous lâcher avec les Ouïghours », la réponse est claire : « Non. ». Affaire à suivre !
Garance Askevis
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Sources :
« The agenda-setting function of mass media« , Maxwell McCombs et Donald Lewis Shaw, 1972
https://www.instagram.com/raphaelglucksmann/?hl=fr
https://arts.konbini.com/instagram/pourquoi-voit-on-beaucoup-de-fonds-bleus-sur-instagram-ce-matin/
https://www.universalis.fr/encyclopedie/agenda-politique-sociologie/
https://www.universalis.fr/encyclopedie/medias-sociologie-des-medias/
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